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Geneviève Leibrich (Traducteur)
EAN : 9782020338332
368 pages
Seuil (03/02/2000)
4.14/5   21 notes
Résumé :
A Lisbonne, autour de Iolanda, une jeune diabétique gravite tout un monde d'êtres misérables ou délirants, son amant de trente ans son aîné, son père un mineur à moitié fou, sa tante qui se meurt doucement et quelques autres laissés pour compte. Chacun joue sa partie, fait entendre sa voix, affirme sa vérité ; le résultat est une étrange polyphonie où entre satire et onirisme passent tous les rêves de grandeur du Portugal et ses errements dans des guerres coloniales... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Les récits de Lobo Antunes sont immenses et d'une densité étrange, proche de l'étonnement et du rêve…

Connaissez-vous ce sentiment diffus, celui ressenti à chaque livre ouvert d'un même auteur, de se sentir comme chez soi ? C'est ce sentiment rassurant que j'éprouve avec force à la lecture de chaque livre de Lobo Antunes. Cet auteur me permet de retrouver une ambiance, un décor, un paysage, une vie que mes ancêtres ont vécu, que personnellement je n'ai jamais connu, mais dont les multiples et étranges réminiscences à la lecture de ses livres prouvent la présence dans mes gènes. Comment expliquer sinon cette germination que je sens frétiller au plus profond de moi à chacun des romans avec cette sensation confuse de déjà-vu, de familier, et même d'intime ? Ses livres sont pour moi un ordre naturel des choses, sans doute ainsi ne suis-je pas très objective le concernant…

La marque de fabrique de cet auteur portugais est reconnaissable entre toute : des flux de conscience se faisant flots, puis torrents, entrelaçant pensées brutes sans filtre, souvenirs, rêves, faits et gestes du moment dans un mouvement de vient et va incessant entre passé et présent. Souvent un chapitre est constitué d'une seule phrase lue en apnée, envoutante et exigeante. Unique.
Pourtant, dans « L'ordre naturel des choses », paru en 2000, sans doute moins connu que quelques précédents livres comme le cul de Judas, le manuel des inquisiteurs ou encore L'exhortation aux crocodiles par exemple, cette singularité est moins présente, elle n'a pas atteint sa maturité de laquelle il ne déviera plus comme le montrent les livres parus ensuite, que ce soit La dernière porte avant la nuit, ou Jusqu'à ce que les pierres deviennent plus légères que l'eau. Ici le flux de conscience apparait juste à certains moments, dans certains chapitres précis, lors d'émotions vives…comme certaines scènes de tortures. Sinon, il y a bien des phrases, séparées par des points et peut-être un peu moins d'obsessions, moins de soliloques. Bref, un texte plus structuré, plus classique donc un peu moins fascinant à mes yeux.
Cependant nous retrouvons le même souci de faire cohabiter le passé et le présent, l'avant et l'après, la faille entre les deux rivages étant constituée par la Révolution des oeillets de 1974. le passage de la dictature à la démocratie, fracture troublante pour ceux qui ont vécu les deux périodes, entrelacement perpétuel du fait des conséquences traumatiques de la guerre sanglante en Angola. Antonio Lobo Antunes a été présent dans cette colonie portugaise en tant que médecin et il a vu et vécu de telles horreurs que ses livres sont tous marqués par le sceau de cette histoire coloniale lusitanienne avec son lot de remords, de culpabilité et de rédemption.
Et nous retrouvons cette plume, magnifique, sombre, qui suinte la mélancolie, la décrépitude, comme l'atteste la présence régulière de ruines envahies de plantes grimpantes et de tourterelles donnant lieu à un surgissement par moment d'images gothiques surprenantes et inquiétantes.

« ...les clochettes des cabris tintinnabulaient dans la chapelle sans images, réduite à trois murs calcinés et à un bout d'autel, avec une nappe, submergé par les plantes grimpantes ; je regardais la nuit avancer de dalle funéraire en dalle funéraire, coagulant les bénédictions des saints en taches de ténèbres ».

