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EAN : 9782070400782
148 pages
Gallimard (05/11/1996)
3.86/5   113 notes
Résumé :
Le haut plateau granitique du Limousin fut l'un des derniers refuges de l'éternité. Des êtres en petit nombre y répétaient le rôle immémorial que leur dictaient le sang, le sol et le rang. Puis le souffle du temps a touché ces hauteurs. Ce grand mouvement a emporté les personnages et changé le décor. On a tâché de fixer les dernières paroles, les gestes désormais perdus de ce monde enfui.
P.B.
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Critiques, Analyses et Avis (18) Voir plus Ajouter une critique
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Je poursuis ma découverte de cet auteur relativement méconnu, Pierre Bergounioux, dont le premier livre « Catherine » m'avait tant charmée. Son écriture notamment, exigeante et ciselée, au charme suranné et élégant, m'avait totalement conquise.

Nous retrouvons des similarités avec ce premier livre. Comme dans « Catherine », le phrasé est tout en circonvolutions, en détours, en détails et précisions toutes proustiennes pour tenter de capter le temps, essayer de l'approcher, de saisir sa relativité, fugacité et éternité, ainsi que ses cycles. Une écriture dense, qui éloigne toute légèreté et impose sa gravité au lecteur. Comme dans « Catherine », Pierre Bergounioux s'intéresse à la vie des petites gens dans ce qu'ils ont d'éternels mettant en valeur leurs gestes, répétés, immémoriaux, des êtres taiseux au caractère façonné par le lieu, le paysage, le climat, le travail, notamment, surtout, paysan. Sa plume dégage une atmosphère d'après-guerre dans le centre de la France campagnarde, une odeur de foin et de sueur, de poussière et de soleil, d'outils en bois patinés par l'usage répété, de rituels et de traditions aussi tenaces que les murs en granit des maisons.
Contrairement à "Catherine" en revanche, la passion amoureuse n'est pas au centre du livre. Au contraire même.

Miette (Marie en patois) est mise à l'honneur. Enfin, pas exactement. le lieu est le premier personnage du récit, ce plateau du Limousin, paysage austère, hostile et imposant, lande crêpelée d'ajoncs et de bruyères, aux creux nourrissant les tourbières, un lieu qui impose sa loi. Sur cette terre âpre, à la toison courte en dehors des cultures et des prairies, mieux vaut être né homme et, si possible, être l'ainé de la fratrie du fait des lois de la succession, à l'époque, dominée par le droit d'ainesse masculin. le rang qu'on occupe dans la famille imprime les traits singuliers que l'on voit sur les visages, rendant benjamin et cadets indécis. En plus du sexe et du rang, l'endroit également donc. le lieu imprègne l'âme.

« Un froid pénétrant sort des bois, monte du sol mouillé de sources. La nuit se redresse, quitte ses retraites. le ciel prend une légère coloration verte et glacée. On perçoit nettement l'écho abyssal du silence. C'est ça que tous avaient dans l'âme, aînés et benjamins, garçons et filles, la terre acide, l'ombre des bois, l'inquiétude du soir et, chez Octavie, une floraison drue d'épines et d'ajoncs ».

Revenons à Miette qui donne au livre son titre. Une femme. Un petit bout de femme parmi d'autres dans cette famille paysanne du Limousin au tout début du 20ème Siècle. Qui raconte ? Je n'ai pas réussi à vraiment saisir son exact lien de parenté mais cette personne habite désormais la maison désertée et utilise à sa guise, notamment dans un but esthétique voire artistique, les vieux outils appartenant autrefois au seul labeur. Dans l'immobilité de ces outils, de ces choses d'antan, qui ont survécu à la destruction des êtres, subsiste en elles l'âme paysanne, l'âme de celles et ceux qui les ont construites, qui les ont utilisées. le narrateur découvre des photos et tente de reconstituer les liens familiaux…Miette qui a eu quatre enfants, Lucie, Baptiste, Octavie et Adrien. Miette, surnom patois qui en dit long cependant sur son statut, sur la façon de la considérer et de considérer les femmes de manière générale à cette époque.

« C'est peut-être pour ça que les filles, alors, on les appelait Marie. le mot contenait sans doute une allusion à la Mère du Sauveur, à ses sainteté et bénignité, mais il ressemblait un peu, aussi, à des vocables comme Truc, Machin, avec son féminin, Machine, et l'acception que prend ce dernier lorsqu'il est commun – machine ».

