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Lily Denis (Traducteur)
EAN : 9782070370733
Gallimard (02/01/1979)
3.8/5   43 notes
Résumé :
Il s'agit du plus extraordinaire roman historique qui se puisse lire. Le héros en est Alexandre Griboïedov, diplomate, certes, mais aussi poète, la seconde figure du romantisme russe à côté de Pouchkine.
Moscou, Pétersbourg, les routes du Sud, Tiflis, Tabriz, Téhéran..., c'est l'histoire de cet homme, ses amours, ses aventures, ses moments d'indifférence, ses témérités, son audace : un fantastique défilé d'êtres humains, la haute société, les gens de lettres... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (10) Voir plus Ajouter une critique
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Pour reprendre l'expression d'une amie du coin : nous avons affaire ici à un roman historique « haut de gamme », doublé d'une biographie d'un écrivain, sur fond de travail ethnographique orient/occident — oui, souvenez-vous… les russes… le cul entre deux continents… entre apollinien et dionysiaque… — le tout magiquement mené par d'étonnantes dispositions littéraires, difficiles à résumer, sorte d'équilibre parfait dont la portée ne se fait sentir jusqu'au moment où le lecteur réalise qu'il plane sur la trois-centième page sans avoir usé beaucoup d'oxygène…

Son sujet en est l'écrivain Alexandre Griboïedov, auteur du « Malheur d'avoir trop d'esprit », sûrement l'une des comédies les plus emblématique du 19ème siècle, non publiée de son vivant, mais que chacun avait lu sous son manteau, à l'époque où s'échanger des répliques rendait complice pour quelques instants cochers et conseillers de collège, où la littérature avait encore un véritable pouvoir, la censure en apparence.

Diplomate, envoyé dans le Caucase et en Perse en tant que ministre plénipotentiaire, ou « Vazir-Moukhtar », titre marqué pour une fin bien annoncée, même si sa mort n'en clôture pas le roman.

« Le Griboïed », comme le répète son contemporain Pouchkine, est une personnalité fort complexe, dont ce livre se garderait bien d'en faire un véritable portrait ; on tourne autour de lui, alternant les distances, sans que jamais la mise au point ne révèle un trait bien marqué, tout en nous le montrant sous ses atours les plus familiers ; un joli paradoxe, lui-même difficile à circonscrire, faisant de cette biographie un modèle du genre.

Variations, on en trouve aussi dans le ton.
La comédie est assurée par l'éternel personnage du serviteur, Sachka, frère de coeur ou de sang, dont les frasques brutales ponctuent facétieusement les chapitres, appelant un jumelage avec Mash Ghassem, le valet mythomane et bravache de « Mon Oncle Napoléon », chef-d'oeuvre burlesque de la littérature iranienne, alors que tous les chemins mènent à Téhéran.

L'unité de construction en est la phrase courte, à la limite de l'aphorisme, laissant quelques clairières de descriptions plus classiques ponctuer cette partition menée allegro-presto.
Mais Tynianov ne semble jamais gesticuler, ou d'user de quelques artifices pour nous maintenir en haleine. Tout coulisse simplement.

On pourra approfondir le sujet à l'envie, s'intéresser aux proto-révolutionnaires « décabristes », ou à ce « Grand Jeu » — opposition géostratégique entre les Anglais et la Russie, l'Asie Centrale comme arène — jamais vraiment terminé…
Ou plus simplement lire le Griboïed… pourquoi pas en Pléiade, le réunissant justement avec les oeuvres de Pouchkine et de Lermontov…

Parlons donc de ce chef-d'oeuvre, relativement oublié, à propos duquel Aragon ne s'était pas trompé ( « J'aurais voulu avoir écrit ce livre... » ), en signant une sobre et efficace préface pour un texte récemment re-publié chez Folio, toujours dans la traduction experte de Lily Denis, lui qui était resté dans son écrin vieillot dès sa sortie poche en 1978, affublé d'une méchante illustration, loin d'inciter à découvrir ce merveilleux roman historique.
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Iouri Tynianov nous donne avec ce gros volume un très intéressant éclairage sur la dernière année de vie du poète et diplomate Alexandre Griboïedov. Nous sommes donc à cheval sur les années 1828 et 1829.

