Le modèle redevenu sujet, l’égalité et la création
Des créatrices, malgré les interdits, « des préjugés et des imaginaires apeurés quant à la liberté de créer, jouissance des femmes toujours en suspens », les philosophes, les penseurs de la politique ou les écrivains…
« Pour Louise Bourgeois, il faut remonter le temps. Remonter le temps, c’est indiquer des provenances, des lieux antérieurs, anciens, qui font sens ; ou plutôt non, qui font signe. Ces lieux ne sont pas des points de d’origine, des lieux de commencements, simplement des points de repère nécessaires parce que pertinents. Désigner la provenance permet de se fabriquer une lignée. Ce que j’aime, dans l’idée de lignée, c’est le désir qu’elle porte de s’adosser à l’Histoire, avec un sentiment d’appartenance au monde ».
En adresse, Geneviève Fraisse évoque certaines femmes… pour montrer « la complexité du lieu où l’on part pour s’émanciper, pour créer par soi-même »…
« Ceci n’est pas de l’histoire, ceci n’est pas exhaustif, ceci est une traversée de questions liées à l’art et aux artistes femmes à l’ère démocratique, de l’après Révolution française à aujourd’hui »
En préambule, Geneviève Fraisse aborde l’exception et la règle, la lignée, « La lignée de femmes choisies est une image plurielle et essentielle, car elle offre des repères tout en semant des graines. Fabriquer sa lignée, tel est mon objectif, objectif que je souhaite partager », l’accès à la culture, la reconnaissance et l’inclusivité, des femmes « qui furent, malgré leurs productions artistiques, oubliées, effacées », la visibilité, « il est bien question de les intégrer dans la continuité de l’histoire de l’art ; et pas seulement comme des femmes « extraordinaires » », la symbolique masculine, l’égalité, l’émancipation…
L’autrice identifie quatre disputes récurrentes au long des deux siècles précédents :
« * L’injonction à ne pas quitter la place de muse au regard du génie masculin, partage imaginaire des rôles, quasi immuables.
* L’injonction pour une femmes artiste à rester à distance de la copie du nu, privilège masculin sur le corps, féminin notamment, objet plus que sujet.
* La dénonciation de la pratique créatrice des femmes, trop centrées sur leurs affaires personnelles, pratique incapable dès lors de passer à l’universel.
* La contradiction ancienne et vivace entre produire et se reproduire, entre faire œuvre et faire enfant, entre engendrer et enfanter »
Il ne s’agit pas ici d’identité ou de norme, mais bien de la liberté et de la jouissance à créer, de contestation, d’émancipation des femmes, de politique historique, « Il ne s’agit pas de subversion politique frontale, plutôt d’un bouleversement à l’intérieur de la tradition, plutôt d’une marche temporelle, de l’histoire en train d’inventer le moyen d’avancer »…
J’ai choisi de m’attarder sur les passages précédents, comme invitation à lire ce petit livre du coté de l’histoire, de l’égalité, « de l’égalité pour toutes et de non celle pour quelques-unes, comme ce fut parfois réfléchi au temps de la monarchie », de la création, « Et intéressons-nous uniquement ici à l’accès aux arts, à la créativité des femmes, à leur rapport à l’esthétique » et de l’émancipation. Je ne connais que certaines des créatrices présentées ici (il en est de même des philosophes et des écrivains – mais n’est-ce pas le lot commun de bien des lectrices et des lecteurs). Je ne parcours donc que certaines pistes et lignées.
Geneviève Fraisse analyse les positions de Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant, Stendhal, Francisco de Goya, August Strindberg, Friedrich Nietzsche, donc au XVIIIe et au XIXe siècle. « Tous savent lire l’époque qui se transforme, et leur résistance à l’émancipation des femmes ne les empêche ni de dire ce qu’ils lisent, ni d’identifier les évolutions ».
L’autrice examine, entre autres, l’exclusion des arts, le partage entre les sexes, le beau et le sublime, l’entendement et la sensibilité, le danger potentiel pour les deux premiers auteurs cités, « L’égalité des sexes, futur possible, est agitée comme un chiffon rouge ».