Miette dont le « non » pourtant ferme le jour du mariage fut balayé par les cris des autres, les oui imposés et tonitruants. On a crié qu'elle avait dit « oui », ce mariage arrangeant les deux familles.
Miette, comme élément représentatif du statut des femmes à cette époque, soit presque rien, guère plus important qu'une poussière, et où on commence à exister un peu au fur et à mesure de l'arrivée des enfants. Miette, petite et invisible, modèle d'abnégation et de reniement de soi comme le souhaite la tradition paysanne qui saura entretenir la propriété lorsque les hommes seront à la guerre et reviendront changés. Miette qui placera tous ses espoirs dans le fils ainé, Baptiste, le successeur légitime à la mort du père, dont elle n'aimera pas la femme Jeanne, instruite et indépendante, sans dot et dont « la richesse n'existait pas en dehors d'elle ».
Miette qui a réussi à s'élever au-dessus de sa condition par son silence et son impassibilité qu'elle a préféré aux plaintes et aux larmes. Par sa force aussi lors des quatre années de guerre, tenant son monde à bout de bras. Mais qui restera simple miette de conscience perdue sur les hauteurs de la campagne limousine.

Ce qui nous parvient des femmes de cette époque est, souvent, « d'informes paquets de linge dans une clarté louche, encombrée de branches peintes, de colonnes et de draperies, de pauvres visages écrasés sous d'informes chapeaux armés de pinces et d'épingles » mais de Miette, sur les photos qu'examine le narrateur jaillit une force d'âme, une détermination, une puissance malgré tout. Et cette force transmise à sa fille Octavie, déterminée dès son plus jeune âge à s'arracher de sa condition, de cette terre, en devenant professeur de mathématiques, voire à rêver de recherche, en allant à Toulouse, puis à Paris et pourquoi pas en Amérique. En vain. L'endroit et les désirs paternels semblent clouer les gens, surtout les femmes, sur place.

« Elle ne découvrira pas l'Amérique ni ne démontrera le théorème de Fermat. Elle est partie pour rien. Elle se tient un peu à l'écart. Elle a un métier. Ses libres calculs lui assurent l'indépendance. Les prétendants se tiennent à distance. Ils ont besoin de quelque chose qui exécute ce qu'ils croient être leur volonté ».