Sujet très intéressant car nous évoluons au confluent de la littérature, de l'histoire et de la géopolitique. L'auteur a le talent de faire revivre des époques, des préoccupations et des moeurs révolues.

En qualité de diplomate, Griboïedov a passé plusieurs années en Perse (Iran actuel) et dans le Caucase, notamment en Géorgie. Lorsque le roman historique commence, Alexandre Griboïedov est de retour en Russie, tout auréolé d'un traité avantageux pour son pays dont il est le principal artisan de la signature.

L'auteur nous fait vivre le décalage que vit Griboïedov entre la vie âpre et la poussière des contrées du sud et le tourbillon mondain, cette immense mascarade en uniforme brillant que représente la vie de la haute aristocratie tant moscovite que pétersbourgeoise.

Tynianov s'appuie en cela sur de nombreuses sources historiques mais aussi et je dirais peut-être — surtout — sur la pièce que nous a légué Griboïedov, la seule pièce qu'il ait eu le temps d'écrire avant sa mort prématurée, du Malheur D'Avoir Trop D'Esprit, qui traite justement de l'amertume du retour.

Iouri Tynianov nous fait parfaitement sentir ce mélange de sourire et de haine qui anime ceux qui, dans le proche entourage du tzar, accueillent le diplomate victorieux. En effet, voici quelqu'un qu'il faut récompenser, qu'il faut honorer pour sa belle réussite inespérée dans la signature d'un traité très avantageux pour la Russie impériale. Mais dans le même temps, voici quelqu'un qui va prendre du galon, donc devenir gênant, donc qui risque de prendre la place de ceux qui l'accueillent, et donc, quelqu'un qu'il faut salir et à qui il faut nuire absolument.

D'ailleurs, le tzar lui-même n'a pas oublié (et auquel cas, il se trouverait toujours quelqu'un pour le lui rappeler) qu'Alexandre Griboïedov était très lié à beaucoup de ceux qui en décembre 1825 ont fomenté la tentative de coup d'état contre l'autorité du tzar afin de lui faire accepter une constitution.

En somme, il faut donc récompenser Griboïedov, sans le récompenser. On le nomme donc ministre plénipotentiaire (wouah ! pas mal ! se dit-il) en Perse (hooww, c'est nul ! se dit-il). Car il faut savoir que les relations avec la Perse sont plus que tendues et que nos amis les Anglais font tout ce qui est en leur pouvoir pour pourrir encore l'ambiance car eux sont implantés sur l'autre frontière persane avec leur colonie d'Inde.

C'est donc en traînant les pieds, presque à reculons, que Griboïedov se rend en Perse, allongeant au passage démesurément son séjour à Tbilissi où il se sent mieux et où il épouse Nina.

La situation est tendue en Perse parce que le traité signé en 1828 prévoit que le Shah verse de fortes sommes d'argent à la Russie, tendue aussi parce que cette dernière montre clairement à la vieille monarchie du Shah combien la Perse et faible est démunie face au grand frère russe.

Il est alors d'autant plus aisé pour les Anglais, en sous-main, de faire sentir l'iniquité du traité et la dangerosité d'une confiance aveugle accordée à la Russie, lancée dans une politique d'expansion, hier en Perse, aujourd'hui face aux Ottomans et qui s'arrêtera Dieu sait où. (Alors que les Anglais, eux, pas du tout, vu qu'ils avaient un tout petit riquiqui empire colonial à l'époque !) Mais bon, voilà, c'est ça la diplomatie, chacun tire la couverture à soi en faisant croire que le méchant c'est l'autre.

En persan, " ministre plénipotentiaire " se disait " Vazir-Moukhtar ". Voici donc élucidé le titre assez scabreux de l'ouvrage. Je vous laisse découvrir les raisons précises de la mort du Vazir-Moukhtar, raisons d'ailleurs tout à fait connues et accessibles car historiques. Cette mort n'est d'ailleurs sans doute pas étrangère à la création quelques années plus tard du babisme en Iran.

