«
Voici l'homme » (« Ecce Homo » en latin) est ce qu'aurait dit Ponce Pilate, à Jérusalem, en présentant Jésus à la foule, peu de temps avant la Crucifixion.
Michael Moorcock écrit dès les premières lignes, citant son héros : « Et [l'homme] leur parla, disant : « En vérité, je vous le dis, j'étais Karl Glogauer, et à présent je suis Jésus, le Messie, le Christ. Et il en fut ainsi. » ».
Ces premiers mots, considérés comme incipit pour le moins détonnant, intriguent, interpellent, interrogent, aiguisent la curiosité, poussent à aller plus avant. Les termes sont affûtés, imitent au millimètre près une prose typique que l'on pourrait croire issue des Evangiles. Quelqu'un d'autre que Jésus, peut-être, a t'il habité la peau du Christ ? Allons bon .. ! le pitch est bien prometteur !
Moorcock ne fait pas encore mention de voyage dans le temps, mais l'idée chez le lecteur mijote déjà ; nous sommes quand même dans une collection SF, au coeur d'un genre qui a fait choux gras des « temposcaphes » et autres « chronobidules » aptes à visiter le passé comme si de rien n'était (ne serait). le pitch prend de l'ampleur.
La 4 de couverture de la réédition en Livre de Poche SF n'est pas en reste, en rajoute même, lève le voile plus avant, avec ce qui ressemble à un spoil d'envergure délibéré*. Je ne peux vérifier si les mécanismes de présentation de l'édition originale et des rééditions successives sont de même eau, celle de 77 étant la seule que je possède.
« Il s'appelait Glogauer. Il avait remonté le temps, du milieu du XXe siècle jusqu'en l'an 28, pour chercher le Christ et assister à sa crucifixion. Et maintenant qu'il se trouvait sur la Terre Promise, il venait de rencontrer Jean Baptiste, le prophète, et déjà il lui parlait de Celui qu'il désirait voir et dont l'image l'avait toujours hanté, bien qu'il fût incroyant. Mais Jean Baptiste le regardait, un rien stupéfait. Comme si le nom de Jésus-Christ avait été prononcé devant lui pour la toute première fois. »
Me concernant, à l'époque de ma première lecture de l'ouvrage en 1977, ce stratagème d'auteur et celui éditorial ont fonctionné à merveille : happé et scotché je fus (vision d'un lecteur collé à un serpentin tue-mouches), sur le c** je suis resté, même si au final certaines visions en seconde lecture m'ont fait un tantinet grincer des dents.
Voyage dans le temps donc. Un homme du XXème siècle dans la peau du Christ ? Porteur à donf le postulat de départ, isn't .. ? Quelqu'un devait y penser tôt ou tard, non ? Peut-être, avant
Moorcock, un autre auteur SF avait t'il déjà abordé un rivage similaire … va savoir ? Je chatouille ma mémoire à ce sujet ; seul remonte la nouvelle de Brunner « Une passion pour les clous » (1965) et encore n'est-ce que du cousinage de l'à-peu-près ; sinon gigotte encore du postérieur avec « Un martien nommé Jésus » de Farmer (ce serait bien dans son genre, le chahutage religieux) mais ce n'est pour moi qu'un titre évocateur et une couverture en « Titres SF ». Sinon, la Grande Anthologie de la
Science-Fiction (1983) en Livre de Poche SF semble avoir exploré la thématique des « Histoires divines ». A lire aussi sur des sujets très voisins : «
Kid Jesus » de
Pierre Pelot (1980) et «
Jesus Video » d'
Andreas Eschbach (1998).
Un agnostique sur le Chemin de Croix ? On la sent venir à deux millénaires de distance, cette affaire-là. L'horizon d'attente est prometteur ; mais gare aux dérives iconoclastes en fragile équilibre, le sujet s'y prête. A première parution, le roman fit parler de lui dans le Landernau SF anglo-saxon ; à deux doigts du blasphème pour certains lecteurs.
Jugez-en.
