Cette théorie du Vouloir manifeste une opposition directe avec la tradition intellectualiste de la philosophie antérieure et contemporaine de Schopenhauer, depuis Platon jusqu’à Hegel. Le primat du Vouloir sur les représentations intellectuelles représente une rupture d’importance inestimable dans l’histoire des idées. Non que cette rupture soit entièrement nouvelle : les philosophes et les écrivains classiques avaient déjà analysé tel ou tel aspect de la primauté de la « passion » sur le « jugement » ; mais Schopenhauer est le premier à fonder et à systématiser cette primauté du Vouloir sur l’« Esprit ». Auparavant, il s’agissait seulement d’« accidents » de l’esprit, de cas singuliers où l’esprit, victime de l’amour-propre ou de quelque autre puissance affective, perdait momentanément sa suprématie de droit. Pour Schopenhauer, au contraire, la suprématie de droit revient au Vouloir, qui gouverne tout, et toujours : ce qui était l’exception devient la règle. C’est là le premier de ces renversements de valeurs qu’allait instaurer la philosophie de Nietzsche, et Schopenhauer, très conscient de son originalité, s’explique lui-même de manière précise à ce sujet : « Je vais commencer, écrit-il au début des Suppléments au deuxième livre du Monde, par produire une série de faits psychologiques d’où il résulte que dans notre propre conscience la volonté se présente toujours comme l’élément primaire et fondamental, que sa prédominance sur l’intellect est incontestable, que celui-ci est absolument secondaire, subordonné, conditionné. Cette démonstration est d’autant plus nécessaire, que tous les philosophes antérieurs à moi, du premier jusqu’au dernier, placent l’être véritable de l’homme dans la connaissance consciente : le moi, ou chez quelques-uns l’hypostase transcendante de ce moi appelée âme, est représenté avant tout et essentiellement comme connaissant, ou même comme pensant ; ce n’est que d’une manière secondaire et dérivée qu’il est conçu et représenté comme un être voulant. Cette vieille erreur fondamentale que tous ont partagée, cet énorme πρώτον Ψεύδος, ce fondamental ΰστερου πρότερου doit être banni avant tout du domaine philosophique, et c’est pourquoi je m’efforce d’établir nettement la nature véritable de la chose ».
La philosophie de Schopenhauer est la première à poser comme absolu le conditionnement des fonctions intellectuelles par les fonctions affectives ; la première à considérer comme superficielle et comme « masque » toute pensée dont les termes veulent rester sur le plan de la cohérence logique et de l’« objectivité ». « Tout ce qui s’opère par le medium de la représentation, c’est-à-dire de l’intellect – celui-ci fût-il développé jusqu’à la raison – n’est qu’une plaisanterie par rapport à ce qui émane directement de la volonté ». La philosophie de la volonté inaugure l’ère du soupçon, qui recherche la profondeur sous l’exprimé, et la découvre dans l’inconscient.
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La thèse de Schopenhauer selon laquelle « l’intellect obéit à la volonté » représente donc le point de départ d’une philosophie généalogique (Marx et Nietzsche), ainsi que d’une psychologie de l’inconscient (Freud). L’une et l’autre existent d’ailleurs chez Schopenhauer à l’état d’ébauche, un peu dissimulées mais présentes sous l’appareil conceptuel pseudo-classique.
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De manière générale, il apparaît que la théorie du primat du Vouloir est riche d’une série infinie de prolongements, qui se confondent avec la meilleure part de l’histoire de la philosophie postérieure à Schopenhauer. L’idée qu’il n’y a pas d’intellectuel en tant que tel, pas de pensée qui ne se rattache à des motivations inconscientes, a son origine chez Schopenhauer. La multiplicité et la maladresse des emprunts à la philosophie classique ne doivent pas faire oublier cette originalité décisive. Si la théorie de la « représentation » est issue de Kant, celle de la « volonté » est entièrement neuve ; les seuls précurseurs de Schopenhauer en la matière ne sont pas des philosophes, mais deux physiologistes français de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles, Cabanis et Bichat. Les théories « vitalistes » de ces deux médecins-philosophes rompaient, comme on sait, avec les interprétations mécanistes et quantitatives de la physiologie empiriste. Le génie de Schopenhauer est d’avoir découvert la portée de ces considérations physiologiques, en les introduisant dans le domaine philosophique. Au rationalisme succède, dès lors, un volontarisme irrationnel : c’est Schopenhauer qui inaugure la critique de la raison classique, en lui opposant cette intuition iconoclaste de la toute-puissance du désir, même dans le domaine des pensées. Intuition terrible, contre laquelle n’ont cessé de lutter, depuis Schopenhauer, toutes les philosophies soucieuses de sauvegarder l’indépendance de la raison et l’autonomie de la liberté, non pas, comme elles se le prétendent à elles-mêmes, par recherche sereine d’objectivité, mais par secrète volonté morale. Ce n’est pas par hasard que Sartre maintient dans sa philosophie le mythe de la responsabilité intégrale, ni que la plupart des idéologies progressistes se recommandent du rationalisme. Schopenhauer l’avait prévu, et découvert avant Nietzsche : pour bien servir la volonté, rien de plus utile que les idées. (chap. I)
Pourquoi ce besoin angoissé de cause ? On se trouve ainsi ramené aux sources de l’étonnement schopenhauérien, mais les termes de la question se sont inversés : on ne se demande plus pourquoi il y a un monde, mais d’où provient le besoin de lui attribuer une cause.
