Citations de Didier Decoin (535)
Qu’arriverait-il si sa perche se prenait dans l’écheveau de leurs racines charnues, ramifiées, emmêlées les unes aux autres ? Et si les carpes, sentant l’odeur doucereuse et rampante de l’étang, s’agitaient alors au point de sauter hors de leurs nacelles ? Glauque à la lumière du jour, la pièce d’eau s’était assombrie avec la nuit, elle était à présent vitreuse, noire et dense comme de l’encre de calligraphie.
Les empileuses ne décortiquent pas le riz. En vérité, le riz n’a aucune part dans leur travail. Si nous les appelons ainsi,
c’est parce que leur ouvrage consiste à faire coulisser entre leurs mains réunies certaines tiges de chair qui, d’une certaine façon, peuvent faire songer à des pilons…
Katsuro et Miyuki avaient donc choisi de se marier par « intrusion nocturne », une forme d’union d’autant plus répandue qu’elle ne coûtait rien : il suffisait au prétendant de s’introduire plusieurs nuits d’affilée dans la chambre de sa « fiancée » et de s’accoupler avec elle pour que leur union
devînt officielle.
"Une rumeur courait selon laquelle, cette année, les joutes s'inspireraient des mutations odorantes provoquées par les fortes pluies de juin quand elles croulent sur les jardins; alors, à la façon d'un préparateur d'encens, elles hachent menu, pilonnent et broient les fleurs crémeuses, elles déchiquettent, tailladent, lacèrent les feuilles et les tiges pleines de sève, elles concassent, émiettent, triturent, pétrissent la terre, pulvérisent les coquilles désertées des escargots, la chitine des carapaces abandonnées, les lourds accords de l'humus soutenant la fraîcheur des émanations florales. Voilà du moins comment le directeur du Bureau des Jardins et des Étangs sentait les choses." (p.260)
"Nous imaginons un jardin, dit l'empereur, un jardin envahi par la brume matinale. Enjambant un cours d'eau, un pont-lune très escarpé relie le jardin de droite au jardin de gauche. Seule la partie surélevée du tablier émerge de la nuée. C'est alors que, surgissant du brouillard qui noie le jardin de droite, une demoiselle s'engage sur le pont. (p.261)
Pour se procurer les ingrédients idoines, le chef du Bureau se rend au magasin : "Les vigiles leur avaient expliqué succinctement selon quels critères les matières avaient été rangées : classées d'abord par familles (résines et gommes, racines et rhizomes, graines et fruits), elles se subdivisaient ensuite en variétés (douces, acides, chaudes, salines et amères), lesquelles se répartissaient en nuances selon qu'elles étaient boisées, animales, sensuelles, épicées, balsamiques, terreuses, résineuses, capiteuses, poivrées, camphrées, herbacées, etc." (p.285)
"Après avoir préparé les baquets, Miyuki sélectionna les carpes qu'elle allait y transférer. Elle choisit d'abord celles dont la disposition des écailles formait un maillage uniforme et harmonieux, dont le nez, sans être trop allongé, n'était ni trop court ni trop trapu, dont les nageoires étaient symétriques et la couleur parfaitement homogène du museau à la queue. A partir de ce premier tri, elle préleva deux carpes noires (l'une d'un noir métallique et brillant, l'autre d'un noir de velours mat) et deux poissons d'un jaune assez terne mais dont la croissance et la longévité étaient souvent remarquables, puis deux sujets d'un bronze profond dont la luisance évoquait une coulée de miel brun, et elle compléta son florilège avec deux carpes presque dépourvues d'écailles et qui semblaient gainées de cuir." (p.41)
Déjà, quand Dean l'avait présentée à ses meilleurs amis, ceux-ci avaient paru troublés : George Barris, l'homme qui customisait les voitures du Tout-Hollywood et qui avait travaillé sur "Little Bastard", avait avoué à Dean que la Porsche dégageait quelque chose de malveillant. Ursula Andress avait eu la même sensation. Quant à Alec Guinness, il s'était montré encore plus catégorique: "Elle est belle, Jimmy, mais en même temps elle est sinistre. Si tu roules avec cette voiture, la semaine prochaine tu es mort..."
C'est juste sept jours avant que Dean ne se tue au volant de "Little Bastard".
[...] Nagusa, n’allait pas tarder à disparaître, il sentait que sa vie serait bientôt soufflée comme une chandelle qui papillote et s’éteint parce que, dans les profondeurs du Palais, un serviteur désireux de contempler la pleine lune a relevé un store et fait naître un filet d’air glacé et coupant qui ondule de couloir en couloir jusqu’à venir escamoter la petite flamme.
