A la recherche des temps perdus…
L'Herbe fait partie de ces livres, vous savez ces livres que nous qualifions peu à peu de chef d'oeuvre au fur et à mesure de notre lecture tant nous sommes émerveillés, conscients de la plume magnifique et singulière qui se déploie sous nos yeux, qui nous enveloppe, cette plume d'ailleurs qui ne veut jamais s'arrêter de voler avec Claude Simon, de précisément énoncer, de préciser, cette plume qui ne cesse de vouloir épingler l'indicible, qui arrive à étirer le temps, l'allonger, l'accélérer, à coups de parenthèses enchâssées en autant de tableaux fragmentés et sensibles.
Je ne remercierais jamais assez Anna (@Annacan) qui, en me mettant sur le chemin de l'acacia, m'a d'abord fait faire un détour dans L'Herbe sur laquelle je me suis en premier lieu assise prudemment, puis couchée avec confiance, pour finir par me rouler dedans, avec délectation. Je viens de découvrir un auteur incroyable. Claude Simon, Prix Nobel de littérature en 1985. Je n'ai aucune base de comparaison avec ses autres livres, celui-ci étant le premier de cet auteur que je lis, et sa plume fait partie sans conteste des expériences de littérature dont je raffole tant.
« Louise, maintenant étendue dans l'herbe, inerte, sans un mouvement, comme morte, pouvant voir au-dessus d'elle le ciel devenu semblable à une plaque de verre devant laquelle ou plutôt sur laquelle semblaient peintes les petites feuilles en forme de coeur, d'un vert presque noir maintenant, dessinées avec précision, avec leurs fines et délicates nervures ton sur ton, et, à présent, parfaitement immobiles elles aussi, les branches parfaitement immobiles, l'air immobile, tandis que s'apaisait en elle par degrés ce tumulte, cette rumeur : éprouvant cette sensation du nageur qui remonte à la surface, traversant l'une après l'autre les couches successives, de plus en plus lumineuses, reprenant conscience de son poids, comme si la terre sous elle se reconstituait, reprenait peu à peu sa rude et dure consistance, pouvant percevoir, incrustés dans son dos, chacun des brins d'herbe écrasés, comme si elle pouvait voir (aux saillies de son corps, aux omoplates, aux reins) les taches jaune-vert sur sa robe claire, sentant l'odeur, la senteur végétale, humide, la pénétrant, comme si ce n'était pas de l'herbe foulées qu'elle s'exhalait mais des profondeurs, du sein même de la terre, pensant : Voilà. Je suis morte -, pensant : C'est bien. J'étais tellement fatiguée, tellement… ».
L'histoire pourtant semble banale de prime abord : Louise souhaite quitter son mari, Georges, et a d'ailleurs un amant. La vieille tante de Georges, Marie, vit ses derniers jours et pour cette raison la famille se réunit autour d'elle. Il y son frère Pierre et sa femme Sabine, leur fils Georges et donc leur belle fille Louise. Huit-clos d'une dizaine de jours.
Marie, ancienne institutrice issue d'une famille rurale du début du XXème siècle, a tout sacrifié avec sa soeur Eugénie, pour élever le petit frère Pierre, de quinze ans son cadet, et en faire un professeur.
Louise traverse ainsi une double crise : celle de la mort d'un être cher, qui l'aime sans rien demander en retour, et qui l'a toujours interpellée et celle d'une décision à prendre. Louise, en partant, pourra-t-elle se libérer de l'emprise d'une belle-famille provinciale bourgeoise et décadente ? Marie, en lui léguant, à elle, elle "qui ne lui est rien", une vieille boite à berlingots rouillée dans laquelle il y a quelques bijoux et des carnets de compte, ne l'oblige-t-elle pas ?
Voilà donc le drame provincial bien anodin qui constitue la trame de ce livre. de ce drame, Claude Simon va faire un chef d'oeuvre.
La jeune femme est secouée par des émotions contraires et, en se plaçant de son point de vue, Claude Simon va restituer à la perfection l'expérience de la jeune femme en nous donnant à vivre ses émotions à l'aune des sens : sons, odeurs, vue…
Des odeurs de roses fanées, l'entêtante senteur des poires pourrissantes, donnent une ambiance surannée à ce livre, un charme indéfinissable, la nostalgie des campagnes provinciales. Dans lesquelles il y a « Rien que cet entêtant et sans doute imaginaire parfum de fraîcheur, de virginité et de temps accumulé ».
Les sons d'insectes, de train, de monologues absurdes (les monologues pathétiques de Sabine m'ont fait penser aux tropismes de Nathalie Sarraute) et d'échanges mouvementés rythment ce récit, parenthèse hors du temps.
La vue enfin, comme ceux des visages : la vue du visage de Marie comme momifié, de celui de Sabine, masqué par le lourd maquillage et les bijoux, de celui de Pierre, enflé par l'embonpoint, permet de voir les effets ravageurs du temps et de la vieillesse, ou plutôt l'essence de chaque être qui se dévoilerait précisément en vieillissant.