Ce livre est une ronde. Une ronde lisboète autour de Iolanda, une jeune diabétique. Pas une ronde dansante entrainante, solaire, ayant la gaieté de l'enfance, l'innocence de la jeunesse, mais une ronde au son d'un fado lancinant, sombre et poétique. Pathétique aussi. Aux pas lents de l'angoisse de la vieillesse. Autour d'elle gravite en effet tout un monde d'êtres misérables ou délirants, son amant de trente ans son aîné, son père un mineur à moitié fou, sa tante qui se meurt doucement de calculs rénaux monstrueux et quelques autres laissés pour compte comme cette prostitué angolaise.
Chacun joue sa partie, fait entendre sa voix, affirme sa vérité, raconte ses peurs et ses faiblesses ; le résultat est une étrange polyphonie où entre satire et onirisme passent tous les rêves de grandeur du Portugal et ses errements dans des guerres coloniales et des luttes fratricides, toutes les dénonciations de Lobo Antunes pour les masques sociaux, celui de la religion, du couple, de la famille, de l'armée et du pouvoir.
Une polyphonie qui n'est jamais cacophonie, chaque chapitre étant dédié à un personnage apportant un éclairage nouveau au monde qui entoure Iolanda.

Part belle est faite à cet amant et ses origines familiales. Même si c'est courant, ce n'est pas l'ordre naturel des choses d'être avec une femme qui ne vous aime pas, qui a trente ans de moins que vous, qui vous méprise et joue avec vos sentiments. Surtout lorsque vous êtes fou amoureux, vous raccrochant en vérité à ce sentiment pour échapper à votre propre vieillesse. Tel est le calvaire que vit l'amant de Iolanda, source de revenus pour toute la famille, méprisé par tous pourtant, lui et son sourire niais. Il ne trouve la paix que la nuit, lors de ses insomnies à regarder Iolanda dormir, à écouter et sentir son souffle odorant de diabétique, une odeur de fleur fanée, de pétales de chrysanthème écrasés, comme si sous la peau parfaite de la jeunesse, se cachait subrepticement un monde souterrain malade et proche de la mort, « tes organes, coeur, estomac, foie, très anciens et pourris comme ceux des héros dans les cryptes, se décomposaient sous la victorieuse jeunesse de la peau ». Là, la nuit, il dit tout son amour qui parfois frise la haine dès que l'aube peu à peu projette ses lumières mauve. C'est d'une beauté renversante, troublante aussi, tant l'obsession de cette jeunesse qui frôle la mort n'est elle-même pas dans l'ordre naturel des choses

« Parfois, quand je prends conscience du matin dans le premier ambre des miroirs vides, labourés par les larmes de la nuit, quand ton corps surgit de l'obscurité sous le drap comme les fauteuils d'août dans une maison déserte et que tes épaules et ton nez émergent de l'ombre, telles des corolles mortes sur l'oreiller,
parfois mon amour, quand il fait définitivement jour, quand le réveil est sur le point de sonner, quand les savates de ton père traversent le parquet, faisant trembler les armoires, pour aller boire un verre d'eau à l'évier de la cuisine, et que ta tante se déplace dans sa chambre pour s'habiller avec des mouvements de chrysalide,
parfois quand je me tais sur le matelas, maudissant l'histoire que je raconte, quelques secondes avant que la sonnerie de la pendulette ne m'appelle à grands cris pour mon travail de fonctionnaire,
il m'arrive de te haïr,
pardonne moi, »

