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EAN : 9782882507204
144 pages
Noir sur blanc (06/01/2022)
3.99/5   69 notes
Résumé :
« Courir déterminé, en un bloc solide, résistant. Se faire violence, serrer les dents, plisser les yeux, broyer l’asphalte. Courir vite, sentir la vie, maintenir l’urgence, ne jamais ralentir, jamais faiblir. Respirer fort, mécaniquement, trois inspirations, trois expirations, toujours, même dans les montées. Sentir qu’on brûle, qu’on arrache cette chose, qu’on tient bien là, doigts moites, mains tremblantes. Cette chose qu’on serre, qu’on use, qu’on épuise, ce corp... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (32) Voir plus Ajouter une critique
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Un adolescent court jusqu'au bout de ses forces dans les rues de Paris. Chaque foulée l'éloigne de la peur et de la violence paternelle, celles qu'il subit désormais seul depuis que sa mère s'est enfuie, elle, en mettant fin à ses jours. A sa course succède une errance désespérée, heureusement piquetée de rencontres auxquelles s'accrocher : juste de quoi reprendre souffle, avant d'affronter le destin, et, peut-être, l'infléchir…


Alignant ses phrases courtes, sèches et nerveuses, en un staccato enfiévré, le texte épouse le rythme de la course et plonge d'emblée le lecteur en apnée, dans un tourbillon de panique et d'urgence dont on perçoit avant tout qu'il relève du pur instinct de survie chez le narrateur. Littéralement aux abois, le jeune homme ne semble plus avoir que la force de son dernier réflexe : fuir, le plus vite et le plus longtemps possible. Courir, sans savoir où, mais ne jamais s'arrêter, car où se cacher, quand on est gibier livré sans défense au chasseur ? Flashes et réminiscences, tous aussi fulgurants, laissent peu à peu entrevoir les contours de la maltraitance et de la violence, les traces d'un calvaire enduré jusqu'à ce que mort s'ensuive pour la mère, et, il s'en est fallu de peu, quasiment aussi pour le fils.


Traqué par un homme rendu fou et incontrôlable par les échecs et l'alcool, le narrateur n'est plus qu'adrénaline alors qu'il ne sait plus où se jeter. Heureusement, si la rue est pleine de dangers pour les âmes errantes, elle est aussi le lieu où la solidarité entre déshérités peut s'avérer décisive. Et il faudra bien la discrète mais solide empathie de deux autres laissés-pour-compte, pour qu'enfin la fuite puisse cesser, puis, peut-être, l'existence revenir sous contrôle, après de profondes ellipses qui laisseront libre cours à l'imagination du lecteur.


Matthieu Zaccagna signe un premier roman impressionnant de maîtrise et de puissance. Pas un mot de trop dans ce texte réduit à l'os, où tout – rythme, style, nuances et non-dits -, porte une oeuvre originale, intense et particulièrement évocatrice du carcan de peur, de solitude et d'impuissance des victimes de violence familiale. Que de profondeurs derrière tant de concision !

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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# Hiver 2021-2022 # Premier Roman # Enfance et Violence # Fuite éperdue

Cours Victor. Cours. Cours à en perdre haleine et la raison peut-être ?
Dévale les pentes sur ton skate, tu peux ôter ta capuche, les vents mauvais sont derrière toi (j'y crois et toi aussi) *

- Je dédie ce retour de lecture à Seb, fou de planches (Skate & Bd), à son sweat, sa capuche et ses chutes - raison du choix de cette lecture -


Histoire de la guérison d'une enfance et d'une famille dysfonctionnelle. de la course effrénée pour lui échapper, pour échapper à ses souvenirs, pour échapper au passé et se tourner vers le futur ou pour s'engloutir en soi-même et s'y perdre.

Histoire de rencontres inattendues, inespérées sur des parcours parfois semés d'obstacles dès le départ, avant même la naissance, ou qui arrivent au fur et à mesure que l'on grandit.

L'Auteur alterne une écriture rythmée, musicale, essoufflante, en souffrance parfois avec des passages plus posés, pauses, presque silences à certains moments, plus bavards à d'autres. Des moments de tension au bord du gouffre succèdent à des passages où lecteur et héros peuvent reprendre respiration. le sprint prend le relais avec le demi-fond, le skate et la course de haies avec le semi-marathon.


