La conscience des mots

La tension brutale et pleine d'horreur dans laquelle nous vivons, et dont aucun des orages que nous avons appelé n'a pu nous délivrer, s'est emparée de toutes les sphères, même de la sphère plus libre et plus pure de l'étonnement. Et notre temps, s'il fallait le résumer très brièvement pourrait être désigné comme le temps où on peu s'étonner des choses les plus opposées : de l'effet millénaire d'un livre par exemple, et, simultanément, du fait que tous les livres n'agissent pas plus longtemps encore. (...) L'étonnement "fut" sans doute une fois ce miroir dont il est volontiers question, qui produisait les phénomènes sur une surface plus plane et plus calme. Aujourd'hui ce miroir est brisé; et les éclats de l'étonnement sont devenus petits. Mais dans l'éclat le plus petit même, nul phénomène ne se reflète plus seul; impitoyablement, il entraîne son opposé; quoi que tu voies, et si peu que tu voies, cela s'annule à nouveau du simple fait que tu voies.
Aussi n'attendrons-nous pas qu'il en aille du poète, si nous essayons de le capturer dans le miroir, autrement que des cailloux tourmentés du quotidien. Absolument d'emblée nous nous opposons à cette erreur (...), que le grand poète serait au-dessus de son temps. Nul n'est, de lui-même, au-dessus de son temps. Ceux qui sont au-dessus ne sont absolument pas là. Ils peuvent être dans la Grèce antique ou chez certains Barbares. Grand bien leur fasse; il faut beaucoup d'aveuglement pour être aussi loin; et on ne saurait dénier à personne le droit de se barricader dans tous ses sens. Seulement, quelqu'un de la sorte n'est pas au-dessus de nous; il est au-dessus de la somme de souvenirs - la Grèce antique par exemple - que nous portons en nous; un historien expérimental des civilisations, pour ainsi dire, qui expérimente ingénieusement sur lui ce qui doit correspondre à son intellection assurée. Celui qui se croit au-dessus de tout est encore plus impuissant que le physicien expérimental qui, s'il s'applique dans un champ partiel de sa science, conserve toutefois toujours la possibilité de contrôler. Celui qui se croit au-dessus s'avance avec une prétention plus que scientifique, quasi culturelle; pas même fondateur d'une secte (...) mais prêtre pour lui tout seul;
Le vrai poète toutefois, tel que nous l'entendons, est voué à son temps, son serf corps et âme, son valet le plus vil. Il est attaché à lui par une chaîne, courte et infrangible (...) si cela n'avait pas un relent ridicule je dirais simplement : il est le chien de son temps. Il vadrouille dans ses fondements, s'arrêtant ici et là, arbitrairement, semble-t-il, infatigable pourtant(...) la deuxième qualité qu'il faut aujourd'hui réclamer du poète représentatif est la volonté sérieuse de résumer son temps; une passion d'universalité qu'aucune tâche de détail ne puisse rebuter, qui ne fasse abstraction de rien et ne se facilite en rien les choses.
De cette universalité, Broch s'est lui-même occupé à fond et souvent. Plus encore : on peut dire que sa volonté poétique s'est, en fait, allumée dans cette exigence d'universalité. Initialement, et de longues années durant, en tant que philosophe rigoureux, il ne se permit pas de prendre ce qu'un poète accomplit, particulièrement au sérieux. Il y avait lui semblait-il, trop d'isolement, du travail fragmentaire, d'arrière garde; (...) le poétique a pris peu a peu le dessus chez lui.(...)
La troisième exigence qu'on aurait à poser au poète serait (...) qu'il se dresse contre son temps (...) tout entier, et non pas simplement contre ceci ou cela; contre l'image compréhensive et unitaire qu'il est le seul à en avoir; (...) sa contradiction doit se faire entendre et prendre forme; il ne faut pas se figer ou se résigner au silence (...) aucun lait (...) ne doit apaiser sa contradiction ni le bercer ni l'endormir. S'il est oublieux de sa contradiction , alors il devient renégat
(...) C'est une exigence cruelle et radicale;(...) parce qu'elle contredit si fortement ce qui précède. Car le poète n'est aucunement héros qui aurait à maîtriser et à faire plier son temps.

Les ennemis de l'humanité ont rapidement gagné en puissance; ils sont arrivés très près de leur but final, la destruction de la Terre; il est devenu impossible de faire abstraction d'eux, pour se cantonner dans la seule considération de modèles intellectuels qui nous signifieraient encore quelque chose. Ces modèles sont aussi devenus plus rares; nombre de ceux qui pouvaient suffire à des époques antérieure n'ont, par eux-mêmes, pas assez de contenu, et ce qu'ils saisissent est insuffisant pour pouvoir encore nous servir. Il est d'autant plus important, alors, de parler de ceux qui ont aussi résisté à notre époque monstrueuse.
Mais dégager des modèles et des contre-modèles, à supposer qu'on y parvînt, cela ne suffirait pas. Il n'est pas superflu, je crois, de parler aussi pour soi, témoin -parmi tant d'autres- de ce temps, et de rapporter la façon qu'on eut de s'en défendre. ET ce n'est peut-être pas chose privée seulement, de montrer comment quelqu'un, aujourd'hui, accède à un roman dans la mesure où son intention, en l'occurrence, était de faire réellement face à son temps; ou comment il aménage un journal intime, pour ne pas être, dans ce temps, intellectuellement broyé.