Le spectacle de l’homme voué, lucide ou non, à une situation absurde, ne prend donc jamais, dans la pensée de Schopenhauer, de caractère véritablement tragique. Ce spectacle, si douloureux soit-il, est tout au plus tragi-comique. On ne trouve nulle part l’idée d’une grandeur tragique de la condition humaine, de cette « misère de prince dépossédé » dont parle Pascal. La vision de l’absurde se cantonne sur elle-même, et n’éveille jamais le sentiment de la tragédie, auquel Schopenhauer semble avoir été étranger. À cet égard, il est intéressant de remarquer que le principal lecteur de Schopenhauer, Nietzsche, tente de replacer le débat à un niveau plus tragique, et par là même moins désabusé et sarcastique – un peu de la même façon dont réagit Pascal face au scepticisme de Montaigne, en acculant à la tragédie les conclusions pessimistes et souriantes de son principal inspirateur.
Ainsi le Vouloir, qui gouverne tout, n’a en lui-même ni fin, ni origine, ni raison de son propre pouvoir contraignant, et ne fait qu’éternellement se répéter. Il ne procède de rien, et ne mène nulle part. La conclusion qui s’impose est que le Vouloir est privé de tous les caractères du Vouloir : l’absurdité dernière de la volonté schopenhauerienne consiste en ceci qu’elle est incapable de vouloir. C’est à la faveur de l’illusion inspirée par le désir vital qu’on attribue de la volonté à un ensemble d’impulsions absurdes. Rien dans le Vouloir qui puisse s’interpréter comme « voulant » : et toutes les tendances qui en procèdent participent de la même absence de volonté. La volonté, qui ne veut jamais, engendre des impulsions fictives. Comme il n’y a pas de volonté dans le Vouloir, il n’y a pas non plus d’émotion, de désir, de haine dans les sentiments des hommes. L’absurde des passions n’est pas dans leur force contraignante et inassouvissable, mais dans l’absence qui se cache sous leur présence fictive. Les passions jouent le rôle théâtral du « comme si » : comme si l’amour, comme si la haine, comme si l’émotion, à l’instar du Vouloir qui agit comme s’il voulait.
Schopenhauer fait sienne la fameuse définition shakespearienne : « Le monde est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Si le théâtre reflète la vie des hommes, ceux-ci constituent à leur tour un autre théâtre également fictif, et bien davantage même, car il ne reflète plus rien. L’homme est un personnage sans acteur pour le supporter, au sein d’un envers dont il n’est nul endroit. Les actes qu’il joue attendent en vain un niveau quelconque de « réalité » à partir duquel les interpréter. La philosophie schopenhauerienne est non interprétative, et répudie comme bavard tout effort pour se substituer au silence absurde. Il ne faut pas compter sur le philosophe pour trouver des raisons de vivre. (chap. II)
L’absurde est que tout soit à la fois nécessaire et privé de nécessité, que la nécessité qui gouverne le monde soit elle-même privée de nécessité, de cause pour l’expliciter et la justifier du même coup. Fondement de tout, la nécessité est en même temps dénuée de tout fondement.
L’homme du remords croit qu’il « aurait pu » agir autrement, qu’il lui aurait été possible d’éviter l’acte qui hante sa conscience - alors qu’en réalité, dit Schopenhauer, c’est une voix sourde qui lui dit : « Tu devais être un autre homme !» De même, lorsqu’il hésite sur la conduite à tenir, il s’imagine avoir devant lui mille possibilités offertes ; mais c’est seulement parce qu’il ne sait pas encore l’homme qu’il est - et il ne l’apprendra qu’en agissant. Il sera toujours trop tard pour la liberté.
"J'entre ici en perdante.
Je sais que les mots ne pourront rien. Je sais qu'ils n'auront aucune action sur mon chagrin, comme le reste de la littérature. Je ne dis pas qu'elle est inutile, je dis qu'elle ne console pas."
C'est ainsi que débute Inconsolable, le livre que nous explorons au cours de cet épisode.
À travers un récit porté par une narratrice confrontée à la mort de son père et qui scrute, au quotidien, la douleur, la tristesse, le monde qui n'est plus le même et la vie qui revient malgré tout, son autrice, la philosophe Adèle van Reeth, tente de regarder la mort en face et de mettre des mots sur cette réalité de notre condition d'êtres mortels. C'est un livre qui parle de la perte des êtres chers et qui est en même temps rempli de vie.
Adèle van Reeth nous en parle au fil d'un dialogue, où il est question, entre autres, de la difficulté et de la nécessité d'écrire, de la vie avec la tristesse et d'un chat opiniâtre.
Et à l'issue de cette conversation, nos libraires Julien et Marion vous proposent de découvrir quelques livres qui explorent la question du deuil.
Bibliographie :
- Inconsolable, d'Adèle van Reeth (éd. Gallimard)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/21563300-inconsolable-adele-van-reeth-gallimard
- La Vie ordinaire, d'Adèle van Reeth (éd. Folio)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/20047829-la-vie-ordinaire-adele-van-reeth-folio
- le Réel et son double, de Clément Rosset (éd. Folio)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/501864-le-reel-et-son-double-essai-sur-l-illusion-e--clement-rosset-folio
- L'Année de la pensée magique, de Joan Didion (éd. le Livre de poche)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/1177569-l-annee-de-la-pensee-magique-joan-didion-le-livre-de-poche
- Comment j'ai vidé la maison de mes parents, de Lydia Flem (éd. Points)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/16192372-comment-j-ai-vide-la-maison-de-mes-parents-une--lydia-flem-points
- Rien n'est su, de Sabine Garrigues (éd. le Tripode)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/22539851-rien-n-est-su-sabine-garrigues-le-tripode
- Vivre avec nos morts, de Delphine Horvilleur (éd. le Livre de poche)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/21199965-vivre-avec-nos-morts-petit-traite-de-consolati--delphine-horvilleur-le-livre-de-poche
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