Alors que son mari vient d'être retrouvé assassiné dans son bureau, la réaction de Natalia peut laisser songeur. En effet, dans son journal, la jeune femme se plaint des tracas que lui causent ce décès inopiné, sans manifester aucun regret ni pitié pour le défunt. Elle est bien décidée à profiter de sa toute nouvelle liberté, et se joue sans scrupule de ses deux amants, Modeste, un ténébreux artiste et Volodia, un jeune éphèbe qu'elle modèle à sa guise. A la fois muse et Pygmalion, Natalia n'est jamais femme objet, elle utilise les autres à sa guide et mène son petit monde comme une marionnettiste. Entre perversion narcissique et féminisme affirmée son ardeur glaciale et son goût du mensonge s'expriment avec une assurance folle dans ce petit roman russe paru en 1910, et toujours d'une déconcertante actualité.
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I
15 septembre
Voilà un événement tout à fait inattendu. On a trouvé mon mari assassiné dans son bureau. Le meurtrier, non identifié, a fracassé le crâne de Victor avec l'haltère de gymnastique qui se trouvait d'habitude sur l'étagère. L'arme ensanglantée traîne encore sur le sol. Les tiroirs du bureau ont été forcés. Lorsqu'on l'a découvert, son corps était encore chaud. Le meurtre a été commis au petit matin.
Il règne chez nous une fébrile effervescence. Lidotchka arpente la maison en sanglotant. La bonne court en tout sens et ne laisse personne faire quoi que ce soit. Les domestiques trouvent le temps long, à force de rester silencieux. Mais quand j'ai demandé du café, on m'a regardé comme si je venais de blasphémer. Mon Dieu ! Que de jours pénibles en perspective !
On vient de me dire que la police est arrivée.
Mais il est tout de même effrayant de voir à quel point il m'importe peu de savoir qui a tué mon mari. Victor a disparu de mon âme sans y laisser aucune trace, comme si on avait soigneusement effacé d'une ardoise, avec une éponge humide, ce qui y avait été écrit quelque temps. Parfois, lorsque je suis plongée dans mes pensées, j'oublie complétement que j'ai vécu presque six ans avec mon mari, que nous avons eu un enfant, que nous sommes allés plusieurs fois à l'étranger tous les deux, et qu'enfin la majorité de mes souvenirs sont étroitement liés à Victor. Il est vrai que je ne l'aimais pas, mais tout de même, quel homme inconsistant il fut, pour que je l'ai extrait si aisément à la fois de mon présent, des mes souvenirs et de mes projets d'avenir ! Au reste, cette inconsistance était pour moi, de son vivant, une vraie bénédiction ! (p. 34)