Dans l'histoire littéraire «
La Vie devant soi », roman écrit par le mystérieux
Emile Ajar, se présente comme un gag hénaurme, une supercherie XXL, une entourloupe de première, un pied de nez (pour ne pas dire un bras d'honneur) aux institutions, bref une mystification telle qu'on n'en avait pas vue depuis les « Chansons de Bilitis » de
Pierre Louys (et encore, ce recueil de poèmes soi-disant traduits d'une poétesse grecque antique contemporaine de
Sappho, ça faut le souligner, n'a jamais été primé). Bref
Emile Ajar, qui reçut pour ce roman le Prix Goncourt, n'existait pas, il était le double de
Romain Gary qui en fit l'aveu à sa mort en 1980. le plus drôle c'est qu'il avait déjà reçu le même prix en 1956 pour «
Les Racines du ciel ».
Dans cette histoire, rien n'est bien clair, faut-il admirer ou dénoncer la supercherie ? Faut-il plaindre ou blâmer les académiciens Goncourt trompés dans cette histoire ? Peu importe après tout. En remettant le prix malgré les incertitudes concernant son auteur, ils se sont dédouanés en déclarant récompenser « une oeuvre », et non pas « un auteur ». Pourtant l'auteur
Emile Ajar existe, il a laissé quatre romans, dont un chef-d'oeuvre («
La Vie devant soi » – 1975), et trois romans honorables («
Gros câlin » - 1974, «
Pseudo » - 1976, et surtout «
L'Angoisse du roi Salomon » - 1979).
Et à coup sûr «
La Vie devant soi » méritait d'être primée, ou à tout le moins d'être célébrée comme un grand livre du XXème siècle.
C'est l'histoire de Madame Rosa, une vieille dame juive, rescapée d'Auschwitz, ancienne prostituée, grosse, laide et malade, qui s'est donné la tâche de recueillir les enfants de ses ex-consoeurs, pour les soustraire à l'Assistance publique ou aux souteneurs indélicats. C'est ainsi qu'elle fait la connaissance de Momo (il a dix ans mais s'en donne quatorze), un enfant de cette « putain dont tu rigoles, parole, parole » comme chantait Brassens. Entre ces deux êtres bousculés par la vie, une relation intense va se former, jusqu'à les fusionner, une relation mère-fils encore plus vraie que s'ils l'avaient été vraiment. Une piété filiale exemplaire, comme quoi les classe de la société n'ont rien à voir dans les sentiments.
Emile Ajar nous donne ici un magnifique portrait de femme, à travers celui de Madame Rosa (inoubliable
Simone Signoret au cinéma, et immense
Myriam Boyer au théâtre). Les ravages de la vie – terribles en ce qui la concerne – n'altèrent pas la beauté d'une âme, ni dans l'amour général qu'elle met dans son sacerdoce auprès des enfants de prostituées, ni dans l'amour particulier, pas exclusif mais intense et profond, qu'elle voue à Momo.
Ne pas oublier non plus le portrait de Momo : criant de vérité, vibrant d'un amour éperdu pour cette mère-grand-mère d'adoption, à laquelle il s'accroche.
Emile Ajar (
Romain Gary) dresse un tableau d'un réalisme parfait, décrivant la misère de ces quartiers plus ou moins déshérités, et surtout le quotidien de ces personnages tout à fait réels, à aucun moment on ne pense à des personnages inventés. La grande force de l'auteur est de nous faire partager une intense émotion, tant il arrive à nous insuffler une empathie complète avec la vieille dame et le petit garçon.
«
La vie devant soi » : le titre est explicite : elle est double, la vie : celle que Madame Rosa a devant elle est courte, à brève échéance, et aussi triste devant que derrière. Celle de Momo est un boulevard qui s'ouvre devant lui. de quoi sera-t-il fait ? Un point commun les relie, ces deux « vies devant soi » : l'amour.
«
La vie devant soi » est une leçon de vie. de vie et d'amour.