On peut dire que Iouri Tynianov réussit l'exercice de faire connaître et de réhabiliter un poète russe, contemporain et ami de Pouchkine, assez peu connu en France, tout en apportant un important éclairage tant sur la vie aristocratique russe des années 1820-30 (post campagne napoléonienne de Russie avec une Moscou reconstruite) que sur la vie encore bien moins connue de la Géorgie et de l'Iran d'alors.

Il y a un vrai effort documentaire et, plus que tout, un effort pour rendre vivant et crédible « l'esprit » d'alors. En somme, un très bon livre, intéressant et dépaysant, que je n'élève pas au rang de mes chef-d'oeuvres préférés, mais qui procure de bonnes heures de lecture. Mais ce n'est là que mon avis, c'est-à-dire, bien peu de chose.
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C'est un titre programmatique. A sa lecture, l'on sait que le récit tout entier - plus de 700 pages - tendra vers la mort d'un personnage, évènement ultime et déterminant de la vie de celui-ci. Celui qui meurt, c'est donc le vazir-moukhtar, c'est-à-dire le ministre plénipotentiaire de Russie en Perse, c'est-à-dire, en 1829, Alexandre Griboïedov. Auteur d'une pièce de théâtre majeure - et censurée -, du malheur d'avoir trop d'esprit, Griboïedov pût être, un temps, considéré comme l'égal littéraire d'Alexandre Pouchkhine. Surtout, le parallèle entre lui, l'homme du début du dix-neuvième siècle, d'une Russie tsariste encore extrêmement conservatrice, et Iouri Tynianov, victime également de la censure d'État et contemporain d'un Maxime Gorki célébré par les autorité, est particulièrement frappant. Voilà deux hommes écrasés par leur époque, et dont le talent fut, sinon brisé, du moins enfermé par les aléas politiques de leur temps. Cependant, là où Tynianov se heurta aux rigueurs totalitaristes, Griboïedov fut broyé par le Grand Jeu auxquels se livraient la Russie, la Perse et l'Angleterre. La mort du vazir-moukhtar, en très bon roman historique, narre la destinée d'un homme, tragique et romantique à la fois ; c'est aussi le roman d'une époque en mouvements, contradictoires parfois, entre audace et ennui.

Le roman débute à Moscou à l'orée de l'année 1828. Griboïedov y fait halte sur la route de Saint-Pétersvourg, où il doit délivrer aux plus hautes autorités de l'État le traité de Tourkmantchaï, qu'il a lui-même négocié avec les Perses à la suite d'une guerre de deux ans. La Russie y gagne les provinces du Caucase ainsi que le versement d'un tribut élevé ; enfin le droit à faire rapatrier au sein de l'empire toutes les populations d'origine russe, de vieilles ou de nouvelles provinces. Dans les deux grandes villes russes, Griboïedov retrouve sa famille, sa domesticité, ses amis : Thaddée Boulgarine, journaliste officiel, son épouse Lénotchka avec qui Griboïedov couche parfois, la danseuse Katia dont Griboïedov est amoureux, son frère de lait et serf Sachka. Il rencontre aussi Nesselrode, ministre des affaires étrangères, l'ancien général en charge du Caucase Ermolov, le chef de la police Benkendorff. Aux soirées au théâtre succèdent les audiences au palais impérial : c'est la vie mondaine, entre politique et arts, qui capte Griboïedov. Celui-ci, cependant, nourrit de nouveaux projets : écriture de pièces ou de roman, et surtout organisation d'une compagnie de commerce transcaucasienne sur le modèle de la compagnie anglaise des Indes orientales, dont il fait part à Rhinophinikine, le bras-droit de Nesselrode. Mais les affaires militaires rattrapent Griboïedov. La guerre est déclarée contre les Ottomans, et Griboïedov est envoyé en tant que ministre plénipotentiaire - vazir-moukhtar - auprès du Shah pour réclamer le paiement du tribut, nécessaire pour financer la guerre. Celle-ci est menée par Paskévitch, général russe en charge du Caucase, et cousin de Griboïedov. de Tbilissi à Téhéran, Griboïedov chemine vers son destin, vers son titre et vers celui du roman.