Un premier roman interpellant. Un dossard (Auteur) à suivre.


"Accorde ta confiance à la course. Au bitume. Quoi qu'il advienne, ressens que la course fait partie de toi. Que c'est ainsi qu'il faut que les choses soient : en mouvement. Tant que ton corps te porte, tant qu'il résiste, qu'il supporte ce que tu lui infliges, tant que tu enfouis la douleur en lui. Tant qu'il se tait.
Ne pense jamais à la chute "


Dans toutes les violences dont sont victimes les enfances, il existe - parfois - un phare, une lumière, un refuge.


"Les yeux des félins se ferment dans la nuit qui occupe tout l'espace. Ils vont, portés par le vent, puis je me mets à courir derrière eux. À son tour, le vent devient mon ami. Son souffle caresse mon dos, m'encourage à accélérer, à me surpasser, me fait bomber le torse. le vent, ce câlin qu'on donne à l'enfant. Une berceuse rassurante, un bras protecteur, qui vient vous chercher dans le lit quand la chambre est déserte, la maison vide, quand vous vous réveillez, perdu dans une mer de songes. Dans tous les mauvais rêves, il existe un refuge. À l'heure de la course, c'est le vent qui l'incarne."


Dans ce roman, nous rencontrons d'abord Victor, 17 ans, dans sa course effrénée sur le bitume, sur l'asphalte qu'il martèle au rythme de phrases courtes, cinglantes, volantes, musicales, au rythme de ses foulées. Un adolescent en rupture qui court à en perdre le souffle, la raison pour que cessent les battements de son coeur.


Ce qu'il fuit, qui il fuit, pourquoi il fuit est peu à peu amené dans l'histoire
L'auteur arrive à nous faire dépasser la course éperdue de Victor, cet ado, avec un phrasé scandé, musical, percutant et à nous faire remonter avec lui dans son passé et dans celui de sa famille dysfonctionnelle


Peu à peu, nous remontons jusqu'à sa naissance et même avant, jusqu'à l'enfant Victor coincé entre un père, Louis/Luigi qui a érigé la menace, la violence en normes familiales et une maman, Agnès, qui peu à peu s'est effacée, quitte à se dissoudre dans l'alcool et à finir par disparaître complètement.


En cours de route, lors de cette course, lors de cette fuite, Victor, au temps présent, rencontre quelques personnes atypiques profondément humaines même si un peu perdues elles-mêmes. Chacune à sa manière lui tend une main secourable, en devenant, un temps ou plus, un phare, un refuge.


Justine, rencontre éphémère, lui offrira un toit, un abri, un repas, une chaleur temporaire. Rachid deviendra son frère d'asphalte, son frère de skate, un grand frère de coeur et finira tout comme Kadija, à former pour et avec lui une famille de choix: celle qui éclaire la route lorsque les temps sont mauvais; celle qui accompagne lorsque la vie sourit.


! citation ! (précision)
"Baigner dans le rien. le vide. L'inexistant.
Les sentiments, même pas.
La nostalgie, même pas.
La mémoire, même pas.
Les larmes, la peine, la joie, même pas.


Tout ce qu'on éprouve, ce qu'on ressent, au débarras.
Dans la grande remise que forme l'absence de tout.
Relié à la vie par un fil qu'on utilise pour remonter à la surface. S'en saisir. Se hisser. Quelques notes. Quelques marches. Se donner la peine de les gravir. Écouter. Ne pas succomber. Vouloir. Préférer vivre. Préférer lutter. Aller au combat. S'accrocher. Se battre. Violenter. Avaler les notes. Les ingurgiter. Les digérer.
Les ranger dans un coin. Dans un coin de la conscience. Des réserves pour plus tard. Un butin. Un pactole. Dont on se servira. Dans lequel on piochera. Quand il faudra y aller. Quand il faudra se souvenir. Mettre sa vie au clair.