La nuit, il ne ment pas, mais prend des trains à travers la plaine, à raconter à Iolanda profondément endormie son enfance dans une sorte de pension au bord de mer, abandonné honteusement par sa famille, sa mère ayant fauté avec un autre homme que son mari. le père « ne voulait pas qu'on sache que la mère de ses quatre rejetons avait enfanté d'un autre mâle ». C'est une pension envahie par des généraux de la Pide, la police salazarienne. Et ces voix du passé de murmurer, de l'entourer de leur crépitation attendrie, de leur vapeur de paroles imaginaires, l'oppressant du poids de l'enfance…

Il y a une nostalgie ironique, très présente, éprouvée par ceux qui ont tout perdu avec la Révolution, les anciens généraux, les anciens fascistes. Ces personnes sont tombés de leur piédestal et ont du se faire tout petit ensuite. Comme cet homme, mandaté par l'auteur lui-même, pour aller enquêter sur l'amant de Iolanda afin d'écrire son livre (l'auteur se met ainsi en scène dans le livre cherchant le matériau de son livre). Cet homme menait des interrogatoires, via des méthodes que nous pressentons musclées, et aujourd'hui il s'est converti…en enseignant d'hypnose par correspondance, métier pathétique traité avec beaucoup d'humour. Il passe du temps avec une prostituée angolaise régulièrement frappée par son maquereau.
Avant la révolution, c'est également une société patriarcale que l'auteur dépeint avec beaucoup d'humanité à travers les voix de l'amant et des parents de Iolanda, images troublantes pour moi de ce Portugal d'antan qui semble inscrit profondément en chacune de mes cellules…

« Après le dîner mon oncle m'emmenait à la pâtisserie en face de l'église et, un verre de limonade à la main, j'assistais à sa conversation avec ses amis bronchitiques qui crachaient leurs poumons dans leur mouchoir entre deux gorgées de café. Les tonneaux de bière poussaient des soupirs entremêlés de bulles de gaz. Un groupe de dames fardées, avec des boucles d'oreilles en fausses perles, tapotaient leurs mèches autour d'une théière, et mon oncle, cigarette au bec, leur lançait des oeillades en enflant comme un pigeon dans son vaste gilet ».

En plus de la maladie, symbolisée par le diabète de Iolanda, les calculs rénaux de sa tante, la sciatique de la femme de ménage – la femme souffre beaucoup dans les romans d'Antunes - la folie est approchée par la plume implacable d'Antunes via le père de Iolanda, ancien mineur devenu vieux et fou, se prenant pour un oiseau et se souvenant de sa femme, devenue folle elle aussi il y a si longtemps, qu'il a du laisser en Afrique. Lui aussi parle à Iolanda…

« Maintenant que je suis vieux et que la mort dentèle ma colonne vertébrale et durcit mes artères, je me dis, quand il m'arrive de penser à elle, que chacun vole comme il peut, ma grande, chacun vole réellement comme il peut, moi sous la terre, à Johannesburg, poussant des wagonnets de minerai dans les galeries et ta mère à l'asile de fous, vrillant les murs de ses yeux pour apercevoir les chalutiers, toi sur le nuage de giroflée de ta maladie, et l'imbécile qui habite avec nous à l'arrière du jardin décoiffant les choux du bout de sa chaussure et humant la nuit avec son sempiternel sourire niais ».

Livre sur la mémoire et le deuil impossible d'une époque, livre sur les affres de la vieillesse et son lot de maux, sur l'angoisse de la mort qui est pourtant dans l'ordre naturel des choses, Antunes, au moyen de sa plume à nulle autre pareil, nous déstabilise par ses pensées inavouables sur la vieillesse qu'il ose nous livrer, disant tout haut des choses parfois honteusement enfouies en nous, et aussi par ses pensées sur la mort, brutales et inattendues…

« Vous n'avez jamais pensé à cela ? Vous ne vous êtes jamais imaginé nu, puant le formol, flottant ventre en l'air dans une cuve de marbre en attendant qu'on vous charcute les côtes avec une cisaille énorme ? ».

