Il n'y a encore aucune critique de ce roman, et j'avoue avoir les chocottes de me lancer.
Je laisserai aux lecteur.rices ayant le bagage littéraire et analytique adaptés parler des qualités/défauts de ce nouveau roman de
Cormac McCarthy.
Moi je vais tout simplement vous dire ce que cette lecture a été pour moi.
16 années ont passé depuis la publication du dernier roman de
Cormac McCarthy. Même si vous ne connaissez pas beaucoup l'auteur, vous avez dû en entendre parler :
La Route. Un roman qui a valu à l'écrivain le prestigieux Prix Pulitzer, et qui a eu droit à une chouette (bien que plus légère) adaptation portée à l'écran par John Hillcoat avec le génial
Viggo Mortensen. Avant cela, il y avait également eu No Country For Old Man, avec un Javier Bardem fou-furieux. Et avant... Avant il y a eu bien d'autres livres.
le Gardien du verger, son tout premier roman, démontrait déjà cette appétence pour une langue syncopée et sauvage, pouvant paraître indomptable, mais à la force évocatrice rare et au ton rugueux mais juste. D'autres romans donc, d'autres oeuvres majeures, parmi lesquels
la Trilogie des Confins, une histoire américaine incommensurable et éternelle, ou encore le furieux
Méridien de sang, dont les cicatrices sont encore visibles. Ce rapide aperçu pour vous dire que
Cormac McCarthy a eu une belle carrière d'écrivain : malgré un démarrage en France raté pour cause de traductions bâclées, il a eu par la suite quelques succès commerciaux ainsi qu'une reconnaissance des libraires, de la presse et des lecteur.rices. Homme discret évitant de parler de son travail, préférant laisser ses romans parler d'eux-mêmes aux lecteur.rices, il est resté fidèle à lui-même, à sa vision de l'Amérique, de son Sud qu'il chérit si tendrement, et à une écriture d'une singularité à la fois déconcertante et inimitable.
Et pourtant, malgré cette carrière bien remplie (qu'on pouvait légitimement penser terminée), les fidèles éditions de L'Olivier publieront demain le premier tome du diptyque des Western (appelons-le comme ça), à savoir
le Passager - en mai suivra
Stella Maris. Pas loin de 800 pages au total, par un des plus grands auteurs contemporains actuels. Mais après 16 ans d'absence, de discrétion, et surtout, alors que l'auteur vient de fêter ses 90 ans, il est légitime d'être tendu à l'annonce de ce double roman. Et je ne dis pas cela par scepticisme, car je suis un grand admirateur de l'oeuvre de
Cormac McCarthy. J'éprouve simplement une petite crainte, celle qu'on éprouve à voir un artiste sortir l'album, le film, ou ici le livre "de trop". Celui qui fait tâche. Celui que l'on craint. Celui qui abime un héritage possible.
Oui, mais.
On parle de
Cormac McCarthy.
Deux jours.
J'ai tout suspendu. Même le temps, il me semble, s'est montré enclin à m'accorder cette suspension totale du monde extérieur en voyant que quelque chose de vraiment spécial était en train de se créer entre ce livre et moi.
Deux jours d'une lecture d'abord déconcertante, (tout juste quelques pages...) et rapidement hypnotique, magnétique, effrénée... Transcendante. Et alors que j'ai refermé le livre il y a 5 jours, je n'arrive pas à aller de l'avant. Moi qui d'habitude lis presque livre sur livre, là, je bloque. Je n'arrive pas à enchaîner. Tout me paraît... fade. J'ai seulement envie de reprendre
le Passager, admirer encore ce crépuscule sur la couverture, me demander à quoi peut bien penser ce type au t-shirt blanc adossé à ce chêne des sables, et de refaire un tour. Là le titre du livre prend un tout autre sens, personnel, étrangement. Je veux être un passager à bord de cette histoire. L'être encore, encore...
