J'avais été très impressionné par le passage de Peyrefitte à Apostrophes * en juin 1989 pour ce livre. Jamais je n'avais vu Pivot à ce point admiratif d'un ouvrage.
C'est le récit de l'ambassade britannique de 1793 en Chine. La rencontre fascinante et cataclysmique de deux orgueils, de deux illusions et de deux mentalités, celle de repli et celle d'ouverture ; l'histoire d'un énorme malentendu.
Les Chinois voient les Anglais en « barbares » venus apporter le tribut du vassal, mais aussi en dangereux commerçants qui pourraient contaminer la population en l'ouvrant à la nouveauté. L'empereur les fait couvrir d'attentions et de cadeaux en signe de satisfaction devant leur soumission autant que pour obtenir cette même soumission et aussi leur retirer l'argument de devoir entrer en contact avec des commerçants pour obtenir ces produits ;
les Anglais apportent des cadeaux comme preuves éclatantes de leur supériorité scientifique et donc de l'intérêt de commercer avec eux, et voient dans les honneurs qu'ils reçoivent le signe de leur importance. Arrivés plein d'assurance et d'ambition avec trois navires et 700 hommes, ils repartiront sept mois plus tard dépités, sans avoir rien obtenu ni rencontré aucun commerçant.
Dans les premières pages, durant l'interminable périple de l'ambassade jusqu'au palais de Jehol (Chengde), Peyrefitte creuse soigneusement le fossé des points de vue en détaillant comment chacun des deux empires est convaincu de sa supériorité ce qui rend encore plus spectaculaire la violence du choc culturel et le fiasco final. L'échec encore plus violent de l'ambassade anglaise de 1816 conduira à la guerre de l'opium de 1841, puis au sac de 1860.
Le courrier original de l'empereur Qianlong à George III (page 246) dont il n'a reçu qu'une version édulcorée, un inédit déniché par Peyrefitte, révèle le point de vue chinois dans toute sa brutalité : « Nous, par la grâce du Ciel, Empereur, ordonnons au Roi d'Angleterre de prendre note de Nos volontés (…) »
Les Chinois sont tellement fat, obtus et engoncés dans leurs superstitions qu'on en vient presque à s'amuser de l'énorme claque qu'ils prennent dans la première guerre de l'opium quand ils s'étonnent que 4.000 « diables barbares » (armés de mitrailleuses) à plus de 25.000 km de leur base déciment sans peine 20.000 soldats d'élites (équipés d'armes blanches).
L'écriture est très dense et exige de l'attention. On se perd facilement entre les lieux, les itinéraires et les innombrables échanges de courriers entre Anglais, mandarins et empereur. Mais on apprend mille choses : sur les pratiques de la population chinoise depuis le XVIIIe siècle, dans leur ingéniosité comme dans leur horreur, sur l'étiquette délirante de l'empereur Qianlong (†1799), autrement pire que celle de Louis XIV, que l'orange est arrivée en Europe par les Portugais de Macao, que les Français avaient conçu le Palais d'Eté avant de le détruire, que l'opium était déjà exporté en Chine par les Anglais dans les années 1770…
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Évoquant les "extorsions que se permettent les mandarins chinois", Barrow rapporte de l'un d'eux, cette algarade que ne renierait pas Qianlong lui-même : "Que venez-vous faire ici ? Nous vous donnons notre précieux thé, que la nature a refusé à votre pays, et nous prenons en échange les productions de vos manufactures, dont nous n'avons aucun besoin. Vous n'êtes pas satisfaits ? Pourquoi visitez-vous si souvent un pays dont les usages vous déplaisent ? Nous ne vous y invitons pas ! Et pourtant, quand vous venez et si vous vous conduisez bien, nous vous traitons à l'avenant. Respectez donc notre hospitalité, mais ne prétendez pas nous réformer."
Voilà bien la voix de la Chine ! Ce pourrait être, en tout temps, la prosopopée de chaque nation qui se sent menacée dans son identité.
Des enfants jouent à prendre à l'envers un escalier roulant. S'ils s'arrêtent, ils descendent. S'ils montent, ils restent stationnaires. Celui qui grimpe quatre à quatre monte lentement. Dans le long convoi de l'humanité, les nations font de même : celles qui ne bougent pas reculent ; celles qui avancent sans hâte font du sur-place ; celles qui courent sont seules à progresser.
L'idée de réciprocité suggérée par Staunton est-elle seulement concevable pour Qianlong ? Il est le sommet et le garant de l'Ordre universel. Personne au monde ne saurait lui être comparé. La psychopathologie permet de mieux comprendre une pareille incompatibilité. La perception du monde par un malade mental est irréductible à celle des autres individus ; pour percevoir le même monde, il faut y appartenir, c'est-à-dire disposer de la même organisation psychique. Ce n'est pas le cas entre l'Anglais et le Chinois ; chacun est un malade mental pour l'autre.
Pour les sociétés comme pour les personnes, le détour par l'Autre est nécessaire à la connaissance de soi. Au bout de chaque différence, on trouve deux questions : "Pourquoi sont-ils ainsi ?", et par suite : " Pourquoi ne suis-je pas ainsi ?"
Le sous-développement, c'est l'alliance de l'isolement et de l'immobilisme, relayés par la démographie. Le développement, c'est le mariage de l'ouverture au monde et des innovations croisées.