“Par un jour de la mi-décembre,
en faisant frire des saucisses
pour moi seul, tout à coup
je sentis sous mes doigts
trente ans plus jeunes le volant
d’une automobile,
sur ma joue le vent brûlant
de midi au mois d’août,
ayant auprès de moi pour passager
toi, comme tu étais alors.
A travers les champs de légumes
d’une plaine alluviale
nous foncions dans des nuages de poussière blanche
et des oies s’enfuyaient en poussant des cris
lorsque nous les manquions d’un fil,
nous filions en ligne droite
vers les montagnes s’élevant
progressivement à l’est,
joyeusement sûrs que la nuit
allait apporter de la joie.
Elle le fit. Dans une cuisine dallée
on nous a servi de la truite au gril
et un fromage rance; quelques temps
nous avons causé près du feu,
puis, portant des bougies, grimpé
des marches raides. On fit l’amour
séance tenante, heureux et apaisés,
nous nous sommes endormis vite
au bruit d’une rivière
clapotant dans une gorge.”
SEXTE
Pas besoin de voir ce que fait quelqu’un
pour savoir si telle est sa vocation.
il suffit de regarder ses yeux :
un cuisinier tournant sa sauce, un chirurgien
pratiquant une incision primaire,
un commis complétant un connaissement,
ont la même expression béate.
Ils s’oublient dans une fonction.
Combien il est magnifique,
cet air de l’œil-sur-l’objet.
Pour oublier les déesses apéritives,
déserter les autels terribles
de Rhéa, Aphrodite, Deméter, Diane,
pour prier à leur place Saint Phocas,
Sainte Barbara, San Saturnino,
ou quelque patron que ce soit,
qu’on soit digne de leur mystère,
quel pas prodigieux il a fallu franchir.
Il devrait y avoir des monuments, des odes
aux héros anonymes qui l’ont fait les premiers,
au premier tailleur de silex
qui oublia son dîner,
au premier collectionneur de coquillages
à demeurer célibataire.
Sans eux, où serions-nous ?
Encore sauvages, pas dressés, encore
errant à travers les forêts, sans avoir
une consonne à notre nom,
esclaves de Dame Espèce, dépourvus
de toute idée d’une cité,
et, ce midi, pour cette mort,
il n’y aurait pas d’exécutants.
Horae canonicae, 3, Sexte, I, pp. 150-151
Arrête toutes les horloges, coupe le téléphone,
Jette un os juteux au chien pour qu’il cesse d’aboyer,
Fais taire les pianos et avec un tambour étouffé
Sors le cercueil, fais entrer les pleureuses.
Que les avions tournent en gémissant au-dessus de nos têtes
Griffonnant sur le ciel ce message : Il est Mort,
Noue du crêpe au cou blanc des pigeons,
Donne des gants de coton noir à l’agent de la circulation.
C’était mon Nord, mon Sud, mon Est et Ouest,
Mon travail, mon repos
Mon midi, mon minuit, ma parole, mon chant ;
Je pensais que l’amour durait pour toujours : j’avais tort.
On ne veut plus d’étoiles désormais ; éteins-les toutes ;
Emballe la lue et démonte le soleil,
Vide l’océan et balaie les bois ;
Car rien maintenant ne vaut plus la peine.
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Arrêter les pendules, couper le téléphone,
Empêcher le chien d'aboyer pour l'os que je lui donne.
Faire taire les pianos, et sans roulements de tambours,
Sortir le cercueil avant la fin du jour.
Que les avions qui hurlent au dehors,
Dessinent dans le ciel ces trois mots, Il Est Mort.
Nouer des voiles noirs aux colonnes des édifices,
Ganter de noir les mains des agents de police.
Il était mon Nord, mon Sud, mon Est et mon Ouest,
Ma semaine de travail, mon dimanche de sieste,
Mon midi, mon minuit, ma parole, ma chanson.
Je croyais que l'amour jamais ne finirait, j'avais tort.
