« Mère et fils »
La nouvelle qui ouvre le recueil prend place durant la décennie noire (1991-2002). Dans un village où ne restent que les femmes - les hommes sont partis faire la guerre - arrive une jeep conduite par militaire. À l'arrière, un jeune homme mort. Un groupe de femmes s'approche, l'une d'elle reconnaît son fils.
La narration est paradoxale. Un.e narrateur.ice omiscient.e qui pose des questions. le texte commence par « pourquoi », comme si, face à la violence de la guerre, il était impossible de comprendre. La religion, par la bouche de la vieille, tente de répondre à ces questions, mais en vain : les femmes « voudraient croire », mais elles n'y arrivent pas.
Guerre qui est partout la même, comme le rappelle l'allusion au « dormeur du val » de Rimbaud. Comme dans le poème, l'autrice commence par décrire le jeune homme « allongé » sans indiquer qu'il est mort et termine par « le cou blanc, fragile, est percé d'un trou minuscule ». Que ce soit en France ou en Algérie, les enfants morts se ressemblent.
En filigrane se lit aussi la violence faite aux femmes, encore plus forte durant les guerres. La narratrice évoque ainsi les jeunes filles qui « ne sont plus des jeunes filles » et que personne ne voudra épouser. La litote évoque clairement des viols.
«
de l'autre côté de la mer c'est loin »
La nouvelle éponyme du recueil raconte l'histoire d'un enfant enlevé à sa mère française par son père algérien. Il refuse de rejeter tout un pan de son histoire, c'est-à-dire d'oublier sa mère. Cela se manifeste par une forte hostilité envers la femme de son père.
L'enfant fait face à deux silences : celui de son père, qui refuse de lui parler de sa mère, et celui de cette dernière, qui lui envoie des lettres qu'il ne peut pas lire. Il y répond en devenant lui-même silencieux « il parle presque plus, ni en français ni en arabe ».
Ce silence, c'est la femme du père qui le brise en se plaignant à lui du manque d'affection de son fils. Elle le fait sans jamais accuser le fils, mais en demandant des comptes au père, dont elle subit aussi le silence : « Mais pourquoi ? Tu ne m'as jamais rien expliqué [...] ». Elle s'identifie à la mère, d'autant plus qu'elle a elle-même un fils et réagit avec empathie. Elle se lie aussi au fils, qui la considère comme « une soeur aînée ». Ils sont tous deux dominés par le père et elle n'a pas sur lui l'autorité d'une mère.
La belle-mère met des mots sur ce que ressent l'enfant, lui permet de communiquer avec son père. Elle est couturière, il y a dans le texte une métaphore filée liée au métier : elle coud un lien entre père et fils comme elle lui avait cousu des vêtements et comme elle tentera de coudre un autre lien entre les continents pour permettre à l'enfant de voir sa mère. Son discours libère la parole du fils, qui est alors capable de dire qu'il veut voir sa mère, au lieu de le montrer par des actes d'hostilités envers la femme de son père et par son silence.
La narration externe n'empêche pas de suivre le point de vue de l'enfant. Cela se ressent dans l'écriture. Il y a des ruptures, le texte saute d'une idée à l'autre, la ponctuation ne suit pas les règles grammaticales. Ces procédés se retrouvent dans le discours de la femme qui semble réécrit à travers ses souvenirs.