Et pourtant, malgré ces pensées glaçantes, malgré cette saudade sombre, malgré ces horreurs telles que la maladie ou la démence, qui sont dans l'ordre naturel des choses, nous amenant peu à peu vers la mort, moi j'aime poser ma tête sur l'épaule d'Antonio Lobo Antunes, j'aime l'ambiance surannée qui se dégage de ses livres, je trouve sa plume d'une beauté stupéfiante et surtout, ses réflexions sur la fin - fin d'un régime, fin d'un empire, fin de l'enfance -, ses pensées, voire ses obsessions, sur la mort notamment, réveillent instantanément en moi mes racines de vie, les racines premières, telles une réaction atavique…

Et vous, quel auteur vous procure ce sentiment incroyable d'être enfin chez vous ?

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Citations et extraits (10) Voir plus Ajouter une citation
Je n'ai pas envie d'épouser des bouffées de chaleur ménauposiques, des kystes d'ovaires, des mains parsemées de taches de vieillesse, des amies impliquées dans de tortueuses histoires d'amour avec des notaires dont le stimulateur cardiaque fait cliqueter des passions électriques sous le Damart. Laisse-moi rester à Alcântara sur un coin de ton lit comme un animal inoffensif, laisse-moi bavarder avec ton sommeil, laisse-moi mourir d'amour pour toi comme les légionnaires voulaient mourir pour la Patrie avec leur fusil sans culasse et leur pistolet de carnaval, marchant à la rencontre des Russes en s'évanouissant de terreur...
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L'idée m'est venue qu'il y a des moments, mon amour, quand je ne suis pas avec toi, au travail, pendant le déjeuner, dans le vestibule au travail, sur les photocopies que je tamponne, dans l'autobus du retour, où je découvre sur mon corps, dans mes vêtements, dans mon haleine, l'odeur de chrysanthème que tu dégages, si bien que je me sens aussi proche de toi que si je t'habitais, comme si tu étais, répondant à mon plus cher désir, ma seule nourriture, mon pays, ma ville, mon foyer, comme si ton sang illuminait ma voix et que je marchais dans la Quinta do Jacinto, guidé par l'encens de tes yeux, à la rencontre de la jeune poitrine qui m'attend.
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Le jour, je vois les pigeons de ma fenêtre, paralytiques et désœuvrés, qui mitonnent leurs misères au soleil, et la nuit j'assiste au calvaire des petites, les pauvrettes, qui arpentent le bitume en bas, dans un sens et dans l'autre, sur l'Avenue, entre deux infections des ovaires et un avortement chez la faiseuse d'anges de Loures, dans un sous-sol tapissé d'images saintes qui pue le poisson grillé, avec une vieille qui gémit dans un coin.
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La ville est pour moi une Grande Ourse de cabinets de consultations avec l'étoile polaire de l'ophtalmologue au Rossio, dans l'immeuble d'une agence de voyages qui promet les Bermudes aux cataractes qui embrument mes pupilles incapables de déchiffrer les lettres sur l'écriteau au mur qui diminuent petit à petit comme la nostalgie que j'ai de toi, pour se diluer dans les minuscules voyelles de l'oubli définitif.
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Ce qui m'a d'abord impressionné dans la Calçada do Tojal ç'a été l'absence de la mer, remplacée par le bruit des arbres et par le tintinnabulement de pétales des plantes grimpantes. Un silence qui sentait le chat siamois et le napperon en dentelle stagnait dans les corridors et provenait de l'eau des vases que personne ne changeait, des rais de lumière surgissaient de sous les portes, révélant les dessins du tapis de couloir au premier étage où étaient situées les chambres, chacune avec sa coiffeuse et une odeur de biscuit et de tilleul.
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Et si pour comprendre les racines de la violence, on écoutait ceux qui traquent la violence et ceux qui s'y adonnent ? Quitte à plonger au coeur du mal…
« Mon nom est légion » d'Antonio Lobo Antunes, c'est à lire en poche chez Points.
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