Le roman de Tynianov est celui d'une destinée tragique. S'il croit maîtriser ses actions, notamment lorsqu'il travaille à son projet de compagnie transcaucasienne, Alexandre Griboïedov est soumis à des forces qui lui sont supérieures et auxquelles il se soumet, souvent de mauvais gré. Ainsi, il doit sa position politique à son cousin Paskévitch, mais aussi à sa mère, qui agit sur lui par ses besoins constants en argent. Après le rejet de son projet caucasien par Nesselrode, les ordres impériaux le précipitent en Perse ; en chemin, il s'arrête à Tbilissi, mais Paskévitch le contraint à poursuivre sa route vers Tébriz, puis Téhéran pour y exiger le paiement des kourours (le tribut). La tragédie de Griboïedov s'exprime par ce cheminement irrépressible vers son funeste sort. Pourtant, il n'est pas un homme complètement accablé ; dans sa position de vazir-moukhtar, en tant que représentant de l'empire russe, il est même au faîte de sa puissance. Ainsi, on le voit, durant une audience avec le Shah, imposer sa présence physique à ce dernier, se faire plus fort que le roi des rois. C'est aussi parce qu'il se croit si puissant qu'il pense pouvoir exiger, alors même que sa délégation s'apprête à partir de Téhéran, qu'on lui remette le dénommé Samson-Khan, un officier russe passé aux Perses, dont il ne souffre pas les provocations. Cela donne l'occasion à Hodja-Mirza Yacoub, l'un des Grands Eunuques du Shah, de demander lui aussi l'extradition vers la Russie ; or, propriété personnelle du Shah, la prise de l'eunuque constitue une offense grave au pouvoir perse, lequel laisse se déclencher une émeute qui aura raison de Griboïedov. Pourtant, cette fin tragique lui est annoncée par plusieurs présages : les adieux larmoyants avec son épouse Nina, son absence de volonté d'aller à Téhéran, son entrée dans cette ville sur un cheval moreau, symbole de malheur pour les Chiites, le songe de la dernière nuit, enfin, où il voit Nina personnifiée en la mythologique Iaroslavna, femme du dit d'Igor, promis lui aussi à la mort.

Plus qu'un héros tragique, Griboïedov est un personnage romantique. Car, durant tout son parcours, il tente de s'insurger contre les conventions de son temps et de s'affirmer en individu qui use d'une certaine liberté. En miroir, Sachka, son serf, frère de lait et probable demi-frère, use d'une certaine insolence et d'une habitude à ne pas obéir. Miroir, car les deux hommes portent le même nom, portent les mêmes rêves, et cette sympathie de Griboïedov pour Sachka se remarque dans la façon dont il le traite, dont il tolère ses humeurs, dont il s'inquiète pour lui. En réalité, Sachka est le seul personnage pour lequel l'amour de Griboïedov est avéré. Même ses femmes - Katia, Nina - ne provoqueront pas ses larmes. Alexandre Griboïedov est un homme de passion, qui obéit à son coeur et qui, homme d'intelligence, tolère mal la bêtise de ses contemporains. En cela, il semble prisonnier de son seul écrit d'importance, du malheur d'avoir trop d'esprit, auquel sont faites de nombreuses références : soit pour rapporter les personnages que Griboïedov à des modèles définis dans ce livre - ainsi lui-même est Moltchaline (p 49) -, soit pour dénoncer sa propre situation. L'homme du Malheur traîne donc, comme un boulet, le chef-d'oeuvre qu'il a commis. C'est d'ailleurs cela que lui reproche Bourtsov, aide de camp de Paskévitch, lorsque Griboïedov tente de lui exposer son projet transcaucasien. Obéir à son coeur, écouter ses passions. Alexandre Griboïedov applique ces préceptes à chaque étape de ce roman. Souvent amoureux, de la danseuse de ballet Katia puis de la princesse géorgienne Nina, qu'il épouse, Griboïedov irrite par ses errements du coeur.

