L'
Eldorado, c'est ce mirage, cette illusion d'une terre de réussite, de richesse facile où les mérites du travail et des valeurs humaines seraient enfin récompensés, aujourd'hui l'Europe pour les Africains, les Arabes, les Afghans… Cette illusion, les candidats à la migration ne veulent pas la crever et sont ainsi les proies consentantes d'un trafic humain consternant. En Europe comme dans les autres pays riches, les inégalités croissent, la majorité des migrants vivent dans le mépris de la population locale et dans la misère. Au bled, comme on dit, on maintient que ceux qui échouent sont des paresseux, des ratés, et les migrants qui ne réussissent pas n'osent même plus rentrer au pays (sans quantités de cadeaux et de marques extérieures d'enrichissement). On songera par exemple au film Salut cousin de
Merzak Allouache (1996) où Mok mentait tant qu'il pouvait à sa famille à propos de sa situation, attirant ainsi la venue de son cousin joué par
Gad Elmaleh.
Mais comment retirer l'espoir de populations qui n'ont que l'imaginaire de l'ailleurs pour respirer ? Cette absurdité du rêve illusoire contamine l'Europe et ses gardiens, contraints à jouer un double jeu, sauver les bateaux de réfugiés puis traiter les immigrés clandestins comme des criminels. D'où ce dilemme insoluble et cette situation inacceptable pour le commandant Piracci qui a ouvert les yeux : continuer à sauver les migrants, et donc participer à leur traitement inhumain par les institutions, à leur exploitation par le monde du travail, à la xénophobie européenne grimpante, à la perpétuation de l'illusion, ou bien ne plus participer à cette absurdité, les laisser mourir affreusement en mer, victimes des charlatans inhumains qui s'enrichissent en les abandonnant, et laisser le poste à un autre commandant ou bien organiser une trahison de sa société et devenir l'échelon final du trafic…
Plus que sur les détails réalistes, l'auteur s'intéresse à la vie intérieure, aux choix blessants, aux symboles et liaisons intimes qu'établissent les personnages dans leur monde intérieur. Il est surprenant de voir que le récit est si prenant alors qu'il ne comporte pas vraiment de tension dramatique, pas d'histoire d'amour, peu de suspens et d'action… On suit alternativement le commandant, puis Souleiman, à travers différent épisodes de leur vie, épisodes qui tracent le parcours du migrant (dernière journée, adieux, première trahison, liens humains et petites trahisons dans le voyage, descente dans l'estime de soi, prière…) et celui inverse de l'Européen (rencontre de la douleur de l'immigré, aide, culpabilité, révolte, rejet de soi, admiration pour le migrant, attirance pour le nomadisme, rencontre des passeurs…). C'est ce second trajet qui donne une couleur spéciale au roman, celui d'une interrogation existentielle sur le sens de cette civilisation qui exploite les pays pauvres pour créer de la richesse (processus en cours depuis l'esclavagisme, puis le colonialisme puis la mondialisation) et se barricade ensuite mais finira débordée par la hausse toujours plus grande des mécontents venant frapper aux portes pour obtenir leur droit à une part d'
Eldorado. Interrogation sur cette attirance irrésistible pour l'énergie et la force de vie des migrants. Sur cette curieuse attraction nouvelle, "bobo", envers le monde traditionnel d'où sont issus les migrants, monde qu'on leur détruit, la vie simple en accord avec la nature qu'ils menaient encore hier, le mode de vie nomade...
Étrange tragédie-balai des pauvres qui rêvent la vie de luxe promise et ne voudraient pour rien au monde s'en détourner, et des déçus du monde occidental qui regardent avec nostalgie vers les pays qu'ils ont détruit et méprisés.
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