[...] – Tu sens ? chuchota-t-il à l’intention de son assistant. Kusakabe regarda autour de lui. [...]
– Si je sens quoi, sensei ?
– L’œuf. Enfin, il me semble.
– Le jaune ou le blanc ?
[...] Les restes du pêcheur de carpes seraient brûlés sur un bûcher dressé à l’extérieur du village. Les os seraient retirés des braises en commençant par ceux des pieds et en finissant par ceux du crâne, et placés dans l’urne funéraire dans ce même ordre – ainsi épargnait-on au défunt l’inconfort et le ridicule de se retrouver la tête en bas.
« Si elle échouait, le village tout entier serait déshonoré de n'avoir pas été capable de fournir des poissons aux temples d'Heiankyô. »
Des livres enfouis les uns sous les autres montait un parfum de légère décomposition, mais qui n'avait rien de désagréable, quelque chose d'un peu sucré qui faisait penser à de l'encens refroidi ou à du gâteau oublié.
Ce qui nous séduisait, c'était le petit peuple des faits divers. Je dis "petit peuple" parce que les Grands, les Puissants, se réservent le fait historique. Aux petits, aux modestes, échoit le fait divers. Même si, à terme, la conclusion est la même : des victimes, des tueurs, du sang, une scène de crime insoutenable.
La plupart des êtres humains, surtout en groupes, s'apparentent au règne animal quand on les regarde à leur insu.
Surtout, elle avait beau repasser dans sa tête tous les rêves qui avaient traversé sa vie, elle n'en voyait aucun qui méritât la fatigue de vivre encore un peu pour lui.
Les femmes des armateurs ne sont pas particulièrement cruelles, mais la chute de l'homme et de son veau est la seule chose un peu amusante. Sinon, bien que le concours excède rarement une petite heure, préparatifs compris, elles trouvent le temps long. Il faut dire que c'est tout les ans pareil, et tous les ans bien trop tôt en saison. Fin mars, il fait encore froid sur le port. Il pleut quelquefois. Il n'y a rien pour se protéger. La pluie feutre les chapeaux, ramollit les voilettes, elle tache les longues robes grises ou mauves.
Le blé une fois récolté, la solidarité entre les hommes cessa pour laisser place à la jalousie.
Sur le territoire britannique, c'était le personnel médical de la prison qui avait la charge de peser et de mesurer les condamnés la veille de leur exécution, puis de me transmettre ces données afin que je puisse en déduire quelle longueur de corde j'allais devoir utiliser.
Une corde trop courte, entraînant donc une chute trop brève, pouvait compromettre la rupture des vertèbres cervicales et l'arrachement de la partie haute de la moelle épinière ; or c'étaient ces deux lésions qui provoquaient une mort quasi instantanée. Une chute trop longue risquait, elle, de décapiter le supplicié.
...
Mais ma préoccupation, c'était Irma Grese, la jeunesse d'Irma Grese qui pouvait l'inciter à commettre n'importe quelle folie.
Contrairement à mon principe de discrétion, je voulus en savoir un peu plus sur elle. O'Neil me répéta qu'elle était un monstre, une fille dépravée, abjecte et cruelle, qui avait pris son plaisir, vraisemblablement d'ordre sexuel, à terroriser et torturer les détenus du camp où elle avait officié. L'adjudant O'Neil ne lui reconnaissait plus rien d'humain :
- C'est une bête qui va crever demain matin, conclut-il en perdant un peu de son flegme, une sacrée foutue sale bête qui ne mérite aucune compassion.
Sans doute. Mais pour moi, Fraulein Grese était d'abord une matière vivante que j'étais chargé de transformer en matière morte, et j'entendais accomplir cette mission avec autant de détachement, de célérité et d'efficacité que j'en avais mis jusqu'à ce jour.
En me fondant sur la table officielle établie par le Home Office à partir des calculs de James Berry, lequel avait officié comme exécuteur de 1884 à 1891, je décidai donc de passer au cou d'Irma Grese une corde longue de très précisément deux mètres et vingt-trois centimètres.
« Il accepterait de pas toucher Dorothy Kayne, jamais. De ne pas danser avec elle, de ne pas changer ses pansements. Mais qu’elle vive dans sa maison, seulement ça – et rien d’autre. Elle est la millième femme, peut-être, dont John l’Enfer rêve de suivre la vie pas à pas. » (p. 86)
« Il faut se méfier des villes, ça vous assassine mine de rien. » (p. 162)
"Bien sûr, [...], l'accusation délire complètement. un pauvre type comme John l'Enfer est incapable de détruire New York. Incapable même d'en concevoir l'idée." (p. 119)