XXème siècle. Au mitan des 60's. Londres. le lecteur rencontre Karl Glogauer, le héros. C'est un jeune londonien tristement bohème, un raté de la plus belle eau, un introverti inlassablement recroquevillé sur lui-même, mortifère, pleurnichard et renifleur, masochiste, immature, à l'auto-apitoiement constant ; il se complait à rater tout ce qu'il entreprend (socialement et affectivement) ; on le sent perpétuellement dans une volonté d'échec ; névrosé jusqu'à l'os, il entreprend des études de psychiatrie (quel cocktail détonnant .. !) qu'il ne mène pas à terme. le voici de plus, tour à tour, au fil des pages, déniaisé par un prêtre, autosatisfait orgasmique, mal à l'aise avec les femmes (y compris avec sa maman décédée), homosexuel ponctuel/occasionnel pour des raisons qu'il ne comprend pas. Fait central, il se montre tour à tour agnostique, athée ou croyant ; illuminé à l'écoute de sectes religieuses (ou autres) ; obsédé par la Crucifixion, il semble désireux d'y assister si le moyen s'en présentait. Ses motivations à tenter le transfert temporel sont incertaines et antagonistes : prouver la réalité d'une déité ou dénoncer un mythe, un montage ultérieur sur le fil fantasmé d'idéalistes sincères ou malsain d'opportunistes aux aguets ?
Un génie du bricolage (façon système D) le convit au voyage, il a la machine, il lui manque le cobaye. A ce dernier le choix de la destination. Ce sera près de Nazareth, en 28 après JC, à deux ans du Chemin de Croix. Advienne que pourra ..!
La suite appartient au récit …
Glogauer est un personnage complexifié à outrance (mais étonnamment crédible),
Moorcock use du flou et c'est délibéré ; on croit le saisir, il s'échappe, s'enfuit, revient, repart ; c'est le fruit de son époque, celle pour qui, au final, tout semble facile mais rien n'est simple. Que comprend vraiment Karl Glogauer de lui-même, du plus profond de ses réflexions et motivations hétéroclites ? Rien et nous non plus.
Moorcock, dans le twist final (celui-ci n'est pas prévisible), lui offrira une résurrection à la hauteur de ses interrogations inutiles. Je vous en laisse l'énorme plaisir de la découverte.
« Glogauer, l'homme, était partagé entre les pôles du rationalisme absolu et du désir d'être convaincu par le mysticisme lui-même. »
Au Début il y eut une novela éponyme, datée de 1966 en VO. Quelques dizaines de pages sous Son Nom :
Michael Moorcock. On la trouve au Commencement dans New Worlds : Sa Revue, Son fer de lance SF de la New Wave britannique. L'homme, en tant que Rédacteur en Chef, désirait plus de « F » que de « S » dans une
Science-Fiction en place qu'il jugeait périmée ; il privilégia la belle prose et les innovations typographiques au détriment de l'idée. «
Voici l'homme », la novela, obtint le Nebula en 1967 ; le court roman qui suivit, rien. Noosfere décline ce dernier en quelques moutures VF dont la dernière est chez l'Atalante in « La dentelle du cygne » (2002). Mon exemplaire est celui du Livre de Poche SF (1977). Dans tous les cas les traducteurs ont toujours été les mêmes :
Martine Renaud et
Pierre Versins.
Moorcock utilise une machine à voyager dans le temps. Il y est obligé. Elle se casse, tu m'étonnes, dès l'arrivée à destination. Sans espoir de pouvoir la réparer, Gloqauer est désormais bloqué dans le passé. N'en parlons plus, elle a rempli son rôle utilitaire ? Eh ben, si, revenons y.. ! Aucune explication sur le fonctionnement de l'engin, rationnelle ou fantaisiste, n'est apportée. Il n'a, du moins en VF, aucune dénomination autre que « machine temporelle » ; c'est bien léger et pour le moins évasif. Ce n'est, au final pour
Moorcock, qu'une simple utilité interne à son récit. Pourquoi s'y appesantir plus avant, lui dénicher un nom sympa et évocateur, lui chercher une base de fonctionnement (même abracadabrante) ? L'auteur ne se soucie d'aucune crédibilité scientifique. En a-t-il seulement besoin, parait t'il juger ? La raison : New Worlds s'est bâti sur le parti-pris de blacklister le versant « Science » de la SF, de court-circuiter Campbell et sa conception du genre. Hard SF out, il ne reste que la « Fiction pure» pour lier la sauce. En termes de sciences dures, c'est le désert ou presque ; seule s'agite la psychiatrie jungienne. Sommes-nous à deux doigts de la Littérature Blanche dans un no man's land incertain et des trans-fictions à venir ?
La 4 de couv, en pie bavarde, n'est pas avare de détails. Elle papote et spoile. L'idée de base est si forte d'explosivité, que révéler le fond de l'affaire (ou presque), n'affaiblira en rien l'envie, chez le lecteur lambda d'en TOUT savoir. Pour les autres, addicts SF de toujours, n'ayant pas encore lu le roman, le pitch de l'ouvrage est si présent dans leur savoir culturel du genre, qu'ils se contenteront des twists intermédiaires (eux aussi pas piqués des vers) et celui du bout du bout que je n'ai trouvé nulle part révélés.