« Tout ira, Capuche. »


Asphalte, Matthieu Zaccagna
@ éditions Noir sur Blanc, collection Notabilia, 6 janvier 2022

Une maison d'édition & un auteur découverts avec ce titre via NetGalley
- Merci pour cette course pleine de surprises et très prenante -
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Un roman court, qui frappe dès les premières phrases par le rythme, celui des mots qui se calent sur les foulées, rue après rue, parfois dopées par la folie d'un skateur, toujours guidée par l'ivresse, de la vitesse, du danger, de la souffrance, pour en masquer une autre, insidieuse, inéluctable, celle de la haine d'un père à moitié fou.

Les mots sont là pour conjurer la peur, pour dire une histoire, hélas recommencée, et les ruses dérisoires pour s'en protéger.

C'est à demi-mot, au gré du récit des distances courues que la tableau se construit, et que l'indicible se dit.

Récit puissant, marquant, qui prouve s'il en était besoin la force de l'écriture pour se reconstruire malgré des fondations fragiles et douloureuses.

Premier roman qui révèle une force d'écriture, à suivre.

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Marathon man
Dans ce premier roman qui se lit sur le rythme des kilomètres que le narrateur avale dans Paris, Matthieu Zaccagna fait une entrée remarquée en littérature. Il raconte le parcours d'un jeune homme qui tente de s'extraire de la violence subie depuis l'enfance.

Courir pour mettre son corps à l'épreuve, courir comme un exutoire, courir comme une thérapie. Victor, le narrateur met son corps à l'épreuve pour faire diversion, pour oublier son mal-être qui vient de loin. Qui vient de Fécamp, quand il vivait encore avec ses parents, Louis et Agnès, et qu'il culpabilisait. «Je m'interroge sur sa colère, la solitude, la fatigue, l'insatisfaction, la haine de soi, le mépris des autres, un mélange de tout ça. Je finis toujours par déduire que ma présence l'indispose. Ma présence n'a toujours fait qu'entretenir la colère de Papa.» Pour échapper à cette violence, il élabore un plan avec sa mère, une fuite à Paris. Idée folle, projet irréalisable. Il est seul à courir dans les rues de la capitale, avec ses «vies déchiquetées». du côté du Trocadéro, il voit une troupe de skateurs, admire les figures qu'ils répètent. C'est là qu'il vient en aide à l'un d'entre eux, après une chute. C'est là qu'il fait la connaissance de Rachid. Rachid qu'il va suivre et qui va l'initier. «Sept cents mètres. On fonce jusqu'à Cardinet. On ne s'arrête pas.» Une folie. «Il y a quatre perpendiculaires pour arriver jusqu'à Cardinet. Rue La Condamine. Rue Legendre. Rue des Moines. Rue Brochant.» Comme si la prise de risques faisait désormais partie intégrale de sa nouvelle vie, comme si côtoyer la mort occultait tous les nuages noirs qui encombraient son esprit. À la course à pied, aux descentes en skate viennent s'ajouter une errance qui lui permettra de rencontrer Justine et de partager quelques temps l'appartement de ce travesti.
Matthieu Zaccagna écrit son roman au rythme saccadé de Victor. Sans reprendre son souffle. Avec lui, on avale les rues de Paris, on passe d'un arrondissement à l'autre dans une topographie de l'urgence, avec des descentes vertigineuses.
En suivant cet homme qui vit à la marge, il nous entraine dans un Paris interlope où la violence rôde, mais où la solidarité ne reste pas lettre morte. Et à propos de lettres, je vous laisse la surprise de découvrir qui entre le père, la mère et le fils est le plus doué en la matière.
Matthieu Zaccagna, un nom à retenir.


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Pas vraiment surprenant de retrouver de plus en plus la course à pied dans la littérature, au vu de sa place dans la société. Après les récents Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes  de Lionel Shriver ou Ne t'arrête pas de courir de Mathieu Palain, c'est au tour d'un autre Matthieu, Zaccagna, de nous faire haleter sur les pas de son héros dans un premier roman très réussi.