L'histoire, d'ailleurs, pour vous en dire quelques mots, est assez simple. Les grands livres savent faire l'économie d'une trame compliquée ou tarabiscotée. Ici, il est question de Bobby Western, un jeune gars comme vous, comme moi, la trentaine bien tassée, confronté à un deuil impossible. Et puis un jour, alors qu'il fait son boulot, les fédéraux commencent à lui tourner autour. Vous n'avez pas besoin d'en savoir plus. Ensuite, ce n'est que magie et envoutement.
Ce qui me rend dingue à la lecture de ce roman, c'est l'écriture... Mais comment est-ce seulement possible d'écrire comme ça... A CET ÂGE?!
Cormac McCarthy a aujourd'hui 90 ans. Quatre-vingt-dix ans (merci à la langue française qui fait vraiment peser chaque année de cet âge). le type a 90 ans et pourtant il écrit avec la fougue d'un jeune homme de 20 ans! Il y a un élan, une tornade qui vous prend d'entrée de jeu et ne vous lâche plus. Ensuite vous êtes emporté.e dans le tourbillon McCarthy, et les heures défilent, et vous êtes là, émerveillé.e, plongé.e dans cette histoire si belle et si intense et si terrible! Et que dire des dialogues? Pas grand chose. Ils sont d'une vraisemblance sidérante, et donne à ce roman ce ton si frais, énergique et dépaysant. Et que dire de la culture personnelle de McCarthy? Dès qu'il aborde un sujet, il le fait comme s'il était calé en tout. Et j'ai l'impression que c'est effectivement le cas. Ça arrive, qu'on sente qu'un auteur a fait des recherches, s'est documenté auprès de spécialistes pour étoffer des réflexions sur un thème particulier, mais ici, tant de maitrise, tant de fluidité, tout paraît sortir de sa tête comme s'il nous racontait les choses les plus élémentaires et simples qui soient. Qu'il parle plongée sous-marine ou physique quantique, qu'il nous dépeigne l'Amérique des Kennedy ou l'apocalypse d'Hiroshima, McCarthy parle en connaissance de cause, avec un ton fascinant et un vocabulaire riche et évocateur, précis, juste. le gars sait de quoi il parle, point barre. Et nous, on ne peut que rester bouche bée et captivé.e par ses histoires.
Je pourrais continuer encore et encore, mais ça n'apporterait rien.
Je veux juste dire que ce roman m'a profondément marqué, et a fait bouger des choses en moi. Des plaques tectoniques se sont mises en mouvement en moi. Je vous parlais de transcendance, j'ai ressenti cela en lisant
le Passager.
Cormac McCarthy a toujours côtoyé les aspects métaphysiques qui parfois effleurent dans une vie, ici l'histoire de Bobby Western - qui est aussi celle d'Alicia Western, de Long John, de Debby, de Mamy Ellen, de Oiler et du Kid - en est la quintessence, l'aboutissement d'une vie d'écrivain, de fin observateur.
Cormac McCarthy est allé au plus profond de l'âme humaine, et en a restitué sa vision, intime, universelle, profondément touchante et déroutante. Et a transformé ça en un joyau.
Le terme est galvaudé, et puis finalement chacun.e a ses propres classiques, et il ne sert à rien de vouloir s'attarder sur la valeur des arguments que chacun.e pourrait avancer pour justifier un choix qui au fond, n'en est pas un.
le Passager est pour moi un chef-d'oeuvre car il s'est tout simplement imposé à moi et m'a transformé. Encore une fois, mais ici d'une façon plus forte et importante qu'avec ses textes précédents,
Cormac McCarthy me prouve que la littérature est une affaire sérieuse, capable de changer une personne, capable de déplacer des montagnes et des systèmes solaires. Tomber sur des textes ayant cette puissance géologique est rare, et je suis heureux d'en avoir trouvé un nouveau à ajouter à ma collection secrète, je souhaitais seulement vous faire part de mon infini respect pour cet écrivain si singulier, et pour son dernier roman. Je vous souhaite d'être aussi touché que je l'ai été.
Voici
le Passager, que l'on doit aux éditions de L'Olivier, dans un traduction impeccable de
Serge Chauvin. Ça sort demain, et c'est bouleversant.