Citations de Emmanuelle Richard (164)
Je sais tout si tu savais, si tu savais comme je sais tout ce que je sais avant même de l'avoir vécu, j'ai douze ans mais bientôt j'en aurai quinze, et puis vingt, et vingt-cinq, j'ai vingt-cinq ans et je suis une femme seule dans un bar et j'attends ; j'ai trente ans et je suis belle et je porte des talons malgré ma promesse juré-craché de ne jamais le faire ; j'en ai quarante et je saute de train en train pour aller retrouver mon amant, puis cinquante, avec les yeux pochés d'avoir trop aimé, je n'ai jamais été si belle, et bientôt c'est la fin.
Ils veulent dominer tout le temps mais ils ne dominent rien ni personne, on s'en est toutes rendu compte à la même seconde, regard mondialement dessillé. Ils ne dominent que par l'usage de la force physique, de l'intimidation, de la menace et de la brutalité. De l'agression. Petit pouvoir crasse.
Car je n'ai aucune envie de parler au préalable. Ni de parler, ni de badiner. Je n'ai pas envie de parler tout court, ni de faire des efforts. Encore moins d'entrer dans un jeu de séduction dont je connais pas avance le tempo, le phrasé, les langueurs, les silences et les hésitations, après l'avoir trop souvent joué à la fac et dans mes petits boulots de caissière, de vendeuse, d'ouvreuse ou d'hôtesse - j'en venais parfois à me demander s'il était seulement possible de survivre en société en quittant cet état de flirt permanent - est-ce seulement possible ? Non pas de survivre, mais de se comporter autrement ? Y a-t-il la place pour ça ?, les hommes laissent-ils la place aux femmes pour ça ?, ou est-ce leur faute à elles ?, qui est responsable ?, tout ce petit théâtre mesquin, usé et prévisible, qui allait inévitablement me donner envie de me jeter par la fenêtre ou sur les rails du tramway - ce dernier avait provoqué la mort d'une vieille dame imprudente qui promenait son chien sur le gazon entre les voies, une seule victime, la ville était satisfaite de ce chiffre (p. 47).
Au Japon, le kintsugi est un art qui consiste à enduire d'or les cicatrices des objets blessés après en avoir recollé les morceaux. Les recouvrir de cette dorure, rendre visibles leurs cicatrices, les augmente de l'histoire qu'ils portent en eux, celle-là même qui les a menés à intégrer ces coutures. Les objets diminués sont ainsi récupérés. Ils deviennent plus riches, plus profonds. Embellis par leurs stigmates érigés en emblèmes poétiques, leur beauté nouvelle les réévalue
Faire l'amour de mille façons différentes avec une seule personne plutôt que l'inverse.
Je n'étais pas attirée par une classe ou par un milieu [social], mais je fantasmais de parvenir à posséder les codes d'une variété de groupes la plus étendue possible afin de me mouvoir avec fluidité dans chacun d'eux sans appartenir à aucun. Je me voulais illimitée.
(p. 56-57)
Quand il m'a déposée tout à l'heure, j'ai bien vu le regard de mon père sur les voitures des autres parents, leurs cabriolets coupés sport et 4 x 4 divers. Je suis convaincue qu'il a cru que j'étais embarrassée par notre vieille Ford. Pourtant il se trompe, il me semble qu'il n'a fait que reporter sa propre gêne sur moi, car s'il y a bien un truc qui m'a toujours laissée assez indifférente ce sont les voitures et autres possessions matérielles, domaines en lesquels je serais plutôt partisane de la sobriété heureuse. Hélas, je n'ai pas réussi à faire sortir cette phrase de ma bouche pour la lui offrir, le réconforter, que ça n'avait pas d'importance et merci.
