Sôseki est la statue du commandeur des lettres classiques japonaises, et une des principales figures intellectuelles de l'ère Meiji (1868-1912), celle de la grande modernisation du pays sous l'influence occidentale. A ce titre, le billet de 1000 yens a durant vingt ans été imprimé à son effigie. Et sorti d'un banal manga ou d'une histoire feel good, on sent immédiatement la qualité et l'esprit littéraire supérieurs, sachant que
Rafales d'automne n'est pas son livre le plus connu, loin s'en faut. Sôseki a vécu un peu en Angleterre, il connaît bien la littérature et la culture européennes.
Takayanagi et Nakano sont deux camarades de promotion universitaire, section lettres. Vivant à Tôkyô, ils sont amis, mais leur statut social sont aussi différents que les deux côtés de la même pièce. Côté face, Nakano est un fils de bonne famille bien lancé dans la vie, il vit de sa plume, est optimiste, moderne et tourné vers un avenir radieux, il va se marier à une jeune femme de son milieu. Côté pile, Takayanagi vit sans le sou, il se sent seul, est un éternel pessimiste dépressif, et sa santé est précaire. Un jour, ils vont recroiser la route d'un de leur ancien professeur, Dôya. Lui non plus ne roule pas sur l'or. Il a déjà dû quitter ses postes plusieurs fois, au grand dam de sa fidèle et patiente épouse, pour tenir régulièrement des discours subversifs devant ses étudiants sur l'évolution de la société. En clair, un peu trop socialiste, alors qu'un grand vent capitaliste et de plus en plus nationaliste porte le pays…Takayanagi s'en veut d'avoir avec son compère contribué à chasser Dôya d'un de ses postes en Province, et va renouer le contact.
Comme souvent dans les grands romans japonais, l'activité n'est pas trépidante. le roman s'avère assez psychologique et très certainement en partie autobiographique. Sôseki commente les propos, les attitudes, les pensées de ses protagonistes, ce qui est un prétexte pour avancer ses propres conceptions sur les choses essentielles de la vie et de la société de son temps. Argent, position sociale et intellectuelle des savants et des politiques, littérature, amour, solitude, maladie…Sôseki en impose par sa pensée puissante, il y aurait tellement de citations à extraire ! Ce qui frappe, c'est la permanence, l'actualité, la modernité du propos. Plusieurs longs passages sont marquants, comme la scène où Takayanagi, qui assiste presque malgré lui à son premier concert classique, où l'on sent dans les tenues vestimentaires la société s'occidentaliser, laisse son esprit vagabonder, dans un monde aux références poétiques très végétales et fleuries. Ou encore celui exposant les jeux amoureux verbaux et mentaux de Nakano et sa fiancée. C'est brillant, intelligent, tellement intemporel !
Une lecture exigeante, qui allie le tragique et un certain humour, qui met en relief des destins individuels divergents, mis à l'épreuve par les transformations de la société de leur temps. Les personnages appréhendent les changements en cours à armes inégales, selon leur condition sociale et leur constitution physique et mentale. En ce sens, ce roman est intemporel, faisant écho aux évolutions actuelles souvent anxiogènes, ce "progrès" qui divise les conquérants et les craintifs.
Rafales d'automne, c'est la symbolique de la saison, chère aux Japonais, les feuilles qui tombent et l'omniprésence du vent dans ce roman, c'est la fin de quelque chose. Peut-être bientôt la fin de cette ère Meiji, nous sommes en 1908, c'est une sorte de bilan quarante ans après, et les temps à venir sont incertains...Sent-on une terrible guerre arriver, alors même que le Japon a déjà mis en déroute l'armée russe en 1905 ? C'est aussi Takayanagi qui ressent les premiers symptômes de la maladie, c'est la prise de conscience que la vie humaine ne pèse pas bien lourd et peut être emportée d'un souffle d'air. Les lectures sont multiples ! En tout cas l'acuité du regard de
Natsume Sôseki est remarquablement perçante et pertinente, et ne peuvent que donner l'envie d'autres lectures de cet écrivain fondateur.