Boston, en 1850, par une maussade journée de printemps : Félix Young et sa soeur Eugénie viennent de débarquer sur le nouveau continent dans l'espoir de renouer contact avec leur famille maternelle, les
Wentworth. La situation des Young est peu brillante. Eugénie possède le titre charmant de Baronne Munster que lui confère son mariage secret avec un prince allemand, mais son époux voudrait se débarrasser d'une union qui sied mal au rejeton d'une famille régnante, aussi modeste soit-elle. Refusant la répudiation, elle a quitté la petite cour de Silberstadt. Quant à Felix, il mène depuis longtemps une vie hasardeuse, tantôt comédien, tantôt peintre, il a sillonné toute l'Europe en vivant de ses maigres revenus. La prospérité des
Wentworth, l'appui qu'ils pourraient obtenir de leurs cousins de la Nouvelle-Angleterre les ont décidés à quitter l'Europe pour tenter leur chance en Amérique.
Comme ils l'avaient prévu, les
Wentworth leur offrent l'hospitalité et les accueillent avec simplicité et générosité dans leur résidence campagnarde. Felix dont l'humeur joyeuse et taquine s'accommode de tout, trouve rapidement sa place parmi la petite société de ses cousins et de leurs amis, d'autant qu'il n'est pas insensible au charme de Gertrude
Wentworth. Cependant, Eugénie goûte moins les plaisirs de la campagne. Les mondanités de sa vie d'autrefois lui manquent et les moeurs simples, la routine quotidienne de ses cousins, comme leur morale empreinte de puritanisme, lui pèsent parfois. Très vite l'attention du lecteur est happée par ce personnage féminin atypique. On peut la croire légère, désinvolte et, pourtant, elle a son propre code moral qui l'empêche de passer de la séduction à la galanterie. Elle domine sans mal son nouvel entourage, donne le ton, joue habilement des sentiments qu'elle suscite, mais s'abandonne aussi à la solidarité familiale qu'elle découvre. On se persuade qu'elle est intéressée, vénale, or elle se refusera à un mariage qui la mettrait à l'abri de la précarité. Elle est fin stratège, mais pas au point d'abdiquer sa fierté.
le lecteur est déroutée par cette femme complexe, comme l'est Robert Acton, le riche voisin des
Wentworth. Eugénie lui plaît, il aime sa conversation, ses manières distinguées et, par-dessus tout, son esprit acéré, son ironie mordante. Il aime sa compagnie, la séduction qui émane de sa personne, mais surtout l'excitation que fait naître en lui la joute entre deux volontés qui se mesurent. Il la veut, le lui fait comprendre (sans lui l'avouer clairement) et cependant il craint d'être dupé par une femme qu'il sent peu sincère. Il ne va pas au bout de son intuition, il ne se demande pas si le manque de sincérité d'Eugénie ne s'explique par l'expérience d'un premier rejet, la crainte d'être à nouveau une proie conquise puis délaissée.
Quant à Eugénie, elle préfère le refuge de l'orgueil et de la fuite quand elle voit que Robert la courtise sans jamais oser la pousser dans ses derniers retranchements. Elle craint d'avoir encore une fois un lâche qui hésite, s'avance, recule et ne se rend qu'acculé. « Pourquoi resterai-je ? » demande-t-elle à Robert Acton quand elle lui fait part de sa décision de quitter l'Amérique. « Parce que nous vous admirons tous tellement » répond-il. « Ce n'est pas une raison. On m'admire aussi en Europe. » réplique Eugénie. Elle a trente-trois ans, elle s'apprête à signer la demande de répudiation du prince Adolf et elle se rend compte que l'homme pour qui elle s'affranchirait n'oppose à son ultime tentative de le rejoindre qu'une pirouette maladroite. Pendant un moment, elle a flatté l'idée d'avoir une grande demeure, meublée de belles choses, une vie confortable, d'être la maîtresse d'un beau domaine à la mort de Mrs Acton, mais qu'est-ce tout cela quand vous n'êtes pas certaine d'être voulue, demandée par l'homme qui possède tous ces biens ? Elle confie à Felix qu'elle a refusé Acton, cependant celui-ci n'a jamais fait sa demande, non pas par crainte d'être rejeté, comme il semble le croire lui-même, mais parce qu'il est désarçonné par une femme différente de celles qu'il côtoie habituellement.
La légèreté de ton des Européens cache une peinture beaucoup plus sombre du couple. le projet de mariage entre Gertrude et le pasteur Brand montre l'étouffement que peut vivre une personnalité féminine soumise aux conventions de son milieu. Mr
Wentworth dit à sa fille : « Tu as toujours eu une nature difficile ». En réalité, il lui reproche de ne pas accepter l'image de la femme que lui a forgée le pieux et rondouillard Mr Brand à force de conseils répétés. Charlotte, la soeur de Gertrude, aime en secret le soupirant de celle-ci. Mais que penser d'un homme qui se console rapidement de la perte de son amour dès l'instant où il sait qu'il pourra le remplacer par un substitut. Quant à Clifford
Wentworth, jeune écervelé, il laisse de côté le conseil de la Baronne qui lui enjoint de ne pas se précipiter dans des fiançailles sans polir ses manières au contact de la gent féminine, et il officialise dès qu'il le peut sa relation avec la jeune Lizzie Acton.
Henry James s'adresse au lecteur. Il lui conte une histoire survenue une trentaine d'années auparavant. le récit s'installe sur le ton de la confidence entre le narrateur et son lecteur, sans éviter parfois un côté un peu artificiel. Mais, ce procédé tient peut-être au fait que
Les Européens ont été publiés en feuilleton dans l'Atlantic Monthly en 1878. le style est vif, enlevé, le décor où évoluent les personnages magnifiquement planté. Pourtant, cette comédie d'été est teintée de mélancolie, comme si les promesses du printemps se fanaient avant d'arriver à maturité.
La traduction de Denise van Moppès est d'une rare élégance.