Que les étoiles se retirent, qu'on les balaye,
Démonter la lune et le soleil,
Vider l'océan, arracher la forêt,
Car rien de bon ne peut advenir désormais.
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Arrêtez les pendules, coupez le téléphone,
Pourvu qu'il n'aboie point, jetez un os au chien
Etouffez les pianos et qu'un tambour voilé
Au sortir du cercueil, accompagne le deuil.
Que les avions décrivent des cercles en gémissant
Et tracent dans le ciel ces trois mots : il est mort
Nouez un crêpe au cou des oiseaux blancs
Ajoutez des gants noirs aux tenues des agents
C'était mon nord, mon sud, l'orient et l'occident
Mon travail en semaine, mon repos du dimanche
Mon midi, mon minuit, ma parole, mon chant
Je pensais que jamais l'amour ne finirait ; j'avais tort
Etoiles, disparaissez, qu'il n'en reste plus une
Démontez le soleil et remballez la lune
Asséchez l'océan, balayez les forêts
Car rien de bon ne peut advenir désormais.
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Arrêtez les pendules, coupez le téléphone,
Faites taire le chien d’un os gras qu’on lui donne,
Silence les pianos ! Sourdine, les tambours
Pour sortir le cercueil entre tout ces cœurs lourds..
Que les aéroplanes voltigeant au dehors
dessinent ces trois mot : Il Est Mort.
Mettez du crêpe noir aux cous blancs des pigeons,
aux mains des policiers des gants noirs en coton.
Il était mon Nord, mon Sud, mon Est, mon Ouest,
ma semaine affairée, mon dimanche de sieste,
mon midi, mon minuit, mes mots et ma chanson.
Je pensais que l'amour ne finirait jamais : eh bien non.
Plus besoin des étoiles et que, tous, ils s’en aillent
envelopper la lune, démonter le soleil
assécher l'océan, arracher les forêts
car ici rien d’heureux n’adviendra plus jamais.
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Remisez les horloges, coupez le téléphone.
Au chien qui tant aboie, donnez un os qu'il rogne.
Faites taire les pianos ; aux tambours assourdis,
Présentez le cercueil à nos coeurs engourdis.
Laissez dessus nos têtes, les cercles gémissant
Des avions griffonant le message du gisant.
Couvrez de laies de crèpe, les oiseaux si bavards.
Donnez de beaux gants noirs aux agents des boulevards.
Il était tout pour moi : une rose des vents,
Une semaine ouvrée, un repos du dimanche,
Une nuit, un midi, des mots, une mélopée ;
L'amour devait durer, mais je m'étais trompé.
Faites sortir les étoiles, qui nous semblent si vieilles,
Éloignez cette lune, éteignez ce soleil,
Videz les océans et brûlez tous ces bois,
Car rien, plus jamais, ne s'emplira d'émoi.
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une autre : celle de Chris
Arrêtez toutes les montres, coupez les téléphones
Donnez des os aux chiens pour les rendre aphones
Faites taire les pianos qu'au son étouffé d'un tambour
On sorte le cercueil , et les pleureuses autour
Que la fumée des avions trace au dessus de nos têtes
ces mots Il est mort en un message funeste
Un ruban de crêpe aux cous blancs des pigeons
Les policiers gantés noir en cette grande occasion
Il était mon Est , mon Ouest , mon Sud et mon Nord
mes jours de travail et la fin de semaine
Mon Midi, mon Minuit, ma parole, ma rengaine
L'amour devait durer sans fin : j'avais tort
Je ne veux plus d'étoiles, enlevez les unes à unes
Décrochez le soleil et emballez la lune
Asséchez les mers et balayez les forêts
Car plus jamais rien de bon n'arrivera désormais
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une autre : celle de Catherine Charmant
Arrête les pendules, coupe le téléphone,
Pourvu qu’il n’aboie plus, jette un os au chien
Pianos, silence ! Qu’au roulement sourd d'un tambour
On sorte le cercueil, et les proches autour
Que les avions qui vrombissent là-haut en traçant
Des cercles adressent ces trois mots : Il Est Mort
Passe un ruban noir au cou des blanches colombes
Et des gants endeuillés aux mains des policiers
Il était mon Nord, mon Sud, mon Est et mon Ouest,
Ma semaine ouvrée, mon repos du guerrier,
Mon midi, mon minuit, ma parole, mon chant;
Je croyais l’amour éternel: eh bien non.