Il s'appelle Victor, a derrière lui dix-sept ans de souffrances pour l'essentiel. Alors il court Victor. Sans être un perfectionniste de l'effort programmé ni un culturiste de la performance. Plutôt un spécialiste de la douleur : « La douleur impérative, nécessaire, donne un sens à l'effort furieux. Sans douleur, pas de course. Je cours sale. M'échappe de moi, m'agresse. » Reste à savoir de quelle douleur il s'agit vraiment. Celle de la violence de la course, ou celle de la violence de son passé. Ce sont en tout cas ses courses effrénées dans Paris qui le maintiennent dans une forme aléatoire de survie précaire et urgente, au milieu de rencontres elles aussi « qui se tiennent à la lisière des choses, pas loin du vide. » Même si elles pourront se révéler bienfaitrices. Des courses comme des exutoires sur macadam et des oublis de soi, des courses comme pour exsuder son passé toxique, avec Louis qui devenait Luigi le rigolo, « quand il avait le second degré, quand il était bien luné.» C'est à dire pas souvent. le drame familial sera révélé peu à peu, en alternance avec les sessions urgentes de courses éreintées dans Paris. Comme une anamnèse nécessaire dans des reprises de souffle, des apaisements après la violence brutale de l'effort, comme un impératif pour envisager de rebondir.

On imaginerait plus facilement, pour ce genre de personnage à la construction douloureuse et funeste, qu'il sombre dans des addictions pernicieuses comme l'alcool ou la drogue. Matthieu Zaccagna le fait plonger dans la bigorexie, addiction sportive ambivalente et contemporaine, habile manière d'augurer la possibilité d'une renaissance à venir.

Toujours est-il, le primo-romancier ne lâche pas son lecteur d'une semelle dans ce rapide roman haletant, au gré d'une langue taillée dans le vif du verbe, à la fois incisive et délicate. Avec des phrases courtes, on s'en doute. Pour une franche réussite.

« J'accélère. Trace vers l'ouest. Au milieu des véhicules, des scooters, des trottinettes, des piétons encombrant les trottoirs en cette heure matinale, je sautille, jaillis, me libère. Au milieu des cinémas, des théâtres, des pubs et des cafés des grands boulevards, je me libère du monde. »
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critiques presse (1)
LeFigaro
20 janvier 2022
Un premier roman à ne pas manquer, une justesse des mots desarmante.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Citations et extraits (22) Voir plus Ajouter une citation
- - - J’imagine la neige recouvrant tout, les rues silencieuses, les voitures, les routes, les trottoirs, le bruit des moteurs assourdis, l’atmosphère cotonneuse s’emplissant d’une lumière blanche, les flocons virevoltant dans l’air glacé, léchant délicatement le sol.
À l’exception, peut-être, des traces de pas de quelques marcheurs aveugles, les flocons de neige emportent tout, soignent, guérissent. J’avance encore dans la nuit blanche. Il doit faire trente degrés, mais mes cils gèlent. Je me roule par terre, dans la neige pure, immaculée, douce sur ma peau. Je m’y blottis. Me sens d’une autre terre, lointaine, oubliée, balayée par le vent. Le froid attaque mes lèvres gercées. Bientôt, je ne suis plus capable d’articuler le moindre mot ni de faire le moindre geste. Le vent fouette mon visage, l’anesthésie, le rigidifie, le couvre de givre. Alors il n’y a plus rien, plus de douleur, plus de battements de cœur.
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Tu serres les dents. Te montres dur avec toi-même. C’est douloureux mais tu finis par t’y faire. T’as plus le choix. Tu te poses pas de questions. Tu t’y fais car la douleur vaut mieux que l’enfermement, la souffrance que la haine. T’as bien compris ? Alors, maintenant, avance.
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(Les premières pages du livre)
Courir déterminé, en un bloc solide, résistant. Se faire violence, serrer les dents, plisser les yeux, broyer l’asphalte. Courir vite, sentir la vie, maintenir l’urgence, ne jamais ralentir, jamais faiblir. Respirer fort, mécaniquement, trois inspirations, trois expirations, toujours, même dans les montées. Sentir qu’on brûle, qu’on arrache cette chose, qu’on tient bien là, doigts moites, mains tremblantes. Cette chose qu’on serre, qu’on use, qu’on épuise, ce corps qu’on purge, que diable peut-il contenir pour qu’on l’éprouve ainsi ? Courir avec méfiance, avec défiance, sans compromis, sans concession, slalomer entre les voitures, les piétons, les deux-roues, les laisser derrière, tous. S’échapper, partir d’ici, partir de soi. J’avance dans les quartiers nord de la ville. Mes cuisses sont en vrac. Mes genoux, pareil. Je ne m’arrête pas. J’abîme la douleur. Dans l’aube naissante, la brume se dissipe sur l’eau du canal. J’ignore combien de temps je vais pouvoir tenir comme ça.

