Voici probablement l'une de meilleures analyses psychologiques de la série. L'issue du drame, la découverte de
l'assassin, n'est que prétexte à découvrir la personnalité d'une obscur magasinier, Louis Thouret, qui, en raison même de son métier et de son salaire modeste, est méprisé par sa femme et toute la famille de celle-ci.
Simenon n'évoque que les deux soeurs de Mme Thouret, Jeanne et Céline, lesquelles ont fait, elles, de "beaux" mariages en s'unissant à des employés des Chemins de Fer qui possèdent par conséquent, outre la sécurité de l'emploi, un statut social auquel ne peut évidemment pas prétendre un pauvre petit magasinier.
Il faut imaginer Thouret, dans le petit pavillon de Juvisy qu'il a acheté parce que ses belles-soeurs avaient le leur dans le même lotissement, partant chaque matin pour prendre
le train de banlieue à la même heure, avec son déjeuner empaqueté dans de la toile cirée noire (je ne suis plus très sûre de la couleur mais ce n'est pas très gai), son costume triste, sa cravate triste, ses souliers lugubres et l'inspection de sa femme qui visite toutes ses poches et vérifie même l'argent qu'il a en poche. Et il faut l'imaginer une fois encore, revenant le soir, et subissant à nouveau l'inspection de ses poches dans lesquelles, un jour, son épouse a découvert - oh ! quelle scène ! - son mouchoir teinté de rouge à lèvres. le malheureux avait eu beau expliquer que l'une des ouvrières de la manutention, chez Kaplan et Zanin, avait eu un malaise et qu'il lui avait passé son mouchoir humidifié sur le visage, rien n'y avait fait.
Pourtant, le Louis Thouret que des passants découvrent, mort d'un coup de couteau en plein coeur, dans une impasse non loin du boulevard Saint-Martin, dans le IIIème arrondissement, ne correspond pas tout à fait au Louis Thouret de banlieue. D'abord, il porte des souliers jaunes et une cravate rouge, toute pimpantes, accessoires d'habillement qu'une Mme Thouret très choquée, certifiera à la Morgue qu'elle n'aurait jamais autorisé son époux à les arborer, en public ou en privé. Ensuite, au fur et à mesure que se déroule l'enquête, on découvre que Thouret, comme le restant du personnel de la boîte d'ailleurs, avait été licencié de chez Kaplan depuis deux ou trois ans et qu'il passait depuis lors ses journées de semaine à flâner dans Paris, s'asseyant sur des bancs et observant alentour. Au début, il restait dans le quartier où il avait travaillé si longtemps et des anciens collègues l'avaient aperçu, assis sur tel ou tel banc. le vieux comptable M. Saimbron se rappelle s'être assis une fois à côté de lui, sur un banc du boulevard Bonne-Nouvelle.
Il apparaît bientôt que, sur ces bancs, Thouret rencontrait plus ou moins régulièrement un homme au physique banal, à ceci prêt que, quelle que soit la personne interrogée, tous
les témoins répondent à
Maigret qu'il leur avait rappelé un clown. Il apparaît aussi que Thouret, qui semblait pourtant n'avoir retrouvé aucune place, ceci en dépit de réels efforts, gagnait désormais très bien sa vie. Chez lui, à Juvisy, il avait même déclaré à sa femme qu'il avait été nommé directeur-adjoint chez Kaplan ... Il offrait en outre des cadeaux à une maîtresse, veuve d'un ancien policier, Mme Machère et, par la force des choses, se payait une petite chambre dans un meublé il est vrai un peu louche, où il abandonnait à regret ses souliers jaunes et ses cravates voyantes avant de réendosser sa défroque de minable avant pour regagner son triste logis, à Juvisy.
On sent la passion de
Maigret croître au long des chapitres pour ce personnage hors-série qui, déçu par la vie et par une épouse au coeur sec, avait trouvé l'occasion et le courage de se forger une seconde existence qu'il vivait comme il l'entendait. Pourquoi ne divorçait-il pas ? La question n'est jamais posée mais ce n'est certes pas pour sa fille, Monique, désormais jeune fille et travaillant elle-même, dont on finit par comprendre qu'elle aussi l'a beaucoup déçu. Peut-être parce que, pour lui, il était trop tôt pour aller jusqu'au bout ? Peut-être l'eût-il fait si, dans cette impasse, à la fin d'une journée hivernale, dans la nuit qui rampait, il n'avait reçu le coup mortel d'une lame anonyme ? ...
Tout comme le commissaire, le lecteur se passionne lui aussi, attachant fort peu d'importance au moment où il devine plus ou moins qui, dans le petit monde amoureusement exploré et mis en valeur par
Simenon, a trahi la confiance de Louis Thouret. C'est l'un des romans les plus forts, à mon sens, de son auteur, l'un de ceux où il dessine d'un trait sûr et définitif, sans pratiquement retoucher, l'un de ceux où les personnages qu'il décrit lui apparaissent, on le sent bien, d'un seul bloc, tout en pied, jaillissant de son cerveau fertile comme Athéna, dit-on, jaillit du crâne de Zeus, toute armée et déjà casquée. C'est un roman noir aussi, et même très noir, paradoxalement adouci par un humour féroce qui tempère la tristesse lamentable de la première vie de Louis Thouret et l'injustice de sa mort. C'est un "
Maigret" qu'il ne faut pas oublier de lire - ni de relire. ;o)