J'ai retrouvé avec délice une plume magnifique, mais, il faut le souligner, exigeante et austère, presque taciturne, à l'image des paysages campagnards du Limousin à l'honneur dans ce livre, sertissant le destin d'une famille dans ce qu'elle a d'immuable et d'implacable avec cependant le vent du changement qui montre ses premiers frémissements, notamment avec l'introduction des machines mettant fin à trois mille ans de fatalité.
Un livre qui parle du temps, osant par moment ne pas suivre son fil linéaire, succession de corps périssable, mais s'élever aux essences des lignées, permettant aux personnages de devenir le lieu même, boucles les réunissant à divers moments de leur devenir.
Un livre qui parle de la condition des femmes.
Le tout d'un oeil photographique de la part de Pierre Bergounioux fixant une lumière en clair-obscur sur ses personnages. Un grand auteur assurément !
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Il m'est difficile de parler de Miette sans le mettre en parallèle avec l'oeuvre de deux autres auteurs limousins.
Il s'agit de "Miette", par Pierre Bergounioux, corrèzien lui aussi, comme Bergounioux, et de "Vies minuscules", par Pierre Michon, qui est creusois.
Apparemment les trois écrivains se connaissent, mais n'appartiennent pas à une "école" ou à un mouvement littéraire plus ou moins provincial, comme l'école dite "de Brive". En tout cas, leur écriture n'a rien de "provincialiste" au sens péjoratif où ce courant est parfois considéré -à tort - en France. En tout cas, si l'on entend par provincialiste une littérature exhaltant le terroir, une France profonde dans laquelle il faudrait chercher des modèles de comportements vertueux, on est loin de ce tableau idyllique dans les trois livres en question. Non que les personnages d'origine paysanne aient des comportements amoraux ou soient corrompus, bien au contraire parfois. Mais il semblerait que le terroir, enferme plus qu'il ne libère, empêche les êtres de se réaliser, de s'épanouir. Il y a bien chez certains, une noblesse de comportement à l'intérieur de leur communauté, mais il y a aussi une résignation à être enchaîné par le lieu où ils sont nés et ont vécu.
Bergounioux est né à Brive. Comme Millet, il est rapidement monté à Paris. Il est prof de lettres modernes en banlieue et sculpteur... Sa pratique professionnelle et ses prises de position le situent à gauche.
Millet gagne sa vie de ses romans et de son travail chez Gallimard. C'est lui qui a conseillé à l'éditeur de publier les Bienveillantes, après avoir lu les 300 premières pages seulement et alors que le futur Goncourt avait été refusé par plusieurs maisons d'édition. Quelqu'un qui a un tel flair de lecteur ne peut pas être totalement nul...... Il est plutôt conservateur, passéiste, voire carrément réac diront certains. Il énerve en effet beaucoup de gens par sa posture de dandy, de dernier Mohican de la belle langue française.
Michon est originaire de la Creuse. Il fut Mao en 68. Il a fait des études à Clermont, a appartenu à une communauté qui rêvait de changer le monde en inventant un théâtre révolutionnaire, avant de sombrer dans l'alcoolisme, puis de se quasi clochardiser, selon ses propres dires. L'une de mes amies l'a connu lorsqu'elle était étudiante à Clermont......... Elle s'en souvient comme d'un garçon torturé, complexé, conscient du manque d'attraction qu'il exerçait sur les femmes......
En tout cas, les trois compères nous parlent d'une d'une époque pas si lointaine et pourtant à jamais révolue, d'un monde paysan ayant subi une rupture qualitative dans ses modes de vie , comme s'il s'agissait d'une "civilisation" disparue en moins de trente ans, englouti par les vagues modernistes des trente glorieuses.. Bergounioux fait remonter ce début de la fin à plus tôt, et le dit admirablement à propos des bouleversements sociaux et économiques qui allaient causer la première guerre mondiale: "C'est 1910. le temps monte des plaines. Il s'insinue dans les vallons, gravit les pentes comme un ruisseau remontant à la source, l'éveillant. Il infiltre l'arène pâle, esquisse les lointains. La guerre précipite son cours...."
Ce qui m'interpelle à la lecture des ces trois écrivains, c'est :
- La proximité du style. La phrase se fait (se veut diront ceux qui n'apprécient pas..) Proustienne. Par ces détours et circonvolutions, cette syntaxe tente de rendre, je crois, l'immobilité ou plutôt le caractère cyclique du temps dans lequel évoluent les personnages, avant que leur société rurale ne soit emportée par le maelstrom linéaire de l'Histoire.
- le fait que les trois auteurs s'intéressent à la vie des petites gens des hauteurs de la Marche et du plateau de Millevaches, scandée par des événements, gestes et attitudes immémoriaux, se dupliquant à l'identique, depuis toujours. Chez bergounioux, pourtant non soupçonnable de sympathie pour des thèses neo-racistes, ls types humains et les faciès semblent être façonnés par le paysage et le climat, dans le granit qui brise le soc des charrues et condamne les êtres à un sort de serf sur leur propre sol.
- le fait que les trois écrivains tentent, à leur manière, de rendre compte de la difficulté qu'ont les êtres nés dans ces "hauts" inhospitaliers, mêmes ceux qui ont fait des études, à s'arracher à la tourbe, au milieu confiné de leur naissance, qui condamne les hommes (et surtout les femmes...) à inscrire leur vie dans le rayon limité du hameau qui les a vus naître, ou à y retourner inexorablement, après leurs aventures, leurs études ou à la fin de leur vie, comme la plupart des personnages principaux, qui ne peuvent s'arracher à leur terre, ne serait-ce que par la pensée. On peut avoir l'impression, en lisant ces oeuvres parallèles, que ces contrées austères, influencent le style de ceux qui les décrivent. Pas d'envolées lyriques à la Pourrat sur les monts du Forez ou la chaîne des Puy ici. Ces sommets lumineux et majestueux , que les protagonistes aperçoivent parfois au loin, sont porteurs, eux, d'un espoir d'échapper au cercle étroit dans lequel s'inscrit leur petite vie. Les plateaux limousins ou creusois, plantés d'alignements sombres et réguliers de résineux destinés à la coupe, semblent induire une vision pessimiste du monde chez les êtres peuplant leurs écrits. (il faudrait dire les ombres, à l'instar de Millet) C'est un peu comme si le même regret nostalgique de huis-clos culturel, de cloaque familial et social étouffant, qui a pourtant opprimé les enfants et adolescents, les jeunes hommes et femmes qu'ils furent, hantait leurs souvenirs, suintait dans les détours méandreux de l'écriture..