Plus de place à présent : supprime les étoiles une à une;
Démembre le soleil et embarque la lune,
Assèche les océans, balaie les forêts
Car rien maintenant n’adviendra plus jamais.
Une autre traduction, celle de Véronique Boix, merci à elle ! (juin 2015)
Arrêter les horloges, le téléphone couper.
Empêcher le chien d’aboyer par quelque os à ronger.
Faire taire les pianos, étouffer les tambours
Pour sortir le cercueil, nos sanglots tout autour.
Que les avions qui hurlent au-dessus de nos têtes,
Ecrivent, dans le ciel, ces trois mots : Il n’Est Plus.
Au blanc cou des colombes, nouez en berne un crêpe
Et qu’on voie les agents en gants noirs dans la rue.
Il était mon Nord, mon Sud, mon levant, mon couchant,
Ma semaine de labeur, mon dimanche de paix,
Mon midi, mon minuit, ma parole et mon chant.
Et l’amour invincible : comme je me trompais !
Que m’importent les étoiles à présent : que toutes on les balaye !
Et remballez la lune ! Démontez ce soleil !
Videz les océans, arrachez les forêts !
Car plus rien, plus rien d’heureux ne m’arrivera désormais.
BERCEUSE
Pose ta tête endormie, mon amour,
Tendre, sur mon bras infidèle ;
Le temps et les fièvres consument
La beauté tout individuelle
Des enfants rêveurs, et la tombe
Prouve que l'enfant est fragile :
Mais, dans mes bras, jusqu'à l'aurore,
Que repose la créature
Vivante, mortelle, coupable,
Mais, pour moi, belle entièrement.
Âme ni corps n'ont de limites :
Aux amants, lorsqu'ils gisent sur
Sa pente indulgente, enchantée,
Dans leur pâmoison habituelle,
Vénus envoie un rêve grave
De sympathie surnaturelle,
D'amour, d'espoir universels,
Alors qu'une abstraction éveille
Au cœur des glaciers et des rocs
Le transport charnel de l'ermite.
Certitude, fidélité,
Sur le coup de minuit s'envolent
Comme des battements de cloche
Et des fous à la mode lancent
Leur cri ennuyeux et pédant :
Le moindre centime du prix,
Selon les cartes redoutées,
Sera payé, mais dès ce soir
Pas un soupir, pas une idée,
Pas un baiser ni un regard ne doit être perdu.
Beauté, minuit, vision s'effacent
Que les vents de l'aube, soufflant
Autour de ta tête rêveuse
Révèlent un jour si propice
Que l'œil et le cœur le bénissent,
Satisfaits du monde mortel ;
Que les midis arides te trouvent nourri
Par les forces involontaires,
Que les nuits d'affront te laissent passer,
Veillé par toutes les amours humaines.
Un soir que j’étais sorti…
[…]
« L’amour ne connaît pas de fin.
Je t’aimerai, chère, je t’aimerai
Jusqu’à ce que l’Afrique rejoigne la Chine, Que le fleuve bondisse par-dessus la montagne
Et que les saumons chantent dans la rue,
Je t’aimerai jusqu’à ce que la mer
Repliée soit mise à sécher,
Et qu’au ciel les Pléiades tournent
Avec des clameurs d’oies sauvages.
Les années courront comme des lapins,
Car entre mes bras je serre
La Fleur de tous les Âges
Et le premier amour du monde. »
[…]
P. 42, extrait.