Le roman aurait pu être celui d'une aventure : il est celui de l'ennui. Associée à la paresse, cette notion d'ennui transparaît dans les pages comme un mal insidieux qui pousse Griboïedov à aller de l'avant pour lutter contre. Ainsi en va-t-il de l'Orient : terre d'aventure, terre d'ennui, de paresse, le tout enrobé dans le sucre des pâtisseries et la fumée des narguilés. Mais point de torpeur, au moment où se joue son destin. Lorsque les Persans se précipitent vers l'ambassade, proclamant le Djihad, Griboïedov refuse de partir. C'est que, face à la charia islamique invoquée pour contester l'asile accordé à Hodja-Mirza Yacoub, le vazir-moukhtar oppose le traité de Tourkmantchaï, la loi de l'empire russe et, fondamentalement, lui-même. Car le traité étant son oeuvre, il défend jusqu'à la mort ses articles, et donne à sa propre vie une dimension héroïque.

Homme de contradictions, Alexandre Griboïedov est à l'image de son époque. Car La mort du vazir-moukhtar évoque une époque dont les mouvements souvent contraires malmènent les personnages. La société dépeinte par Tynianov est celle de l'apparence, des faux-semblants. Ainsi en va-t-il de la vie mondaine, mais aussi de la vie diplomatique. D'audace, les personnages ne manquent pas, depuis Paskévitch qui guerroie comme il le peut en Anatolie, jusqu'au colonel Macdonald, l'homme de Londres en Perse qui joue gros et tente de faire rentrer la Perse dans le camp anglais. Mais l'art de l'auteur consiste aussi à rendre compte de la présence constante de l'hypocrisie dans les rapports humains. Cette toile de fonds démontre bien la supériorité morale de Griboïedov, bien que celui-ci fasse entièrement partie - par ses actes, notamment - de cette haute société russe. Toute l'action, en un sens, se passe dans un petit cercle de diplomates, d'hommes d'affaires, de militaires, de courtisans, d'artistes. L'hypocrisie y est monnaie courante ; la visite de Griboïedov chez le général Ermolov le démontre assez. La tromperie, les manoeuvres, les arrangements intellectuels avec la vérité se cachent derrière les luxueuses livrées des serviteurs, les protocoles officiels, l'étiquette et la propension à faire savoir sans rien dire. Tous les moyens sont bons pour se placer, pour se faire bien voir : népotisme ou rappel des événements passés sont autant d'armes qui servent à la progression sociale. Ainsi Griboïedov semble-t-il souffrir, auprès du tsar et des ministres, d'une réputation entachée par sa connaissance intime des milieux décabristes qui, au début des années 1820, tentèrent d'imposer plus de progressisme dans la politique tsariste. Griboïedov n'est pas tant victime que participant de plein droit à ce jeu de dupes, car on sollicite aussi ses faveurs pour accéder à quelque poste, à quelque décoration.

Après la mort du vazir-moukhtar, l'hypocrisie générale exhausse encore le caractère exceptionnel de la figure de Griboïedov. Maltsov, son secrétaire durant l'ambassade, traîne son nom dans la boue et permet au trône de Perse de se disculper de toute responsabilité auprès de celui de Russie. A Saint-Pétersbourg, les amis de Griboïedov réservent un très bon accueil au prince persan venu en ambassade. Quant au corps du vazir-moukhtar, décapité, démembré, outragé jusque dans la mort et jeté dans une fosse commune, il n'est même pas certain que ce soit le sien qui revienne en terre russe, croisant en chemin Pouchkhine, le rival décidément vainqueur. Ainsi l'homme transformé par l'Orient en revient-il héros, puis en homme inconséquent, avant de disparaître derrière les exigences des relations diplomatiques.