Certains personnages arrivent bien à fuir définitvement, mais cette extraction est toujours douloureuse, jamais vraiment bénéfique, ni pour eux, ni pour leur entourage. C'est le caspour la mère du narrateur de Millet, qui fait le malheur de son fils en allant vivre à la ville, en quittant le père et en abandonnant son petit à ses tantes, le lais sant pour toujours ressasser, sa rancoeur d'enfant mal aimé. C'est aussi le cas d' Adrien dans "Miette", qui va travailler à la RATP à Paris pendant quarante ans, mais qui revient finir ses jours au village, abandonné de sa femme, sans enfants. C'est enfin le sort du personnage de la première des nouvelles du recueil de Michon (André Dufourneau), qui part en Afrique, pour devenir quelqu'un, ne plus être un paysan, une ombre parmi d'autres ombres, ou faire fortune (comme Rimbaud, le modèle inaccessible de Michon. Pour l'auteur de Vies minuscules, l'exil n'et pas géographique. Il réside dans l'écriture. de Dufourneau, qui est une sorte de Rimbaud presque illettré, on dit au village qu'il a pu être tué par les noirs dont il exploitait la sueur pour devenir un monsieur. On dirait que les autochtones, en en faisant un bouc émissaire sacrifié symboliquement par la rumeur, est coupable d'avoir déserté le village, d'avoir trahi la communauté en s'éloignant. Il en va de même parfois, pour les écrivains, qui osent partir pour mieux parler ensuite de leur terre natale, pour la peindre sans concession. Comme Rimbaud de sa ville et de son square et de ses bourgeois. On pense aussi à Pierre Jourde qui fut agressé, physiquement lui, et pas seulement symboliquement, caillassé par les gens du village du Puy de Dôme dont il est question dans son livre pays perdu, pour avoir eu la plume trop cruelle à l'égard des habitants du plateau du Cézalier..
- On retrouve la même vision tragique de la destinée chez ces trois romanciers, la même que chez un Duneton, lui aussi corrézien (tiens tiens, un autre !!). Dans ses romans (Le monument par exemple, sur la grande guerre..) et dans des écrits plus biographiques ou pédagogiques, il parle aussi très bien de sa condition d'enfant de paysan qui ne peut, malgré ses succès scolaires, se sentir en harmonie avec les citadins et les bourgeois, tous ceux qui parlaient le français à la maison, qu'il coitoiera ensuite dans sa vie d'adulte, de prof, d'écrivain...
Je me dis d'ailleurs qu'il serait peut-être intéressant d'aller voir du côté de Giraudoux (autre limousin...) pour vérifier si ces thèmes apparaissent chez lui.
Je ne me souviens pas avoir rencontré de telles problématiques chez l'auteur de Siegfried et le limousin, mais il y a si longtemps, et à l'époque, j'étais bête et peu préoccupé de la disparition des modes de vie ruraux.............et de la nostalgie qui pouvait étreindre les "croûlants" à l'idée que leur monde disparaissait........
Enfin et surtout, ces trois auteurs m'émeuvent car j'ai des aïeux creusois, j'ai vécu ces atmosphères d'après-guerre dans la campagne du centre de la France, je connais ces paysages pour les avoir parcouru avec ma famille en allant rendre visite à des parents proches ou éloignés. Quand on a passé ses vacances de toussaint dans la Creuse, dans un hameau perdu du côté d'auzances, dans une ferme glaciale habitée par un oncle veuf et sa soeur aveugle, bigote et radoteuse, on s'identifie facilement aux narrateurs des trois romans qui décrivent ce monde déclinant, en train de disparaître.
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Nous est racontée ici l'histoire de la lignée familiale de Miette et de ses quatre enfants, Miette qui a dit non le jour de son mariage, qui a refusé le mariage arrangé, et qui à force d'abnégation, de renoncement, d'absence à elle-même, de travail acharné pendant les années de guerre, est parvenue à se faire respecter et à dicter sa loi et ses règles à l'ensemble de la famille, à gommer l'image de son mari, ombre de lui-même, dont personne ne parle.
D'autres personnages sont estompés, la soeur aînée, installée à quelques kilomètres, et Adrien, le dernier des enfants, qui a fait le choix de vivre entre parenthèses pendant quarante ans à Paris, avant de revenir finir ses jours dans la maison des ancêtres.
Baptiste est la figure majeure de ce roman. Il est doté par le narrateur, peut-être son gendre, d'une bonne dose d'humanité et de tendresse. C'est un personnage ambigu, dont le rôle a été fixé par le rang qu'il occupe dans la fratrie et par le sexe. Il est dépositaire des biens, des terres, des traditions ancestrales. Il porte le poids de trois mille ans d'enracinement sur ce plateau du Limousin, dont on ne part souvent que pour faire la guerre, trois mille ans pendant lesquels le sens de la vie n'est donné que par le labeur et la lutte pour la survie. La question de l'individualité ne se pose pas. On est là pour faire "des choses", ces choses qui vont asseoir les destinées et qui vont revenir en boucle dans le livre, symbolisant le lien unissant les hommes et les femmes à ce territoire.
Mais Baptiste sait qu'il doit gérer la transition, organiser la sortie de ces milliers d'années de vie paysanne en étant à la charnière entre les temps immémoriaux et l'ère de la modernité. Il sera à la fois, le propriétaire terrien bourru, parlant le patois, qui enrésine les crêtes et les vallons en plantant des centaines de milliers de conifères, et le négociateur en vins de Bordeaux, à l'aise dans les rapports humains, partant pendant des mois dans le Nord et en Belgique.
Et puis, il y a l'autre soeur, Octavie, brillante et revêche mathématicienne, qui, après l'Ecole Normale Supérieure, invitée à poursuivre ses recherches en "Amérique", y renonce après le refus du père pour finalement revenir dans le berceau familial.
Avec une langue somptueuse, plus épurée, mais aussi plus abstraite et moins impétueuse que celle de Catherine, Bergounioux nous invite à partager l'histoire de cette lignée au sortir de la paysannerie, dans une approche croisant sociologie, analyse des relations entre frères et soeurs, hommes et femmes, et observation de vieilles photographies qui révèlent les traces des fantômes, ainsi que la place et le poids des êtres au sein des tribus.