Elle poursuit avec la séparation des sexes et des arts, la nudité, les régimes de « vérité », « La vérité sera désormais historique », la place de sujet, la sécularisation, « porte ouverte à la liberté », la peur de la puissance féminine, la misogynie non pas psychologique mais bien politique d’August Strindberg, la pensée de l’historicité…
J’ai particulièrement apprécié le chapitre « Une artiste, une voix, un mouvement », l’enjeu politique de l’égalité des sexes en matière esthétique, la place de la voix, les trois écrivaines Germaine de Staël, George Sand, Flora Tristan, « toutes trois décrivent la femme artiste par leur voix comme lieu de création », avoir une voix et être une voix, la voix exceptionnelle d’Ondine ou de la petite sirène (à regarder de nouveau la couverture du livre), le retour sur 1848 et le journal des féministes, le chant en solo, le corps qui danse, la performance d’un art inédit, les inventions, « la singularité est à distance de la personnalité de l’artiste ; question secondaire que celle de l’identité »…
Sortir de l’immobilité, continuer l’histoire (la fin de l’histoire est toujours un mensonge idéologique), refuser la double disqualification, lire ce qui s’invente, « il faut juste se reconnaître le droit d’inventer, et de s’approprier le récit en cours », refuser la répétition mélancolique des assignations dans les décors, affronter la structure de représentations des sexes, transformer un imaginaire « qui a fait bien des dégâts dans le réel », l’enfantement (et sa soustraction) et l’engendrement, enfin vouloir et l’enfant et le livre, « L’émancipation ne dissout pas d’un coup de baguette magique le passé qui aimait les représenter en tant qu’objet. Devenir sujet coexiste toujours encore aujourd’hui, avec la permanence de l’objet », l’espace libre multiplié et approprié par des femmes…
Geneviève Fraisse discute des aventurières de la photo et du cinéma, du possible par un changement de décor, l’élargissement de « l’espace privé bien au-delà des murs de la maison », de l’objet regardé, « le cinéma remet la femme à sa place d’objet regardé », du corps, des scriptes et des actrices, « Etre objet plutôt que sujet, être au service du créateur, petite main irremplaçable ; retour à la tradition bien connue », d’Ida Lupino réalisatrice (une invitation à (re)voir The Hitch-Hiker – Le voyage de la peur)…
Nommer, inscrire, décrire les femmes oubliées ne suffit pas, un catalogue de « femmes célèbres » ne suffit plus, il faut faire rupture, dissocier nudité et vérité, « Le corps nu féminin n’est plus l’allégorie où la vérité, figue statique, mais un lieu de passage par où la vérité peut se chercher. Le lieu où les femmes artistes se placent, peut-être, en face de l’histoire de l’art, fabriqué au masculin, ou encore dédouble cette histoire pour en proposer une autre, ou des autres », sortir de la clandestinité, briser la symbolique de la production littéraire et intellectuelle où les femmes n’ont pas d’existence légitime, artistes dans les couples de créateurs/créatrices et le refus du partage (« je ne fais pas le récit précis de leurs souffrances respectives »), égalité et conflit, muse, « fonction essentielle pour occulter, dénier la rivalité », respirer, « L’égalité est fondée sur l’autonomie du créateur, de la créatrice », (se) multiplier et échapper à la représentation maitrisée de soi…
Le particulier et l’universel, Wanda de Barbara Loden, le dédoublement et le redoublement, « L’impersonnel fondé sur le personnel s’impose de multiples façons et va nous emmener vers l’universel », le déploiement de l’autonomie, le corps « comme externe à soi et non comme récit de soi », la réplique d’égale à égal…
Comment ne pas citer Elfriede Jelinek ou Ingeborg Bachmann, « C’est pourquoi des lignées se créent et continuent l’histoire commencée », les traumas et les souffrances, « Mise en avant par l’historiographie encline à plaindre les femmes pour conserver une hiérarchie sexuelle, ou lieu de libération du corps meurtri que le sujet femme se réapproprie pour le transformer ? », le sexe qui parle, la transmission d’un langage différent de celui construit par les hommes, « Le sexe ouvert n’est plus un lieu de passage mais la place d’un sujet libre, libéré, apte à la parole », le modèle détachée de l’oeuvre peinte (Deborah de Robertis citée en début de note) « il peut regarder le spectateur du tableau, qui, lui aussi regarde », le retour sur l’histoire de l’art et ce qu’elle a représenté…
En conclusion, Geneviève Fraisse revient sur le « pour toutes » et le « pour chacune », l’écriture de l’histoire, la tension entre le sujet et l’objet, le dérèglement, le travail à l’intérieur de la tradition, les principes démocratiques, l’égalité et la liberté, le partage des jouissances, l’égalité en acte et le conflit ouvert avec la suprématie masculine…
« Ces artistes fabriquent une histoire incontournable où l’altérité déployée entre le Multiple et l’Universel oblige à l’interrogation sexuée, genrée. Par-delà la « suite de l’Histoire », cette perspective nous offre « la mesure d’un monde à venir ».
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