Samedi 19 septembre 2020 / 9 h
Florence Seyvos et Anne Alvaro nous font parcourir l'univers de Sisyphe est une femme, l'essai de Geneviève Brisac, à travers l'évocation d'Alice Munro, Marguerite Duras, Rosetta Loy...
Florence Seyvos est écrivaine et scénariste. Les Apparitions, Prix Goncourt du premier roman 1995 et le prix France Télévisions 1995. L'Abandon, 2002, le Garçon incassable, 2013 (prix Renaudot poche).
Elle a également publié à l'École des loisirs une dizaine de livres pour la jeunesse et coécrit avec la réalisatrice Noémie Lvovsky les scénarios de ses films, comme La vie ne me fait pas peur (prix Jean-Vigo), Les Sentiments (prix Louis-Delluc 2003) ou Camille redouble. Elle publie en septembre 2020 Une bête aux aguets, aux éditions de l'Olivier.
Anne Alvaro est actrice de théâtre et de cinéma. Elle a joué dans des pièces mises en scène par Georges Lavaudant, Claude Guerre ou Hubert Colas. Au cinéma dans le film Danton d'Andrzej Wajda en 1981, et dans quatre films de Raoul Ruiz. En 1999, elle reçoit le César de la meilleure actrice dans un second rôle pour son rôle dans le film d'Agnès Jaoui, le Goût des autres et une seconde fois en 2010 pour le personnage de Louisa dans le Bruit des glaçons de Bertrand Blier.
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Aucun mensonge, en définitive, n'est aussi puissant que ceux que nous nous racontons à nous-mêmes.
RIEN QUE LA VIE : Dolly.
Elle avait existé, elle n'existait plus. Plus du tout, comme si elle n'avait jamais existé. Et les gens s'affairaient alentour, comme si ce fait scandaleux, on pouvait le surmonter, en prenant des dispositions raisonnables. Lui aussi se plia à la coutume, signa là où on lui dit de signer, disposant de ce qu'il convenait de faire des " restes " — comme on dit.
Quel excellent mot — " restes ". Comme quelque chose qui se dessécherait et tomberait en poussière, oublié au fond d'un placard.
Et il ne tarda pas à se retrouver dehors, à faire semblant d'avoir une raison aussi bonne, aussi ordinaire que quiconque, de mettre un pied devant l'autre.
QUITTER MAVERLEY.
Comme si avoir commis l'adultère avec une paroissienne n'était pas assez grave, le pasteur, au lieu de se faire le plus discret possible et de s'éclipser afin de subir une forme de rééducation, ou d'aller prendre en charge une paroisse oubliée au fin fond de l'arrière-pays, avait apparemment choisi d'affronter l'opprobre du haut de la chaire. Il était allé au-delà de la confession. Tout n'avait été que grimaces, disait-il. Sa bouche avait formé les paroles de l'Évangile et les commandements auxquels il ne croyait pas tout à fait, et la plupart de ce qu'il avait prêché concernant l'amour et la sexualité, ses recommandations évasives, timides et convenues : grimaces que tout cela. Il était à présent un homme libre, libre de leur dire le soulagement que c'était de célébrer la vie du corps en même temps que celle de l'esprit.
QUITTER MAVERLEY.
Greta écrivit une lettre à Peter. Une longue lettre qu'elle voulait drôle, au sujet des gens de toute sorte qu'on rencontrait dans le train. Des gens qui, pour la plupart, préféraient voir par le truchement de leur appareil photo plutôt qu'en regardant directement de leurs yeux.
JUSQU'AU JAPON.

Au long de l'automne et de l'hiver et du printemps qui suivirent, il n'y eut presque pas de jour où elle ne pensa pas à lui. C'était comme avoir le même rêve toujours parfaitement identique à la minute où l'on s'endormait. À la renverse sur le canapé, la tête appuyée sur le coussin, elle songeait qu'elle était entre ses bras. On aurait eu tendance à croire qu'elle ne se rappellerait pas son visage, mais il surgissait en détail, visage ridé et semblant assez fatigué, d'un homme d'intérieur, plutôt sarcastique. Et son corps n'était pas absent non plus, il présentait une usure raisonnable qui ne l'empêchait pas d'être apte et fonctionnel, et éminemment désirable.
Elle se consumait de manque, en sanglotait presque. Tout ce déploiement imaginaire disparaissait pourtant, se mettait en hibernation quand Peter rentrait à la maison. Les affections quotidiennes surgissaient alors au premier plan, avec une constance sans faille.
JUSQU'AU JAPON.
Pour Ray, tous ces ragots étaient répugnants. Les adultères et les ivrognes et les scandales — qui avait raison et qui avait tort ? Qui s'en souciait ? Cette jeune femme avait fini par apprendre à aguicher et à négocier, comme les autres.
Quelle perte de temps, quel gaspillage de vie pour ces gens qui s'excitaient là-dessus sans accorder d'attention à ce qui comptait vraiment.
