Le dernier roman de
John Irving,
A moi seul bien des personnages, publié au Seuil en 2013, n'est pas l'un de ces romans que l'on repose et que l'on range sur une étagère une fois la dernière page tournée, pour ensuite passer à autre chose. Non, il est de ces livres qui restent dans votre esprit, que vous traînez avec vous quelque temps encore après les avoir refermés. Car les interrogations de William Abbott, le narrateur, sont (en tout cas une bonne partie d'entre elles) celles qui traversent la vie de tout un chacun.
A moi seul bien des personnages est avant tout un roman sur le désir, et sur la recherche de l'identité sexuelle. le narrateur préfère-t-il les hommes ? Les femmes ? Ou plutôt : les jeunes hommes ou les femmes d'âge mûr ? Adolescent dans les années 60, voilà que William – ou Bill – se découvre bisexuel, à une époque où ceux-ci sont stigmatisés à la fois par les hétéros (qui vous voient comme un gay « comme les autres » sans envisager que vous puissiez sortir avec quelqu'un de l'autre sexe) et par les homos (qui vous voient comme un gay qui ne s'assume pas et veut, comme le dit si bien Irving, « garder un pied dans le placard »).
Son beau-père Richard, le lutteur invaincu Kittredge, l'insondable bibliothécaire Miss Frost, la jeune et plate Elaine… Autant de personnages qui vont marquer la vie du jeune homme à jamais, en lui permettant peut-être, dans un sens, de définir ce qu'il recherche, alors même qu'il est encore prisonnier de son école de garçons à First Sister, au fin fond du Vermont.
La vie en Europe, puis à New York, va changer radicalement le cours de son existence en lui permettant de fréquenter les milieux gays et transsexuels (ou transgenres, comme on dit plutôt à l'époque) à partir des années 70, et d'assister à l'émergence des mouvements LGBT quelques années plus tard. La plongée dans ces milieux ne se fait pas par quatre chemins, et ce roman n'est certes pas à mettre entre toutes les mains. Pour s'y aventurer, mieux vaut ne pas avoir peur des mots, car la vulgarité propre à certaines figures du livre n'est pas un tabou pour
John Irving. de même, ce n'est pas à mots couverts qu'il évoque l'épidémie de sida qui sévit à New York dans les années Reagan, et qui tua plus d'Américains dans cette seule ville que la guerre au Vietnam.
La puissance du langage est flagrante dans cet ouvrage, et ce à plusieurs égards. Bill, le narrateur, ainsi qu'un autre personnage, se voient affublés de problèmes d'élocution qui les font buter sur certains mots. On peut y voir une somatisation de leur état psychique de recherche de soi, comme le suggère Irving… D'autre part, on trouve, en fil conducteur tout au long du roman, la mise en scène de pièces de
théâtre (il est surtout question de
Shakespeare (dont est tiré les titre du livre) et d'
Ibsen), et les personnages usent parfois des répliques de scène pour exprimer ce qu'ils pensent à la ville. Ainsi, ils préfèrent se cacher derrière les mots d'un autre plutôt que d'employer les leurs, qui seraient pourtant, semble-t-il, plus justes. Enfin, derrière les mots se cachent également les figures d'autorité. En effet, c'est en apprenant le grand nombre de non-dits dans sa famille que William va peu à peu se détourner de sa mère et de son beau-père, notamment. Son oncle Bob, son grand-père Harry et ses amours de jeunesse Miss Frost et Martha Hadley, plus enclins à parler des choses telles qu'elles sont, remplaceront pour lui les figures paternelle et maternelle.
A moi seul bien des personnages est donc bien un roman prenant et qui fait réfléchir, mélange parfois difficile à trouver, auquel je ne ferai qu'un seul reproche majeur. En effet, Irving à tendance à jouer un peu trop avec la temporalité. de flashbacks en anticipations, on s'y perd parfois un peu, d'autant plus que réapparaissent de temps à autre des personnages évoqués une centaine de pages avant, désignés uniquement par leur prénom, ce qui demande au lecteur un bel effort de mémorisation pour se rappeler qui est qui…