Citations de Eduardo Mendoza (284)
le terrain était accidenté, plein de trous et de saillies, entre lesquels s'accumulaient de vieux réfrigérateurs cassés et rouillés, ainsi que des lave-linge, des sèche linge, des poêles, des fours, des micro-ondes, des mixeurs, des cuisinières en vitrocéramique et autres articles d'usage domestique, autrefois joie du foyer, symboles du progrès et paradigme de la consommation, désormais exécrables rebuts et agents dynamiques de la pollution et de la laideur environnementales.
Il était encore si tôt que le coq aurait chanté s'il s'en était trouvé un ailleurs qu'au supermarché.
Elle mène ma mère prendre l'air sur la terrasse quand il fait beau, elle ne se livre pas à des dépenses somptuaires et nettoie autant qu'elle salit. Je sais qu'un jour je les tuerai toutes les deux à coup de hache, mais en attendant nous vivons bien
Quand nous mangions, il avait coutume de placer auprès
de lui un petit pot de vin. Moi, d’abord, je le saisissais
lestement, et, après lui avoir donné un couple de baisers
silencieux, le remettais à sa place. Cela ne dura guère, car, en
comptant ses gorgées, il reconnut le déchet, et dès lors, pour
préserver son vin, ne lâchait plus le pot, mais le tenait ferme
par l’anse. Inutilement : car onques
pierre d’aimant n’attira le fer comme
moi le vin avec une longue paille de
seigle choisie à dessein, que
j’introduisais dans la bouche du pot,
aspirant le vin et le déposant en lieu
sûr. Mais le traître était si rusé qu’il me
sentit et dorénavant mit son pot entre
ses jambes et le boucha avec la main,
de sorte qu’il put boire en sécurité.
Je connais cet enfant insupportable depuis qu’il est arrivé à Nazareth ! Je l’ai accueilli un temps à la synagogue pour qu’il y soit instruit, mais j’ai fini par l’expulser pour ses opinions hérétiques et sa persistante insubordination. Déjà, alors, je lui annoncé une carrière de délinquant et lui ai prédit qu’il finirait en prison ou même sur la croix, comme son père, qui n’est autre que Joseph, l’assassin condamné !
On ne pouvait qu'admirer la manière dont les puissants de ce monde, si durement frappés par la crise financière comme je venais de le lire dans un lambeau de journal, continuaient à garder cette apparence de dissipation et d'allégresse dans le seul but de ne pas semer le découragement parmi les marchés boursiers. (p. 118)
- Ouvrez les yeux, Whitelands ! Dans l'appréciation d'une œuvre d'art, la réalité entre pour cinquante pour cent ; les autres cinquante pour cent relèvent de nos goûts, de nos préjugés, de notre éducation et, surtout, des circonstances. Et si nous sommes en présence de l’œuvre et qu'intervient la mémoire, le poids de la réalité n'est plus que de dix pour cent. La mémoire est mauvaise, elle idéalise, elle est négligente, les souvenirs mélangent les faits.
Secret pour arrivé à très vieux est vieillir très vite.Avec vieillesse vient tranquillité :petit oiseau ne chante plus et plus possible tremper biscuit.
Au moment même où, abasourdi, je contemplais l'agitation de Barcelone dont j'avais été tenu cinq ans à l'écart, ils me larguèrent d'un coup de pied précis devant la fontaine de Canaletas, dont je m'empressai, quant à moi, de boire avec délices les eaux chlorées. Je dois là-dessus faire une parenthèse intimiste, pour noter que mon premier sentiment à me retrouver libre et maître de mes actions fut d'allégresse. Cette observation achevée, j'ajouterai que toutes sortes de craintes ne tardèrent pas à m'assaillir. Je n'avais pas d'amis, pas d'argent, pas de logement, pas d'autre vêtement que celui que je portais, c'est-à-dire une tenue d'hôpital sale et usée ; et j'avais en revanche à remplir une mission que je pressentais hérissée d'embûches et de dangers.
Parce que je t'aime, répondit-elle très vite, je ne sais pas quand je suis tombée amoureuse de toi, ni comment une pareille chose a pu arriver, j'essaye de me souvenir et j'ai l'impression de t'avoir toujours aimé, j'essaye de comprendre, je ne trouve aucune raison au monde pour ne pas t'aimer.
Les Ménines...L'oeuvre maîtresse de Velasquez et aussi son testament. C'est un portrait de cour à l'envers : il représente un groupe de personnages triviaux : des petites filles, des nains, un chien, et le peintre lui-même. Dans le miroir se reflète l'image confuse du roi, les représentants du pouvoir. Ils sont en dehors du tableau et par conséquent de nos vies mais ils voient tout et ce sont eux qui donnent au tableau sa raison d'être. (p. 391)
Vous vous trompez si vous croyez être seulement un individu ; personne ne l'est. Nous ne sommes que ce que nous représentons, ce que le passé a fait de nous. Que nous le voulions ou non, nous sommes les héritiers de la haine et de l'injustice, les Héritiers d'une histoire que nous n'avons pas faite mais dont nous devrons, tous sans exception, accepter les fruits.