Au Japon, le kintsugi est un art qui consiste à enduire d'or les cicatrices des objets blessés après en avoir recollé les morceaux. Les recouvrir de cette dorure, rendre visibles leurs cicatrices, les augmente de l'histoire qu'ils portent en eux, celle-là même qui les a menés à intégrer ces coutures. Les objets diminués sont ainsi récupérés. Ils deviennent plus riches, plus profonds. Embellis par leurs stigmates érigés en emblèmes poétiques, leur beauté nouvelle les réévalue. Sur mon sein gauche, une cicatrice (p. 202).
Elle pense au temps rêvé, haï, lointain, en même temps qu'attendu, où elle se trahira. Où elle sera une femme qui n'aura plus l'horreur des robes et qui ne sera plus soumise à aucune autre autorité que la sienne, qui disposera librement de son corps. Et celui encore plus lointain où elle n'aura plus l'angoisse de plaire, la délivrance, cet âge où la beauté n'aura plus aucune importance. Elle aimerait déjà être une vieille femme sortie du jeu pour qui l'angoisse de plaire et l’inquiétude du corps ne signifient plus rien, une femme qui aura cessé de se voir au travers du regard des hommes. Elle voudrait être délivrée (p. 264).
L'océan était gris, les vagues énormes ce jour-là.
Je m'en souviens très bien.
De mon ventre en miettes à l'avance et du reste.
Combien de femmes violées ? Torturées ? Étranglées ? Combien d'heures de sévices pour chacune et de quelle nature ?
Il s'agit déjà d'un problème à régler en perspective, d'un "non" futur à énoncer, d'un refus à affirmer et, très souvent, à répéter, justifier, parfois même, à négocier.
Cette absence d'envie et de possibilité m'a concernée à un âge où je n'aurais pas songé l'être, venant par là ébranler et altérer une certitude. Les livres qui engagent l'expérience de celui qui écrit sont ceux qui m'interessent le plus à la fois en tant que lectrice et autrice, en ce qu'ils donnent à voir des chemins de pensée, un passage d'un état à un autre; en ce que le corps de l'auteur, parfois utilisé sciemment comme cobaye, ou pour le moins l'expérience tirée d'une tranche de vie accidentelle, permettent la restitution d'un ressenti au plus juste.
Ceci est une chimère, bien sûr, mais en le vivant, en retrouvant ce goût, j'ai eu la sensation que la vie de nouveau était devant moi, ouverte à tous les possibles, et intense, neuve, lavée, évidente à un point qu'elle n'avait jamais été.
Toutes les fois où j'ai joué la petite meuf souriante aimable inoffensive enjouée d'accord docile polie rigolote et surtout bon public, dans la rue ou ailleurs, face à des saillies grasses et lourdes, obscènes et vulgaires, rien que pour éviter de me faire tabasser ou virer.
Je ne comprends rien à ce qu'il attend de moi, je commence à l'aimer, je décide d'oublier que je ne comprends rien et que c'est un jeu qui devient dangereux, se mettre à aimer un homme quitté (...)
Je ne sais pas si je pourrai un jour revenir habiter dans cette ville où je voulais vivre, d'abord sans toi, avec toi ensuite, ou si les amours nous font perdre des villes en même temps que nous-mêmes, en même temps qu'elles nous fondent, nous déconstruisent, nous précisent, nous accouchent, nous révèlent, nous brisent, nous changent et nous subliment.
(Le dernier paragraphe du roman)
Nous avons besoin d’être des sujets avant tout. Il nous faut être maîtres de nous-mêmes, en possession de nos moyens, de notre pouvoir de décision pour accepter ce qui s’offre à nous.
À vingt ans, dans ma génération, beaucoup d'entre nous vivaient dans l'angoisse d'avoir oublié des poils et de lui déplaire, à l'Homme, au Garçon. Peur de ne pas être validées. À trente, c'était fini, celui qui nous ferait encore chier ce serait la porte et basta.
(...) il y a à mes yeux, dans cette situation de deux personnes qui se voient sans rien exiger l'une de l'autre, dans la douceur, la lenteur et le respect, quelque chose qui me touche ; quelque chose que je ne sais pas nommer, tout en la trouvant délicate et très belle.