Habité par l'ennui, au point que sa vie paraisse en être guidée ("c'était l'ennui qui ressurgissait [...], qui avait poussé sa plume, dans sa jeunesse, l'avait jeté de femme en femme ..."), Griboïedov, à l'approche du danger que représente son séjour à Téhéran, s'interroge sur les raisons de ses actes, et constate une certaine forme de petitesse face aux grands de ce monde : "Il ne fallait pas te mesurer à Nesselrode, marchander avec Abbas-Mirza", "peut-être ne te fallait-il qu'un costume russe et un lopin de terre". Mais tout cela, en fait, n'est qu'illusion : "[Dieu] envoyait sur Terre la maladie, la défaite et la victoire, il n'y avait là ni justice ni raison, comme dans les actes de Paskévitch". A quoi se mesure donc la grandeur d'un homme ? Ni à ses actes, ni à sa position sociale, ni même à ses victoires ou à ses gloires, mais peut-être, nous dit Tynianov, à sa constance, à sa fidélité.
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La forme du roman historique, choisie par Tynianov pour cet ouvrage, vise à tenter de mieux cerner l'âme de son personnage en le replaçant, en direct, dans le contexte et les événements qui furent les siens qui servent alors, si l'on peut dire, de révélateur.
Les personnages de Tynianov sont complexes, ambivalents. Il ne craint jamais de les poser dans leurs contradictions, leurs hésitations, leurs doutes, leur faiblesse; illustrant de manière exemplaire ces propos sur la matière des romans d'Herman Melville : « le roman où chaque personnage peut, en raison de sa cohérence, être saisi d'un seul coup d'oeil, soit ne montre qu'une part du personnage, en la donnant pour l'ensemble, soit trahit profondément la réalité.(…) et n'est-ce pas un fait que, dans la vie réelle, un caractère cohérent est un rara avis ? Les choses étant ainsi, l'aversion des lecteurs pour les caractères contradictoires, dans les livres, peut difficilement naître d'une impression de fausseté qu'ils donneraient. Elle s'expliquerait plutôt par la difficulté où l'on est de les comprendre. » Et comme en cet ouvrage, ces personnages ne semblent donc souvent ne rien maitriser mais plutôt être agis par les circonstances ; se contentant, à posteriori, de donner le change et de tenir la pose.
« Quels hommes étaient-ce donc ?
Des hommes en qui l'habit faisait le moine : où allait l'habit, ils dirigeaient leurs pas. »
Le personnage central de ce récit est donc Alexandre Griboïedov (1795-1829), connu comme poète et homme de lettre russe, de ceux qui ont posé les bases de cette littérature ; il apparait ici comme une sorte de Byron russe, figure romantique tiraillée entre des aspirations contradictoires, que l'on voit traverser dans ce roman la dernière année de son existence.
Entre la cour du Tsar Nicolas Ier à St Petersbourg en 1828, peu de temps après l'insurrection décembriste, puis en tant que ministre plénipotentiaire - vazir-moukhtar – à celle du Chah de Perse en 1829, en passant par la Géorgie et le Caucase où il trouvera le temps d'épouser une jeune princesse. Peu d'exotisme, toutefois, chez Tynianov : les circonstances historiques sont décrites sans dissimulation de leur âpreté et des motivations souvent mesquines des protagonistes. Citant ainsi un passage du Gulistan : « N'approche jamais la porte d'un émir, d'un vazir ou d'un sultan sans y avoir de bonnes connaissances. Car en flairant l'étranger, le garde le chien et le portier t'attraperont qui par la jambe et qui par les pans de ta robe ».
A deux ou trois reprises, on croisera également Pouchkine « inaccessible à son esprit, avec ce droit illégitime que lui conféraient ses vers tendres et ses rudes paroles … ».
On n'oubliera pas non plus le contexte d'écriture de ce très grand roman : l'étouffoir progressif de la bureaucratie stalinienne ou Tynianov fut bientôt réduit à vivre en parfait reclus.
Un très grand roman donc, qui trouvera sans complexe sa place au milieu des meilleures oeuvres du genre du XXème siècle et malgré l'étonnant manque de reconnaissance dont il fait l'objet.
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La Mort du Vazir-Moukhtar, pour un amateur de littérature en général et de romans historiques en particulier, c'est un peu comme se retrouver enfermé dans la meilleure pâtisserie de la ville pour un gourmand invétéré : on s'approche de très près du bonheur.