Il arrive encore que je déraisonne quand je repense à ma course dans les rues de Paris. À ma fuite, ma fugue, jamais trop su comment appeler ça. Au coin de la rue Étex, je marque un temps d’arrêt, ferme les yeux, prends une profonde inspiration. Pense à Kadidja, à Rachid, répète lentement leurs prénoms, tout bas puis à voix haute. Autour de moi, les gens me dévisagent, me prennent sûrement pour un dégénéré, je ne peux pas les blâmer. Au bout d’un moment, j’arrête de dire Kadidja, j’arrête de dire Rachid, pourtant je continue de penser à eux. Je me calme, redeviens serein. Je sais que je vais mieux. Le temps a passé, les crises s’espacent. Je ne suis plus seul. Kadidja veille sur moi, Rachid aussi.
Sans Rachid, je ne serais pas là pour parler d’avant. Il a fait irruption lorsque je ne m’appartenais plus. J’ai tout de suite aimé son appétit de vie. De vitesse, aussi. Sa manière de glisser. Son obstination. Il prend des risques inconsidérés. Avale le bitume. Oublie son corps. J’observe son œil luisant, son visage déterminé. Je le regarde fixer l’obstacle, se mettre en position, surmonter l’épreuve. Rien ne l’arrête. Il tombe parfois. Quand sa tête cogne par terre, il se relève, adresse au monde un regard résolu, l’air de penser que la chute n’est pas une option. Puis il y retourne. N’abandonne jamais. Et quand il arrive à ses fins, il hurle de rire, de grands éclats au cours desquels je ne pense plus à rien. Alors ce rire déboule en moi, incontrôlable.
Sur le trottoir, je prononce son prénom à voix haute, une nouvelle fois. Repense à nous deux dans la nuit. Nos sessions, comme on les appelait. Course effrénée dans la ville endormie. On ne calculait rien. Il n’y avait que nous. On se laissait porter. On allait trop vite. On savait. Mais plus on prenait conscience du danger, plus on accélérait. Plus je prenais mes jambes à mon cou. Serrais les dents. Hurlais intérieurement. Plus Rachid mettait les bouchées doubles, sa planche rugissant à des degrés variés selon l’état d’usure du bitume. Le danger, on ne faisait rien pour l’éviter. On lui disait « Qu’est-ce t’as ! » On lui disait de la fermer. Traversant les boulevards à l’aveugle. Débouchant à fond au coin d’une rue en pente. Nous exposant à l’arrivée d’un engin qui nous aurait réduits en bouillie.

Je sens les moteurs bourdonner sur l’avenue, les véhicules démarrer en trombe, fuser autour de moi. Je pénètre dans l’enceinte du Carrefour Market. Ravale mes angoisses en même temps que les portes du supermarché coulissent derrière moi. De part et d’autre des rayons déserts, des étagères ploient sous une masse de produits conservés, plastifiés, réfrigérés, congelés, mondialisés. Les enceintes crachent une musique de variété polluée par des nappes de synthétiseurs eighties. Je déambule dans les rayons, ma liste de courses froissée en main. Tout est coloré, bien rangé. Tout clignote, rutile. Je suis censé trouver des légumes, mais à cette simple tâche j’échoue. Lassé de cette lumière artificielle, de cette accumulation absurde de nourriture, je ressors les mains vides, sans un signe pour la caissière absorbée par l’écran de son iPhone.
J’erre au hasard des rues. Cherche un autre endroit pour faire mes courses, me rassure en pensant qu’avec Kadidja et Rachid nous avons trouvé un équilibre, que depuis le temps nous formons ce qu’on pourrait appeler une famille. Sorte de. Je formule clairement ce mot dans mon esprit. Famille.