Ceux qui ne connaissent pas la pauvreté et la misère sont persuadés que la pauvreté et la misère ne sont que des ingrédients parmi d'autres dans la vie de certaines personnes ; mais pour nous qui vivons dans ce monde-là, la pauvreté et la misère sont notre unique réalité, jour après jour, sans variation ni espoir.
J'ai la chance de ne pas dépendre de l'initiative privée : avoir des caries ne demande pratiquement pas d'effort personnel.
Sur trois choses que je fais, j'en oublie deux, et je ne sais pas à laquelle des trois correspond celle dont je me souviens.
["Cette obscure clarté qui tombe des étoiles " _ Corneille].
Bien.
Je crois arrivé le moment de dissiper les doutes possibles qu’un aimable lecteur aura pu engranger jusqu’ici à mon égard. Je suis, en effet, ou plutôt j’ai été, sous une forme non alternative mais cumulative, un fou, un scélérat, un délinquant, un individu d’instruction et de culture déficientes du fait que je n’ai eu d’autre école que la rue, ni d’autre maître que les mauvaises fréquentations ; mais je n’ai jamais fait montre de la moindre sottise : les belles paroles enchâssées dans le bijou d’une syntaxe correcte peuvent m’éblouir quelques instants, brouiller ma perspective, troubler ma représentation de la réalité ; mais ces effets-là ne sont pas durables ; mon instinct de conservation est trop aigu, mon attachement à la vie trop ferme, mon expérience des antagonismes humains trop amère ; tôt ou tard la lumière se fait dans mon cerveau et je comprends ; comme je compris alors que la conversation à laquelle j’assistais avait été préalablement orchestrée et répétée sans autre objet que celui de m’imprégner d’une idée. Mais laquelle ? Celle que je devrais rester au sanatorium jusqu’à la fin de mes jours ?
Avant de se diriger vers la salle à manger, il s’arrêta à la réception pour demander que l’on fasse préparer sa note et ses bagages. L’employé, celui-là même qui s’était occupé de lui deux jours auparavant, l’interrogea discrètement sur sa santé. Fabregas lui dit qu’il n’avait pu vaincre les insomnies qui le tourmentaient depuis plusieurs nuits mais qu’il était sûr de guérir très vite.
— On voit bien que notre climat ne convient pas à Monsieur, dit le concierge.
Il a de nouveau porté la main à la poche intérieure de sa veste, a farfouillé et l’a ressortie vide. Il l’a plongée dans une autre poche, puis une autre, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ait exploré toutes les poches de la veste et du pantalon, après quoi il a encore continué à se palper au cas où il y aurait une déchirure et où l’arme homicide se serait glissée entre l’étoffe et la doublure. Finalement, il a renoncé et, à haute voix mais comme s’il se parlait à lui-même, il s’est exclamé :
– Merde de merde, j’ai laissé le pistolet chez moi !
- Bonjour, mademoiselle. Excusez-nous d’arriver en retard au rendez-vous, mais nous avons un nouveau chauffeur. Veuillez prévenir le patron que nous sommes enfin là.
Elle s’arrêta, perplexe devant mon discours, et se gratta la nuque, provoquant par ce geste un déplacement de volumes qui m’obligea à regarder le gros pistolet du gardien pour que ne s’effondre pas d’un coup mon plan ingénieux, dont la pierre angulaire consistait à feindre la froide indifférence pour les plaisirs de ce monde qui caractérise le magnat blasé de tout.
- Avec qui, finit-elle par demander, avez-vous rendez-vous ?
- Le Conseil d’administration, en session plénière, attend notre visite, annonçai-je avec une fausse modestie. Veuillez nous conduire à la salle de réunions, s’il y en a une.
L’hôtesse arrêta d’un regard le gardien qui s’était placé derrière nous et demandait :
- Je les vire ?
Très peu de temps après, j’ai vu débouler un autre coureur qui se comportait de la même manière, mais dans la direction opposée à celle du précédent. Sans essayer de l’arrêter, je lui ai demandé ce qu’il fichait.
– Footing, m’a-t-il répondu.
Dans ces années-là, la mode de courir seul s’était imposée et, à vrai dire, cette information était plus ou moins parvenue à ma connaissance à l’asile, mais je n’avais jamais eu l’occasion de contempler de près le phénomène ni de le pratiquer, attendu que chez mes compagnons de réclusion les sports n’incluant pas un rival à vaincre à coups de bâton n’étaient guère appréciés.