« le monologue de la prisonnière »
« Je l'aimerais toujours. »
La troisième nouvelle s'ouvre sur cette phrase sans contextualisation, comme une affirmation de l'universalité de l'amour. Nous comprenons sans cela le sentiment de la narratrice.
le texte se compose de deux parties. Dans la première, la narratrice raconte sa vie en prison et parle de la femme qui lui rend visite. La seconde est un dialogue, probablement avec la même visiteuse.
le discours est une forme de maïeutique, d'accouchement. Alors qu'au début de la nouvelle la narratrice disait faire semblant d'être arabe, elle admet maintenant l'être (“Il aurait eu peur de m'aimer, moi, une arabe…”). Elle abandonne l'identité qu'elle s'est inventée pour accepter la sienne. le lecteur est étonné au début du texte : pourquoi faire semblant d'être arabe ? Et comment indiquer un faux nom sur le registre d'une prison ? Il comprend ici l'histoire de la prisonnière.
le dialogue commence néanmoins par la tentation d'un mensonge : « « Orpheline, c'est ça ? » « Oui. Orpheline... » ». En tuant son père, la narratrice a cherché à le devenir. Orpheline, elle aurait été libre. La famille est une instance de contrôle, surtout à reformuler la partie masculine, le père et les frères. La famille représente aussi la religion, ce qui lui permet de juger son amour et de le condamner.
L'histoire s'immisce à travers la visiteuse, de France et d'Algérie : « Elle a fait l'école en Algérie, avant l'indépendance », «
Mon père est mort dans le maquis, du côté de bordeaux, c'était l'occupation ». S'incrustent aussi des textes qui servent de référence commune ou illustrent leur différence : Roméo et Juliette, les plus connus des amants maudits auxquelles se réfère la narratrice,
Montaigne qu'évoque la visiteuse cultivée et, référence plus populaire, les romans Harlequins que lisait la prisonnière. Des romans dans lesquels, si les amoureux traversent des épreuves, ils finissent toujours par connaître la fin heureuse qu'elle n'aura pas.
« Safia, tu es revenue »
« Ce que je savais de toi, si peu. »
Dans cette nouvelle, une narratrice sans nom part du peu qu'elle sait d'une jeune femme pour la transformer en une légende qui traverse plusieurs décennies d'histoire.
le texte s'adresse directement au personnage de Safia, mais plutôt à la manière d'un discours que d'une lettre. La langue est en effet celle de l'oral.
Safia est une orpheline. C'est un personnage marginalisé qui ne va pas à l'école et joue avec les garçons : elle n'est pas intégrée à la société et ne respecte pas les codes liés à son genre. Elle est donc un objet de curiosité pour la narratrice, fille de colon, d'un milieu social et d'une culture différente.
Une fois partie d'Algérie, devenue écrivaine, elle raconte Safia. Elle prétend s'adresser ici directement à celle-ci, mais elle dit : « Je ne veux pas que les
soldats te fassent du mal », signifiant que c'est elle qui invente la vie de Safia. Il semble néanmoins que son personnage ai aux yeux de la narratrice une forme de vie en dehors d'elle puisqu'elle écrit aussi : « où étais-tu à ce moment-là ? En vie ? » et plus loin : « J'ignorais ces talents ». Comme hantée par Safia (c'est aussi elle qu'elle entend dans la rue dans les discussions des mères arabes), personnage, mais aussi femme réelle, elle invente son histoire en suivant l'influence qu'a laissée en elle cette jeune fille à peine connue des années plus tôt. Safia est d'ailleurs l'un des rares personnages du recueil à être nommée.
Leïla Sebbar ne donne des noms à ses personnages que lorsque ceux-ci ont un sens dans le récit. Safia « « Choisie » en arabe […] C'est moi qui t'ai choisie [...] ». Il semble que Safia a, elle aussi, d'une certaine manière choisi la narratrice pour raconter son histoire.
« Safia, tu es revenue » est une histoire d'espoir. Safia traverse
L Histoire et en ressort plus forte. Même la prison a été pour elle un lieu positif, où elle a découvert une forme de sororité, elle qui n'a toujours été qu'en compagnie des garçons. Elle y a aussi appris à lire et à écrire. La fin du texte ressemble à un rêve, où Safia est à la fois jeune (la jeune fille que la narratrice a connue) et vieille (la femme qu'elle est devenue). L'orpheline devient une figure mythique « Safia la rouge », avec qui la paix est revenue en Algérie après la décennie noire.