Troisième livre d'
Emilienne Malfatto, troisième uppercut.
Si «
Que sur toi se lamente le Tigre » traitait de la condition des femmes en Irak, «
le colonel ne dort pas » des fantômes hantant chaque nuit un tortionnaire, «
Les serpents viendront pour toi » a pour objet d'analyse les crimes commis dans une région gangrénée par le trafic de drogue, la mafia, ainsi que par la présence et le contrôle paramilitaire, à savoir la Colombie. Terre du café, du cacao, du coca…de la marijuana aussi.
La marque de fabrique d'
Emilienne Malfatto est celui de récits très courts dans laquelle la plume est étonnamment poétique pour mieux dénoncer l'horreur. Sa crédibilité s'appuie sur son métier de journaliste de guerre : elle sait de quoi elle parle, elle enquête, elle creuse le sillon. Elle n'invente pas, elle rend compte et nous invite, avec douceur mais fermeté, à ouvrir les yeux et à regarder.
Contrairement à ses deux autres livres où elle a choisi la voie du roman, ce livre-là se distingue par son style clairement journalistique. Dans ce récit, résultat d'une enquête délicate menée à l'automne 2019 et dont l'écriture a eu lieu au printemps 2020, l'auteure s'adresse directement à une femme assassinée. Un rapport, une enquête, certes, mais la plume reste simplement et poétiquement belle.
« Les corps sont secs, les visages marqués. On croise parfois des familles indigènes, Koguis ou Arhuacos, tout de blanc vêtus, les pères tiennent des poporos – des calebasses remplies de coca et de coquillage écrasés. La végétation est exubérante, folle. Quelque chose de magique. C'est le pays des trésors indiens, des villes perdues et des jaguars ».
Emilienne Malfatto veut comprendre pourquoi, et par qui, a été assassinée une femme de soixante et un an, Maritza Quiroz Leiva, le 5 janvier 2019. Quatre balles à bout portant sur le seuil de sa maison en pleine jungle colombienne, dans la Sierra Nevada, alors que son fils se terre, terrifié, sous un lit. Maritza était une leader sociale, mot un peu vague pour désigner une personne militante, « une personne qui se consacre à la défense ou à la promotion de droits – les siens, ceux d'une communauté, de l'environnement, de travailleurs, etc… ». de prime abord
Emilienne Malfatto pense que c'est ce statut d'agitateur, caillou dans la chaussure de certaines personnes d'influence, qui explique ce meurtre. « Une chose, en tout cas, est certaine : dans ce territoire d'influence – de contrôle – paramilitaire, toute action doit être, sinon approuvée, du moins tolérée par ceux qui font la loi ».
Mais son enquête, qui l'amène à côtoyer les enfants de Maritza, ses connaissances, ses voisins, des paramilitaires et même d'anciens trafiquants de drogue, montrera que d'autres hypothèses peuvent être avancées au fur et à mesure que l'auteure tire sur le fil de sa vie et met en lumière la situation politico-économique locale. Au fur et à mesure qu'elle sent les gens lui mentir et que sa paranoïa grandit. La complexité de ce territoire montre à quel point le mobile du crime est flou et pas aussi évident qu'il n'en avait l'air au départ, et peut même avoir plusieurs causes.
« Je pensais relater une histoire simple, chroniquer une mort annoncée. Je me retrouve face à un casse-tête colombien, je me heurte à des paradoxes et des versions contradictoires, des mensonges et des omissions, où rien n'est clair ni revendiqué, et la vérité disparait dans cette jungle tropicale ».
Ce récit, au-delà d'honorer courageusement la mémoire de Maritza en faisant toute la lumière sur son crime, est aussi l'occasion de prendre conscience de l'horreur vécue dans cette région sur laquelle planent des ombres terrifiantes et qu'on ne distingue pas toujours les unes des autres, changeant constamment de noms et de costumes au point de ne plus savoir qui est qui. Des monstres, devrait-on dire. Comme cet « El Taladro », ce patron de toutes les organisations criminelles mafieuses et narcotrafiquantes locales, dont la citation posée à part, tellement glaçante que je n'ai pas envie de la remettre dans ce retour, en dit long sur sa puissance, l'ampleur de sa mainmise sur la Sierra Nevada et les exactions commises.
La géographie particulière explique cette tension extrême. Un territoire ouvert sur la mer, au pied de la montagne, et longée par une route qui traverse le pays d'est en ouest, du Panama au Venzuéla, le long de la côte. C'est ainsi un territoire source de corruption et de trafics. La délation fait souvent le reste.
Dans ce pays le surnaturel fait partie du quotidien, comme une poudre de réalisme magique adoucissant, un peu, la misère et la violence, réalisme magique dont les auteurs sud-américain ont seuls le secret. Les serpents, présage de mort apparaissant dans nos rêves avant le moment fatidique en Colombie, viendront tous nous hanter le moment venu. Ce titre semble être une incantation lancée tel un sort par
Emilienne Malfatto au tueur de Maritza, tueur qu'il lui semble avoir entrevu…Qu'il en soit ainsi également aux auteurs de centaines de crimes commis, encore aujourd'hui chaque année en Colombie, à l'encontre de toutes ces personnes qui tentent courageusement de défendre leurs droits dans une région explosive et dangereuse.