Ce roman se base sur des faits historiques avérés. Nous sommes à la fin des années vingt du XIXe siècle. L'Iran et la Russie viennent de terminer une guerre, gagnée par la Russie. Et le Vazir-Moukhtar, c'est Alexandre Griboïedov, ambassadeur et dramaturge envoyé par la Russie pour récupérer non seulement le tribut dû par l'Iran, mais aussi pour ramener au pays tous les soldats qui ont fait défection pour s'installer en Perse. Et c'est parti pour sept cents pages denses de réflexions personnelles, de géopolitique, d'histoire, de religion, de littérature – on croise même Pouchkine dans les salons et théâtres - , de descriptions de vie quotidienne, y compris du servage, de regard sans concession sur les gradés de l'armée, de beaucoup de lâcheté pour bien peu de courage. On traverse la Russie à dos de cheval, puis on découvre l'Iran, où l'on prendre grand soin de démonter point par point les fantasmes sur les harems du Shah. On ira jusqu'à se retrouver face aux intégristes religieux de l'époque, qui n'ont pas beaucoup changés depuis.

Non seulement c'est littérairement absolument parfait, mais encore, on apprend énormément de choses sur l'histoire des deux pays concernés. Pour chaque chapitre lu, on se couche moins bête. On regarde ce monde à travers le regard de Griboïedov, l'homme dont on nous annonce le destin tragique dès le titre, poète désabusé et un rien cynique. La Mort du Vazir-Moukhtar est à ranger sur l'étagère réservée aux chef-d'oeuvre, à lire et à relire.



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Citations et extraits (64) Voir plus Ajouter une citation
Le gouvernement russe avait exigé qu'on lui restituât le corps du Vazir-Moukhtar. Khossrow-Khan fit rouvrir la fosse où l'on ne tarda pas à découvrir des corps où tronçons de corps noircis et à demi pourris. On les jeta sur le talus où ils se trouvèrent alignés côte à côte et tellement semblables qu'ils paraissaient avoir été coulés au même moule dans quelque fabrique. Sinon que les uns étaient privés de bras, les autres de jambes, et qu'il y avait aussi des objets anonymes, des objets qui n'avaient pas de nom.
Khossrow-Khan savait comment aborder cette affaire. Il ne comptait guère sur lui-même, car il n'avait pas rencontré le Vazir-Moukhtar assez souvent pour le reconnaître. C'est pourquoi il s'était pourvu de quelques marchands arméniens de ses relations qui affirmaient qu'ils sauraient le retrouver. [...]
Mais lorsque Khossrow-Khan et les marchands se penchèrent sur les objets sans nom, lorsqu'une lanterne eut éclairé leur couleur et leur état, ils se rejetèrent en arrière et se rendirent compte qu'ils ne reconnaîtraient rien du tout.
Khossrow-Khan s'affola. Il dit à ses hommes de prolonger la tranchée, d'entamer la rue, de retourner le ruisseau.
Les objets s'accumulaient. On finit par extraire un bras du caniveau, mais un bras des plus ordinaires. Lorsque la lanterne s'abaissa vers lui, un point lumineux vint s'y réfléchir. Khossrow-Khan l'examina attentivement et aperçut une bague, un diamant. Il fit mettre le bras de côté. [...]
- Le Shah t'a chargé de retrouver le Griboïed ? demanda-t-il au Grand Eunuque en Arménien. [...] C'est donc, poursuivit le vieil Avéris Kouziman, que ce n'est pas de l'homme, mais du nom qu'il s'agit.
Khossrow-Khan n'avait pas encore compris.
- Qu'importe, dit alors le vieillard, qu'importe que ce soit l'un ou l'autre qui gise ici ou là-bas ? Ce qui doit reposer là-bas, c'est un nom : ce nom, prends ici ce qui lui ira le mieux. Ce manchot-là, dit-il en pointant l'index, est le mieux conservé et le moins malmené. La couleur de ses cheveux est méconnaissable. Prends-le, ajoutes-y le bras à la bague, et ça te fera un Griboïed.
On prit le manchot, on lui ajouta le bras et cela fit un Griboïed.
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Le Vazir-Moukhtar * existait encore. Un kébabtchi * du quartier de Shimroun lui avait brisé les dents de devant, quelqu'un avait envoyé un coup de marteau dans ses lunettes et l'un des verres lui était entré dans l'œil. Le kébabtchi avait enfoncé sa tête au bout d'une perche ; elle était beaucoup plus légère que son panier de petits pâtés et il secouait sa hampe improvisée.
Le kafer * était responsable des guerres, de la famine, de la tyrannie des chefs, des mauvaises récoltes. À présent, il voguait au-dessus des rues et, du haut de sa perche, riait de toutes ses dents brisées. Les gamins le visaient avec des pierres et atteignaient leur but.