QUITTER MAVERLEY.
Quand j'avais cinq ans mes parents produisirent de but en blanc un nourrisson, un garçon, dont ma mère dit que c'était ce que j'avais toujours désiré. D'où tirait-elle cette idée, je ne le savais pas. Elle la développa, y ajoutant une bonne petite dose de fioritures, toutes fictives mais difficiles à contredire.
Puis, un an plus tard, un nourrisson, une fille, fit son apparition, déclenchant une nouvelle effervescence mais sur un mode mineur, cette fois.
Jusqu'à l'arrivée du premier, je n'avais jamais eu conscience d'une quelconque différence entre ce que je ressentais et ce que ma mère disait que je ressentais. […]
Ce fut avec la venue de mon frère, […], quand elle se mit à me rebattre les oreilles de l'assertion qu'il était une espèce de cadeau qu'elle me destinait, que je commençai à comprendre qu'une bonne part des idées qu'elle se faisait de moi pouvait différer des miennes.
L'ŒIL.

Tout ce qui s'est produit dans le courant des années soixante-dix, encore que dans la ville en question et dans d'autres petites villes qui lui ressemblent, les années soixante-dix n'aient pas été à l'image que nous nous en faisons aujourd'hui. […] Les garçons portaient les cheveux plus longs mais ils ne leur cascadaient pas jusqu'au milieu du dos et il ne semblait pas que l'atmosphère fût plus qu'à l'ordinaire à la libération et à la rébellion.
Mon oncle commença par me taquiner à propos de la prière d'avant le repas. Ou plutôt à propos du fait que je ne la disais pas. J'avais treize ans, j'allais vivre chez ma tante et lui pendant l'année que mes parents passaient en Afrique. Jamais de ma vie je n'avais encore incliné la tête au-dessus de mon assiette pour dire une prière.
« Seigneur, bénissez ce repas que nous allons prendre et nous-mêmes qui sommes vos serviteurs », dit Oncle Jasper tandis que je demeurais la fourchette en l'air, me retenant de mastiquer la viande et les pommes de terre que j'avais déjà en bouche.
« Surprise ? » demanda-t-il, après son « pour l'amour de Jésus. Amen ». Mes parents disaient-ils une prière différente, peut-être à la fin du repas ? questionna-t-il.
« Ils ne disent rien, voilà ce que je lui répondis.
— Rien, vraiment ? reprit-il, feignant l'ébahissement. Tu veux vraiment me faire croire ça ? Des gens qui ne remercient pas le Seigneur iraient en Afrique pour évangéliser les païens — réfléchis un peu ! »
Au Ghana, où mes parents étaient enseignants, ils n'avaient apparemment rencontré aucun païen. Le christianisme s'épanouissait à un point déconcertant tout autour d'eux, et jusque sur des affiches à l'arrière des autobus.
« Mes parents sont unitariens », dis-je, en m'excluant moi-même pour je ne sais quelle raison.
Oncle Jasper secoua la tête et me demanda d'expliquer ce mot. Ne croyaient-ils pas au Dieu de Moïse ? Au Dieu d'Abraham ? À coup sûr ils devaient être juifs. Non ? Ni mahométans ? Si ?
« C'est surtout que chacun a sa propre idée de Dieu », répondis-je avec peut-être plus de fermeté qu'il ne s'y était attendu. J'avais deux frères à l'université et rien n'indiquait qu'ils allaient devenir eux-mêmes unitariens, de sorte que j'avais l'habitude des discussions passionnées à propos de la religion — ainsi que de l'athéisme — autour de la table.
« Mais ils croient au devoir de faire le bien et de vivre dans le bien », ajoutai-je.
Erreur. Non seulement une expression incrédule se peignit sur le visage de mon oncle — sourcils levés, hochement de tête émerveillé — mais les mots qui sortirent de ma bouche avaient l'air déplacés, à mes propres oreilles, prétentieux et manquant de conviction.
HAVRE.
Jackson savait évidemment que les livres existent parce que des gens s'asseyent pour les écrire. Ils ne surgissent pas de nulle part. Mais pourquoi, telle était la question. Il existait déjà des livres, en très grand nombre. Il y en avait deux qu'il avait dû lire au lycée. " Un conte de deux villes " et " Huckleberry Finn ", rédigés l'un et l'autre dans une langue qui vous épuisait mais de deux manières différentes. Et c'était compréhensible. Ils avaient été écrits dans le passé.
Ce qui le rendait perplexe, sans qu'il ait l'intention de le laisser transparaître c'était que quiconque puisse avoir envie de s'asseoir pour en rédiger encore un, dans le présent. Maintenant.
TRAIN.
Voilà qu'à présent il lui manque pour de bon, voilà qu'elle sait ce que ça fait. Comme si le ciel se vidait d'un coup de tout son air.
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