La mort de Garibaldo, dès la première page du livre, célèbre aussi bien l'unité de l'Italie qu'elle signifie la fin d'une époque : celle des héros et de la résistance. C'est sur les morts que l'on pleure, mais aussi sur eux que l'on bâtit les empires et les nations : ainsi se lit la destinée de cette famille toscane qu'
Antonio Tabucchi, pour son premier roman, nous invite à suivre dans cette épopée italienne. En fait d'épopée, ce serait plutôt une succession d'historiettes, dont la toile de fond serait la construction de cet état moderne qu'est l'Italie, qui représentent autant de moments, déterminants ou non, de vies passées à se dépêtrer de tyrannies aux visages multiples : pauvreté, amour, guerre, fascisme.
A la manière d'un
Gabriel Garcia Marquez avec sa famille Buendia dans
Cent ans de solitude,
Antonio Tabucchi use de la famille comme d'un personnage unique, multiforme certes par les visages qui la composent, mais finalement objet unique. Ce n'est pas pour rien que les caractères des personnages se retrouvent de façon identique chez l'un ou chez l'autre, de même que les prénoms que l'on retrouve à chaque génération. Tout cela contribue à calquer le destin d'une famille - qui serait finalement un seul et même personnage - sur celui du pays. Ce pays, l'Italie, connaît donc, après les temps héroïques et garibaldiens de l'unification, celui de la guerre - la Grande - puis celui du fascisme, et enfin celui de la république libérale et démocratique : en quelque sorte, la fin de l'histoire. Comme indiqué sur la 4ème de couverture, l'Italie quitte sa chemise rouge pour une chemise noire avant de se jeter, en bleu de travail ou en costume élégant, dans la reconstruction matérielle et économique d'après-guerre. En attendant, l'unification ne fait pas tout et elle n'est pas une fin en soi : en témoigne la migration américaine de Garibaldo, symbole de la destinée individuelle subie et choisie en même temps, contrepoint de la conquête du quatrième rivage, fantasme colonialiste puis fasciste qui trouva pourtant sa concrétisation en Ethiopie puis, plus tard, en Libye. Tout cela sera bien vite évacué après 1945, lorsque architectes et maîtres d'oeuvres penseront l'Italie comme terre d'accueil : touristes, soyez les bienvenus.
Il serait pourtant réducteur de dire que le destin de cette famille anonyme ne serait que la matérialisation individuelle de celui de l'Italie. Ce serait oublier le portrait plus intimiste que dresse
Tabucchi du pays au sens local, c'est-à-dire le village, Borgo, et ses alentours : ses marais emplis de roseaux que viennent couper les pauvres gens, ses reliefs alentours dans lesquels viennent se cacher les partisans et les prêtres, son église et son cinéma. Cette famille, d'ailleurs, n'est pas seule au village : amis, compagnons, ennemis connus et inconnus (comme les Allemands) sont aussi les acteurs de ces tableaux fugaces, de quelques pages à peine. A croire que, sur cette place italienne que décrit
Tabucchi, chacun, vivant seulement sa vie, s'échine à jouer un rôle que
L Histoire retiendra.
Ainsi se croisent frères et soeurs, amis et compagnons, ennemis de classe ou de patrie : les frères jumeaux Quarto et Volturno, dont l'un meurt en Ethiopie, les jumeaux Garibaldo et Anita, dite Atina, femme d'une grande beauté qui cachera sa vie dans un couvent ; Melchiorre, fils d'Anita et d'Ottorino, héritier de la fattoria locale, et qui adhère au fascisme pour "trouver des camarades" plus que par idéologie ; Volturno, dit Garibaldo (question de caractère), fils de Garibaldo, exilé comme son père en Amérique (l'un en Argentine, l'autre aux Etats-Unis), prisonnier littéral d'une tombe et d'un horoscope, anarchiste puis communiste ; Gavure, l'ami d'enfance de Volturno-Garibaldo, un bossu qui devient vendeur de journaux et distributeur de tracts politiques ; Don Milvio, le prêtre qui glisse parmi ses prêches des citations de manuels communistes, qui verra son église brûlée, et ses fidèles avec, par les Allemands et qui, après avoir révélé ses secrets, ira se perdre en forêt ; le gros Guido, force de la nature dont la carrière de lutteur sera mise à mal par un Japonais à grosse tête et qui, devenu Mangegravier à cause de sa façon sifflante de parler, survivra à la guerre mais pas à la nouvelle république libérale d'après-guerre.
Les femmes ne sont pas en reste. Elles sont des personnages éminemment importants du récit, à la fois en marge de cette société masculine et, en même temps, moteurs véritables de la vie sociale et amoureuse. Esperia, la première, épouse de Garibaldo, l'attend longtemps avant de le voir mourir, jeune, avant de vieillir rapidement dans sa maison repeinte entièrement aux couleurs de la mer ; Asmara, l'aimée du deuxième Garibaldo, qui se refuse à l'épouser pour des histoires d'horoscopes pas très bien comprises, femme de caractère qui méprise le petit pouvoir machiste ; Zelmira, devineresse, figure de la sorcière de village, qui lit dans la semoule le destin des hommes ; soeur Atina, aussi, qui fit de la concurrence à Sainte Ursule dans le coeur d'Ottorino, eut un enfant de lui et se cloîtra finalement, ce qui ne fut pas pour déplaire à sa mère à cause de sa trop grande beauté.
Littérairement, le récit est très rythmé, notamment par la succession de chapitres. Ceux-ci sont organisés en trois temps, qui sont autant de générations de la famille. La comparaison avec
Garcia Marquez pourrait d'ailleurs inclure aussi le goût pour la poésie, incluse dans une sorte de réalisme magique, notamment par les images utilisées : les fenêtres qui s'envolent pour annoncer les malheurs, la maison peinte en bleue pareille à la mer ou Don Milvio disparaissant dans sa grotte et dont on n'entend plus que les grattements souterrains.
Piazza d'Italia serait presque fantasque s'il n'y avait pas cette gravité, propre aux événements décrits, et cette tristesse qui transparaît dans ces histoires d'hommes et de femmes qui ne s'aiment pas complètement (ainsi Garibaldo et Asmara) ou dans ces bâtiments qui n'en finissent pas de projeter leur ombre inachevée (le cinéma Splendid) sur la place de Borgo. Une balle au milieu du front de Garibaldo suffit à mettre fin au roman et, étrangement, cela nous invite à le recommencer. Comme une façon de dire que toutes les histoires - la Grande et les petites - se répètent toujours.