(*n. b. : Vazir-Moukhtar = ministre plénipotentiaire,
kébabtchi = vendeur de viande
kafer = infidèle)
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- J'ai vu une femme qui portait un petit papier au coude, même un peu plus haut, tenu par une ficelle. Qu'est-ce que c'est ?
- Des sentences coraniques.
- C'est ce que je me suis dit, enchaîna le docteur, ravi. Des amulettes.
Le Grand Eunuque le regarda et sourit.
- Du Coran des femmes, docteur.
- Des femmes ?
- Sa Majesté a chargé Mahmud-Mirza de rassembler et de transcrire le Coran des femmes. Il diverge en bien des points de celui des hommes.
[...]
- Dites-moi, s'il vous plaît, demanda le docteur, y a-t-il des divergences, dans le Coran des femmes, en ce qui concerne les ablutions ?
- Oui, dit Mirza-Yakoub en regardant par la fenêtre.
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" Par sa forte influence, l'Angleterre va provoquer la guerre, afin de détourner l'attention de la Perse des troubles en Inde, et surtout par crainte que nous liant d'amitié avec elle, nous ne l'amenions à porter son attention là-dessus. "
Dix ans avant la guerre, ayant séjourné en Perse, il avait exploré, sans en avoir l'air, le mécanisme de la politique anglaise. Il écrivait que les Anglais se faisaient passer pour les uniques sauveurs de la Perse, par le fait qu'ils l'avaient dotée d'une armée régulière. " Et les Persans sont assez bêtes pour ne pas voir que ce n'est pas afin d'assurer leur défense, mais pour s'acquérir le moyen de vendre à bon prix le drap le plus méchant et des armes défectueuses. Et en même temps qu'ils installent des postes frontières, construisent des forteresses, ils s'emploient par tous les moyens à éloigner les Persans de l'aménagement de leurs fabriques de drap, de soie et de coton. Ils se gardent de leur fournir le moyen de raffiner le sucre qu'ils possèdent en abondance, mais en importent des Indes, chaque année, pour dix millions de roubles. Bref, ils ont entièrement mis la main sur le commerce et tandis qu'ils donnent à leur comportement des apparences honorables, tous leurs actes sont basés sur les règles usurières et les lois de l'honneur propres aux nations mercantiles. "
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Déjà au siècle dernier le mot " trahison " semblait emprunté à une ode ou à quelque tradition lointaine. Déjà au siècle dernier, Mickiewicz avait remplacé le nom de " traître " par celui de " renégat ". [...] Le mot de " trahison " était devenu un terme militaire que l'on appliquait uniquement aux gens qui ne trahissaient qu'une fois : une double trahison passait déjà à la catégorie des affaires diplomatiques.
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Les écrivains et le suicide

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