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« Elle s'ingénia, semble-t-il, à durer jusqu'à ce que les quatre qu'elle avait portés, tenus, jadis, auprès d'elle, fussent à nouveau rassemblés. Elle vivait au bourg avec Octavie et aucun de ses trois autres enfants ne se trouvait éloigné d'elle de plus de deux kilomètres. le compte y était, le temps accompli. »

Une photo datée de 1910, représentant Miette et ses quatre enfants, une aïeule de l'auteur, est le fil conducteur de ce sensible et magnifique livre de Pierre Bergounioux. La jeune mère rayonne sur cette photo, elle qui ne voulait pourtant pas du mari et père de sa progéniture, qui lui avait été imposé. Elle n'est pourtant pas une femme faible, au contraire. Quelques années plus tard, alors que son mari a été envoyé à la guerre, elle passera au premier plan pour la gestion et les travaux de sa ferme de Corrèze, aux confins du Cantal, qui comprend aussi des hectares de forêt à valoriser. Malgré l'effroyable bilan de la guerre de 14-18, son mari, Pierre, en revient, en bonne santé physique.

C'est l'aîné de ses deux garçons, Baptiste, qu'elle chargera de poursuivre leurs inlassables travaux de propriétaire. Adrien, le dernier de la fratrie sera plus libre de ses mouvements et de ses inclinations mais finira, comme le précise ma citation, par revenir au nid. Lucie, l'aînée se mariera et vivra tout près toute sa vie. Octavie, professeure et passionnée de mathématiques, reviendra aussi s'installer au village.

Je vous accorde qu'il faut un peu de patience pour démêler les fils de ces liens familiaux, et aussi être sensible au style exigeant de Pierre Bergounioux, ce qui est mon cas. Passé ces conditions, j'ai été une nouvelle fois saisi, et parfois même, pourquoi ne pas le dire, ému par cette incursion dans les territoires de l'auteur.

Si le titre n'avait pas déjà été pris, « Les choses » aurait pu être aussi un titre excellent pour cette enquête familiale. Ce nom revient très souvent au fil du texte : cette famille entière se sera enchaînée à sa propriété, qui est un des sens de « chose » selon le Larousse. Au nom de cela beaucoup de leur ego sera sacrifié. Ce qui semblera normal à ces êtres volontaires, qui semblent habiter ce territoire ingrat depuis des millénaires.
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Un roman assez court (et un auteur) découvert grâce aux ami.e.s babeliotes.

J'ai été absolument subjugué par cette histoire si riche, et tout autant par la façon incomparable de l'écrire.

Certains comparent l'écriture de Bergougnioux à celle de Proust. Pour moi, c'est différent. Certes, on rencontre ici une écriture sinueuse et complexe, et l'emploi de « leitmotivs », mais si chez Proust, celle-ci sert, à mon sens, à traduire la multitude des sensations, impressions, souvenirs, pensées, ici, ce n'est pas cela, je trouve. C'est plutôt une écriture dense qui tresse, qui enserre dans ses mailles, un récit non linéaire, qui se déploie comme par magie devant vous.