Le récit possède d'énormes qualités de forme. le déroulé de l'intrigue est magistralement conduit via les moyens ingénieux que
Moorcock utilise pour faire avancer son sujet. Il n‘y a que peu d'effets New Wave, çà peut rassurer les allergiques. La lecture est aisée et logique. Les courts flashbacks pullulent presque à chaque fin de paragraphe ; Ils interagissent l'un l'autre, parfaitement huilés. Rien n'est inextricable ni confus malgré l'abondance des allers-retours temporels ; passé et futur s'emboitent ingénieusement l'un l'autre. Tout est raisonnable dans la forme. C'est une franche réussite.
L'auteur ira t'il au-delà de ce que son lecteur espère, voire redoute ? Ce n'est pas si simple, tout est vraiment plus complexe que çà. Nous sommes au mitan des 60's à parution VO; la Contre-Culture, l'Underground, la Mouvance Hippie prônent le sexe libéré, la psychanalyse comme solution à tout, les inhibitions (y compris religieuses) enfin levées ... etc, tout laisse à penser que tout est permis. Quoi d'étonnant à ce que
Moorcock se soit jeté sur cette manne ? En sort un chef d'oeuvre en plein accord avec son époque. La BOF l'accompagnant pourrait utiliser le psychédélisme musical d'alors : Grateful Dead, Jefferson Airplane, Quicksilver Messenger Service … etc. La durable absence de rééditions concernant «
Voici l'homme » (1977>2001) est t'elle le signe éditorial fébrile d'avoir longtemps cru le thème central désormais hors phase avec nos années 2000 et 2010 ?
Au final, que nous offre vraiment l'auteur ?
1_Un voyage dans le temps standard, un de plus, dans un genre qui n'en manquait déjà pas, même en 66 ?
Moorcock jouant du B.A.BA d'une SF à papa, celle des paradoxes potentiels induits comme autant de concepts ludiques ? le thème est tarte-à-la-crème, quelques fois même peau de banane. Mais bon, on ne déteste pas y revenir de temps à autres. Je n'entrevois aucun paradoxe temporel dans «
Voici l'homme» (je peux me tromper). L'oeuvre vaut mieux que çà, à mon sens. Cherchons ailleurs.
2_Une balade temporelle couplée à un détour par un univers parallèle ou une uchronie. Les deux hypothèses conserveraient au monde original (le nôtre) et à la branche-mère (notre bon côté du temps) toute la belle prestance du Christ et la Grandeur de Son Histoire ?
L'une suivant l'autre, ces deux hypothèses auront, tour à tour, votre préférence. Elles seront sans cesse exponentialisées par la présence d'un Christ revu et corrigé, au coeur d'un 5ème Evangile selon
Moorcock ?
Moorcock signe un récit coup de poing propice au KO debout, une baffe à claquer la tronche des plus blasés. On ne peut nier la prise de risques de l'auteur en terre d'alors majoritairement conservatrice ; fut t'il banalement provocateur en ses années de contre-culture ? Démystificateur ? Iconoclaste ? Blasphémateur ? Je n'ai aucune réponse sûre à apporter. Toujours est t'il que l'on sent
Moorcock joueur, amusé, quelques fois narquois, presque jubilatoire et rigolard.
A noter qu'il existe une courte BD (23 pages), adaptant le roman. Elle est signée Nino/Moench. Elle est au sommaire de la revue « L'Echo des Savanes Special USA » n°14. J'y vais de ce pas, histoire de prolonger le plaisir du roman.
* L'auteur, dès le début, ne semble faire mystère de rien. S'Il dévoile d'emblée son intrigue, cependant à mots couverts, sous nos yeux étonnés, c'est qu'il lui reste des coups de théâtre dans le secret de sa manche pour étonner ? Nombre de boites à secrets sont à ouvrir, les clefs viendront en leurs temps. L'horizon d'attente du roman n'est pas si simpliste que çà, un train pouvant en cacher d'autres. Certains lecteurs se douteront de la suite, flaireront même l'épilogue mais ne verront pas venir les mises en abime intermédiaires. Certains tournants vont être serrés, abrupts, voire choquants et déstabilisateurs. Je parie que vous en resterez sur le c**.
La chronique, ici sur Babelio, est complète. Si elle vous a plu, passez donc me voir sur mon blog. Vous y trouverez plein d'illustrations complémentaires.
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