Anatomie de la folie dans une nuit américaine
La neige tombe, le brouillard monte lentement du sol et la grisaille finit par tout envahir. le froid mord dans la peau comme un renard affamé. On cherche un chemin, une issue, jusqu'à apercevoir une maison située à quelques pas de là. On s'approche et on frotte aux carreaux givrés pour essayer de voir ce qui se trame à l'intérieur.
Une faible ampoule pend au plafond, et des gouttes de lumière maladive tombent sur différents visages : il y a là Willard Carroll, sa femme Berta, leur fille Myra ainsi que le gendre, Duane Nelson, surnommé "Whitey". La soupe refroidit dans les assiettes et le coeur n'est pas à la fête, c'est le moins qu'on puisse dire. La Grande Dépression vient de passer par là, ramenant la fille au bercail dans lequel son père compte bien la maintenir en éternelle enfant. Seulement, il y a comme qui dirait quelqu'un de trop, un intrus : un mécano sans emploi qui, contraint et forcé, a suivi son épouse chez ses beaux-parents, le temps de se refaire. Mais ce qui devait n'être que provisoire va durer longtemps, beaucoup trop longtemps...
Le ventre de la femme est arrondi. On appelle cela un "heureux événement", n'est-ce pas ? Mais les expressions toutes faites sont parfois trompeuses. Bientôt, une petite fille va naître : Lucy. Elle aime bien jouer avec son papa de temps à autre. Mais celui qu'elle préfère par-dessus tout, c'est bien son grand-père, "Papa Will", ainsi qu'elle l'a surnommé. Il est comme du bon pain, Papa Will : jamais un mot au-dessus de l'autre, l'air droit et respectable, passant tous ses caprices à sa petite-fille adorée. Et puis, il n'est pas comme son vrai papa, ce soûlographe incapable de garder un boulot plus de quelques mois d'affilée. La petite Lucy grandit auprès d'une mère sans grande personnalité, Myra, fourrée dans les jambes de son père, receveur des Postes de son métier. Voilà qui tombe bien, un livre est une lettre dont chaque lecteur peut se faire le destinataire. Prenons donc un coupe-papier, décachetons et lisons le texte qui était caché sous l'enveloppe.
Au fil des années, Lucy développe une véritable haine à l'égard de son père, et de tous les hommes qui ne rentrent pas dans son schéma étriqué de petite fille capricieuse. Car celle-ci rêve d'un modèle familial tout droit sorti d'un film mièvre à souhait ou des pages d'un magazine bien comme il faut, dans lequel papa, maman et elle poseraient, tout sourire, autour d'une bonne grosse dinde de Thanksgiving. Mais la douce utopie du foyer idéal conduit à la catastrophe : à vouloir vivre sans histoire, on fonce tout droit se cogner dans le mur du réel. Et la douleur n'en est que plus grande.
D'ailleurs, est-ce que le docile Papa Will ne serait pas un peu responsable, malgré ses airs de sainte nitouche ? Non, voyons, c'est impossible, Papa Will n'est pas comme ça : il a une jolie petite âme bien lustrée, qu'il fait reluire le soir avec le torchon de ses remords. Peut-être qu'en fouillant bien, on trouverait la mauvaise conscience d'avoir dû reconduire à l'asile sa folle de soeur, Ginny, après l'en avoir fait sortir sans succès. Et le cycle du malheur semble bien prêt de se reproduire.
Lucy est une adolescente maintenant, un joli brin de fille avec un visage qui a du caractère. Roy Bassart, qui la courtise assidûment avec les clics de son appareil photo, en sait quelque chose. D'ailleurs, à force de la coucher sur du papier argentique, l'envie irrésistible lui vient de la coucher purement et simplement sur sa banquette arrière. Elle semble si inoffensive, Lucy, comme un petit oiseau qui serait tombé de son nid. Mais le grand échalas va vite déchanter. Lucy est enceinte de ses oeuvres : il se doit donc de l'épouser, même si celle-ci n'en meurt pas d'envie. Qu'importe, elle va le mater ce rêveur impénitent, oh oui, elle va lui apprendre à filer doux et à être un "homme". Et tant pis pour la casse !
Avec son deuxième roman,
Philip Roth, qui avait déjà montré un admirable talent dans le premier, "
Laisser courir", continue de gratter la plaie des faux-semblants d'une Amérique obsédée par la bienséance, les bonnes moeurs et la fausse vertu : tous ces mensonges qui font qu'on se croit doté d'une âme belle, noble et sans tache ; un coeur brillant, mais poisseux comme une pomme d'amour. "
Quand elle était gentille" est une anatomie de la folie dans une nuit américaine, tellement précise qu'elle en fait froid dans le dos. le lecteur assiste, impuissant, à la croissance d'une démence inéluctable dans le corps d'une jeune mère.
On voudrait crier, tenter, dans un ultime effort, de sauver cette pauvre fille en détresse, mais il est trop tard pour ramener Lucy à la raison : elle est désormais passée de l'autre côté d'une frontière invisible dont on ne revient pas vivant.
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Thibault Marconnet
Le 2 septembre 2021