Et puis, c'est un récit où le temps est à la fois celui du passé rude et révolu d'un monde paysan où la terre est difficile à cultiver, le haut plateau du Limousin au début du 20 ème siècle, et celui d'une transition inéluctable vers la disparition de cette paysannerie, ou encore vers une autre façon d'entretenir des liens avec la nature.

Et cela nous est raconté par un narrateur dont on ne saura jamais vraiment qui il est (est il l'auteur, est-il marié à l'une des descendantes de la famille? Est il un artiste, un artisan?)

Et c'est l'histoire de Miette, diminutif de Marie, de son mari Pierre, et de ses 4 enfants, qui va se dévoiler progressivement, et j'ai été vraiment fasciné par la façon tout en ellipses, en méandres, dont l'auteur la raconte.
Il y a d'abord Miette, une femme née à la fin du 19ème une femme forte, hors du commun, qui d'abord rebelle à vouloir épouser Pierre, l'agriculteur qu'on lui destine, se résignera, puis se révélera l'autorité incontestable régnant sur le domaine, d'abord lorsque son mari sera engagé dans la première guerre mondiale, mais qui le restera ensuite jusqu'à sa mort.
Et puis, il y a les 4 enfants, Baptiste, Lucie, Octavie, Adrien, aux physiques et personnalités si différents.
Au premier rang Baptiste l'ainé, et son épouse Jeanne, l'institutrice indépendante, solaire et apte au bonheur.
Baptiste, une force de la nature, à l'énergie démesurée, une personnalité attachante, pleine de bonté, aux talents multiples, capable à la fois de s'engager dans un projet titanesque de plantation de centaines de milliers de résineux qui vont modeler le paysage, mais aussi d'être quelques mois par an, représentant en négoce de vins . Baptiste, comme Lucie, sa cadette, à la voie toute tracée, lui dans la poursuite de l'exploitation familiale, elle comme épouse d'un agriculteur voisin. Alors que pour les deux derniers, les chemins de vie seront plus tourmentés, entre la volonté d'émancipation, et le retour contraint ou volontaire aux attaches ou aux chaînes familiales.

Sans grandes démonstrations, avec une certaine froideur qui, je m'imagine peut déconcerter certains, le roman donne à voir, à réfléchir, à ces changements profonds du monde rural, à la place ingrate, infériorisée, des femmes dans le monde paysan de la première moitié du 20ème siècle, aux difficultés de certains enfants à trouver leur place entre famille et monde extérieur, et bien d'autres choses. Et puis, il donne à ressentir d'une manière admirable, la rudesse et la beauté de ces paysages que je ne connais pas, la lande, les grands sapins, la neige, le froid.