Lorsque je vivais à Fécamp, avant qu’il ne m’embarque dans sa Xantia pour Pantin, je me demande si pendant cette vie-là, je peux dire que j’ai eu une famille. Je ne sais pas. La manière dont il me plaquait contre son torse, me serrant fort dans ses bras au milieu du salon. Elle nous regardait, assise sur le canapé, un faux sourire aux lèvres, nous écoutions de la musique et tout redevenait calme dans nos têtes. Oui, il nous arrivait de passer de bons moments tous les trois. Mais ça ne peut pas être ça, une famille. Kadidja me l’a répété mais je n’ai jamais su entendre raison.
Je m’appelle Victor, j’ai dix-sept ans et c’est à peu près la seule chose dont je sois sûr puisque je ne peux plus parler à la dame en noir. Maintenant, c’est à moi que je parle, mais c’est douloureux et insuffisant. Papa ne parle pas, il hurle, crie, devient tout de suite très rouge et très violent. Je pleure souvent parce que je sais que Maman ne reviendra pas et que je ne peux rien faire pour changer ça. Il n’y a plus que Papa depuis que nous sommes arrivés à Pantin et la situation a encore empiré depuis qu’il s’est mis en tête d’écrire à plein temps. Il aurait mieux fait de continuer à vendre ses composants électroniques sur le quart nord-est de la France, au moins ça nous aurait fait de l’argent. Là, nous vivons des minima sociaux. Biscuits et boîtes de conserve. Pain sec et produits périmés. Je sais très bien qu’il faut que je sorte d’ici. Je sais très bien qu’il faut que je voie d’autres personnes. Je sais très bien qu’il faut que j’arrête de m’instruire uniquement à travers les écrits de Louis car Louis est cinglé et il me fait apprendre les choses de manière bancale. Je m’appelle Victor, je regarde à l’intérieur de moi, mais à cette époque, il n’y a que des voies sans issue.
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De Justine, j’ignore tout. Je m’en rends compte. Hormis son obsession pour ce trompettiste. Comme je ne sais de Rachid que son obsession pour le skate. Des obsessionnels. Qui se tiennent à la lisière des choses, pas loin du vide. Ailleurs que là où c’est normal. Ailleurs qu’à l’endroit où les gens veulent les ranger, les classer, faire en sorte qu’elles les laissent tranquilles, ces choses. Voilà ce que je me dis. Nous partageons une sorte d’inadaptation. Qui m’attire comme une force vive, par un lien indistinct, sans que je sache pourquoi.
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Je le lui dis alors, à Agnès. Silencieusement, par la pensée. Je l’implore de ne pas parler. J’ai renversé de la purée fade sur mon pantalon et ça a fait une grosse tache fade, mise en lumière par l’éclairage fade de la cuisine fade, ce qui a pour effet d’énerver sévèrement Louis, qui n’a vraiment pas besoin de ça, n’est-ce pas, qu’on se comporte ainsi comme des malpropres, bande de porcs, même pas foutus de manger convenablement. Mais Maman croit bon de s’interposer pour une fois, de vouloir tempérer, « Allons, c’est juste de la purée, ça partira à la machine. C’est moi qui m’en occuperai ». Et puis quoi encore ! Y’avait un doute là-dessus ? rugit Louis en m’en collant une, ce qui fait crier Agnès, transforme sa crainte en peur. Je lui répète par la pensée, le visage plein de purée dans laquelle ma tête a plongé en raison de la violence de la claque, lui dis intérieurement d’arrêter d’avoir peur. « Baisse la tête, Maman », voilà ce que je lui dis. Mais la table se dresse à la verticale et tout ce qui est dessus se renverse par terre dans un vacarme effroyable. La purée fade s’étale partout sur le sol fade de la cuisine fade, sur le carrelage fade aux couleurs fades, un mélange d’orange et de vert fade des années soixante-dix. Nous sommes misérables, petits et misérables, sales vermines, et je ne sais plus très bien ce qu’il vaut mieux faire dans ces cas-là, rentrer en moi pour me dissoudre ou sortir de moi pour tenter de ne plus m’appartenir.
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