Avec la mise en valeur des sens, Claude Simon nous donne à contempler des tableaux fragmentés immersifs comme cette scène où chacune des femmes, Louise et Sabine, sont dans leurs salles de bain respectives séparées par une mince paroi (nous avons l'impression d'assister à une scène de théâtre avec un plan en coupe de la maison, les deux femmes parallèles l'une et l'autre par rapport aux éviers). Louise, tout en fixant son propre regard dans le miroir, figée, entend la scène de jalousie pathétique de Sabine envers Pierre qui se joue de l'autre côté du miroir, imaginant sa belle-mère sur le déclin, aux cheveux teints en rouge, outrageusement maquillés, aux nombreux énormes bijoux cliquetants, dans un décor rococo avec des meubles délicats et précieux, sur un tapis aux roses délicat, vêtue de son peignoir sur lequel sont peints des fleurs, des lianes, tandis qu'elle, jeune et belle, est dans la quasi-obscurité, contraste saisissant entre les deux lieus. Tableau sombre et fixe d'un côté, tableau clair et en mouvement de l'autre…Le décor rococo qu'imagine Louise s'abat sur elle lorsque le couple à côté vient à tomber suite à une dispute, et la projette en même temps dans ses souvenirs, dehors, sur l'herbe avec son amant, allongés par terre…c'est une scène inoubliable où se mélangent différents tableaux de longueurs inégales, des tableaux sombres et des tableaux clairs, et où le temps est mélangé entre le présent, le passé, le réel et les souvenirs, où le passage de l'un à l'autre des tableaux se fait par des correspondances que met en place l'auteur grâce à la magie de son écriture. du grand grand art !
Avec cette exemple de scène, nous touchons ici à l'un des piliers du roman à savoir le temps qui passe, non linéaire car différent de ce que nous percevons, avançant plutôt en spirales dans nos têtes, en allers-retours incessants entre le présent, le passé et le futur, entre le réel, les souvenirs et les fantasmes. Mais en même temps, cette perception du temps non linéaire vient se fracasser au temps tel qu'il s'écoule dans la réalité, inexorable et bien linéaire, comme le montre par exemple le rayon de soleil, la poudroyante lumière de l'été s'immisçant dans une fente, en forme de T, qui traverse chaque jour les volets de la chambre de Marie à l'agonie se déplaçant d'un mur à l'autre, comme le prouve également le train qui passe, s'arrête et s'éloigne chaque jour à heures fixes ou encore comme le démontrent les carnets de Marie qui, jour après jour, inexorablement, donnent toutes les dépenses, les menues dépenses comme les plus grandes. le temps s'inscrit dans une « terrifiante répétition, une terrifiante suite de jours ».
A noter que la construction du roman même n'est pas linéaire. Nous ne voyons pas ces dix jours de réunion familiale, nous découvrons un entrelacement de temps présent, laissant place tout à coup, alors qu'un sens est mis en branle, au temps passé (soit un souvenir de Louise, soit une scène du passé de Marie que tente d'imaginer Louise, soit encore un reproche obsessionnelle de Sabine envers son mari qui date de quarante ans), laissant ensuite place d'un coup à une scène d'amour dans l'herbe fantasmée, imaginée ou déjà vécue, nous ne savons pas. C'est bien toute l'originalité de ce roman que de parler de la différence de perception entre temps vécu et temps objectif en se basant sur une construction elle-même éclatée…
Autre pilier du roman, l'antagonisme entre la vie et la mort, entre le végétal et le minéral, omniprésent. Alors que Marie vit une agonie de plusieurs jours, la vie semble cependant bruisser de partout. Déjà, malgré son état, la mort ne vient pas, le coeur ne cède pas, comme la syntaxe de l'auteur d'ailleurs, vivante, jaillissante…Ensuite, les insectes et les oiseaux dont les chants sont sans cesse décrits, sont symboles de vie ainsi que la nature, envahissante, cyclique, « l'inconsciente et folle végétation des hélianthes, leurs longues tiges s'entrecroisant, se bousculant, s'emmêlant, se détachant en clair sur le fond noir du fourré de rondes dans le bourdonnement des insectes », la nature indifférente aux petites histoires des humains. Ce que voudrait fuir Louise pour garder le contrôle de sa vie, soit par la petite mort de l'orgasme, soit en s'imaginant mourir alors qu'elle est allongée dans l'herbe, comme pétrifiée, heureuse de se confondre avec l'herbe…
Je ressors admirative et émue de cette lecture exigeante. Je suis certaine que chaque relecture de ce livre donnerait à comprendre des éléments non appréhendés auparavant. Ceci est la force des chefs-d'oeuvre. En plus de l'écriture somptueuse avec laquelle il faut savoir se laisser porter, se laisser bercer, et qui demande parfois une lecture à voix haute pour en savourer toute la beauté, les thèmes du temps et de la mort sont omniprésents et sources de multiples messages de la part de l'auteur. Oui, il fait partie de ses livres, énigmatiques, le mystère se nichant derrière les très longues phrases, qui nous hantent une fois terminés et que nous relirons, assurément…
Énorme coup de coeur, de ceux qui marquent la vie d'un lecteur.
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