Et puis, je me répète, tout cela ne serait rien sans cette écriture exigeante et si belle, dont je m'imagine, bien sûr, qu'elle ne peut pas plaire à tout le monde.
Mais, pour ce qui me concerne, ce roman m'a complètement conquis.
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Citations et extraits (28) Voir plus Ajouter une citation
.../... C’était dans la grande cuisine, le soir du jour de septembre 1978 où Berthe fut enterrée, auprès de son époux, dans la Xaintrie, à cinquante kilomètres de là. Nous étions rentrés et nous commencions à essayer d’admettre qu’elle n’était plus avec nous, que ce serait pareil le lendemain et le surlendemain et après, encore, toujours. Quelqu’un a passé dans le bureau d’où il a rapporté une boîte en carton. Elle contenait, outre quelques images de Berthe appartenant à Jeanne, les photos de ceux qui avaient vécu ici et dont beaucoup avaient disparu. .../...
Ce qui a surgi, une seconde, de la boîte, celle que j’ai vue, assise, dans une robe, sous la lumière d’un autre âge, c’est celle qui se trouvait à côté de moi, dans la clarté vive de septembre alors que ça ne se pouvait pas. C’était maintenant, l’été, encore, et non plus la saison bistre, l’automne roux, arrêté d’où semblent nous regarder ceux qui ont vécu, posé au commencement de ce siècle. .../...
On m’a dit son nom, Miette, qui est un diminutif de Marie, et ce qu’elle était. Le reste, je l’aurais deviné tout seul : non seulement la place qu’elle avait occupée dans la procession des âges, avec trois de ses enfants autour d’elle et le dernier, Adrien, sur ses genoux, qui peut avoir un an et permet de dater la photo – 1910 –, mais de quelle manière, cette place, elle l’avait occupée. J’ai rarement vu femme survivre à cette époque, à ses modes, à son éternel crépuscule. Ce qui nous est parvenu, d’elles, ce sont d’informes paquets de linge dans une clarté louche, encombrée de branches peintes, de
colonnes et de draperies, de pauvres visages écrasés sous d’informes chapeaux armés de pinces et d’épingles. Elle si, tout entière. Elle est belle, singulièrement, mais la beauté aurait succombé au débordement d’étoffes, aux prothèses, à l’oppression qui accablent la moitié de l’humanité d’alors. Ce n’est pas sa longue robe sombre, très simple, ni le fin collier d’or qu’elle porte qui la magnifient, assise, tenant Adrien, avec Lucie, Baptiste et Octavie autour d’elle. C’est le contraire, la force d’âme, la résolution qu’elle a eues, qu’elle incarna qui, littéralement, l’emportent au-delà d’elle-même et l’élèvent dans la grande temporalité.
Elle mourut dans sa quatre-vingt-onzième année, à l’automne précédent le printemps où je vins officiellement et qu’il faisait beau, presque chaud, déjà, sur les hauteurs. J’ai recueilli, au hasard des conversations, des traits épars que l’image d’elle la montrant pour ce qu’elle fut, farouche et glorieuse, fondit en un bloc solide, sans faille, de détermination. Sa présence, pour être moins saillante que celle d’Adrien ou de Baptiste, avec leurs emblèmes respectifs, les assemblages savants, les écrous sur rondelle ou bien les clous, les térébrantes ferrailles, est d’autant plus manifeste qu’elle touche à des domaines nombreux et parfois inattendus. C’est qu’elle a tissé les couvertures de laine empilées dans les armoires que son grand-père avait lancées, comme des vaisseaux, vers l’éternité, rassemblé dans des caisses les débris métalliques, outils rompus, coins brisés, maillons de chaînes, serrures cassées, cercles de barriques, fragments de fonte, pointes, gonds et pentures, anneaux, tubes, éperons, boucles de ceintures, boutons hémi-sphériques des vareuses militaires, casseroles, clés. Elle badigeonnait tous les ans à l’huile de vidange les herses, charrues et cultivateurs qui ne serviraient plus, récupérait le moindre brin de fil, des morceaux d’étoffe pas plus grands
que des rustines avec lesquels elle ravaudait ses chaussons, au point que ceux-ci, m’a-t-on dit, ressemblaient, à la fin, au navire des Argonautes. Sa forme, seule, en attestait l’identité après que toutes les planches de sa coque eurent été progressivement remplacées. Dans un coin du grenier, elle avait serré la quenouille, le rouet, le gros peigne à carder qu’elle utilisa jusqu’à ce que la résiliation du bail de fermage la privât du ballot de laine qu’elle touchait aux termes du contrat. Quand ses yeux ne lui permirent plus les travaux d’aiguille, elle se mit à tresser des paniers avec l’osier d’un saule venu à l’angle du grand pré déclive, celui qui se relève à cent kilomètres de distance pour former les monts du Cantal. Elle en fit en si grand nombre que beaucoup sont restés sans emploi et tombent en poussière, accrochés à des clous. Des boîtes de conserve, près du rouet, contenaient les coiffes d’étain de bouteilles de vin. Je suppose qu’il n’en manquait pas une, qu’on aurait pu calculer, au litre près, la quantité de vin bouché versé entre 1901 qu’elle arriva de Rouffiat, à trois kilomètres, et l’automne de 1970. Les métaux non ferreux, le plomb des vieilles canalisations, le cuivre des robinets sont entreposés, séparément, dans d’autres caisses. Des carreaux, dont la plupart sont cassés, s’appuient contre le mur, près des anciens poêles. La théorie complète des postes de radio s’échelonne sur une étagère emmaillotée de fil de fer, au-dessus du tub en zinc et du berceau de cerisier.
Les habits qu’on portait, pour peu qu’ils fussent encore portables, pendent à des cintres. En dessous, des chaussures racornies sont bourrées de journaux qui parlent du Front Populaire, de Stalingrad et du président Coty. Elle exprimait jusqu’à la dernière goutte l’utilité enclose dans les plus petites bribes. Epluchures et fanes passaient aux lapins, les miettes aux poules qui complétaient comme elles pouvaient cet
ordinaire spartiate. Elle s’entendait à tirer parti des légumes avariés, des fruits gâtés aussi longtemps qu’ils ne l’étaient pas en totalité.
Je suppose que c’est elle ou simplement cela, cette disposition qui, jointe, soudée à d’autres, l’avait faite telle, que j’ai surprise, un jour insolite de fin octobre où j’étais revenu, vite, pour prendre du bois.
Miette, Gallimard,
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Mais l'important ne va pas forcément de pair avec l'agitation, le bruit, ce qui se voit, le temps. C'est parce qu'on tend à les confondre que des tas de gens se montrent beaucoup, parlent d'abondance. Tout l'effet que ça fait, c'est celui d'un rideau dont le vent s'empare ou qu'un enfant agite dans ses jeux. Alors que le silence, quand il est fait des mots amers qu'on a tus, les larmes ravalées, l'absence pratiquée dès le temps qu'on est présent au monde parce qu'on y fut contraint et forcé, c'est le contraire. On en tient compte. On n'agit pas comme on ferait si cela n'avait pas été, n'était plus. C'est pour ça que l'air, la lumière ne sont pas, comme on croit, inhabités, vides mais, parfois, par endroits, vibrants, vivants, chargés de présences éminentes.
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La cuisine ouvrait directement sur l'extérieur dont elle recevait le bois, les légumes et les visiteurs. C'est par là que Baptiste arrivait, au sortir de la forêt, fatigué, farouche, ses chaussures pleines de terre, ses vêtements mouillés, incrustés d'écorce et d'aiguilles. Mais Berthe, la sœur de Jeanne, y passait, vers la fin, ses journées à lire. Jeanne mobilisait la grande table pour la confection des pâtés, des gâteaux et des confitures ainsi que pour les travaux de couture d'une certaine ampleur et Baptiste lui-même s'y reposait, dans une chaise longue, après déjeuner. Bref, c'était un lieu partagé, une portion du dedans où le dehors avait ses entrées.
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Deux éléments, par leur action combinée, ont suffi à imprimer les traits singuliers que l'on voit aux visages : le premier, c'est qu'on était garçon ou fille, qu'on subissait de plein fouet ou par ricochet l'action des choses ; le second, c'est le rang qu'on occupait, l'aînesse et ses fureurs, l'indécision du benjamin, l'air oblique des cadettes, du moins après 1904.
Mais un autre élément, contraire, en tempère l'influence, restreint l'éventail des variations, les confine, toutes, dans la moitié haute et sombre de l'humeur. En fait, c'est le même, celui qui impose à chacun sa place et sa conduite, ses vues, son vouloir, son être et son refus de savoir (sinon il ne voudrait pas, il ne serait plus). C'est l'endroit.
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Mais il en va autrement pour la partie complémentaire de notre être, l'esprit, la flamme, l'âme, le mot n'importe guère, qui peut toujours, quand le corps a cédé, persister dans son non. Pierre a dû être édifié très vite. Ça s'est fait, si cela se fit, sans phrases. Ça a dû tenir dans un regard, le premier que les nouveaux époux aient échangé, sur la place couverte de givre ou baignée de soleil. Ce que le gars un peu rond, aux cheveux ras, a lu dans le regard de Miette, c'est, proprement leur destinée, l'empire que certaines choses comme la vieille terre, les vieilles peines, l'or inaltérable conféraient sur certaines autres d'une essence plus subtile, comme la grâce et le feu, la volonté, la beauté. Et le non que celles-ci, même vaincues, même vendues opposeront d'emblée et jusqu'au bout à celles-là.
Que l'époux, un peu plus tard, ait vu le borgne passer sur la route, sa jeune femme au désespoir ou qu'on le lui ait raconté, c'est sans importance. Il savait.
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Cette semaine, Augustin Trapenard est allé à la rencontre de Pierre Bergounioux à l'occasion de la sortie en poche de son livre "Le Matin des origines" aux éditions Verdier. Ce merveilleux ouvrage célèbre l'ancrage profond dans ses racines, dans les terres du Quercy entre Lot et Corrèze, où l'auteur a grandi, dans la chaleur de la maison rose et au sein des paysages qui ont façonné son être. Ces souvenirs, imprégnés dans sa mémoire, représentent une part essentielle de son identité qui demeure là-bas. À travers ces pages, Pierre Bergounioux évoque avec justesse le lien puissant que la terre tisse avec nos souvenirs et nos émotions, révélant ainsi le pouvoir des lieux familiers pour donner du sens à notre passé et à nos moments les plus heureux. Il était donc évident qu'Augustin Trapenard se déplace au coeur de cette histoire, sur les contreforts du plateau des Millevaches, dans sa maison de Corrèze pour un retour aux origines de la vie et de l'écriture.
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