Citations de Georges Perec (858)
un rond, pas tout à fait clos, finissant par un trait horizontal: on aurait dit un grand G vu dans un miroir.
Il put sembler un moment que le modèle vestimentaire sur lequel s'alignaient Jérôme et ses amis était, non pas le gentleman anglais, mais la très continentale caricature qu'en offre un émigré de fraîche date aux appointements modestes.
Monde sans souvenirs, sans mémoire. Du temps passa encore, des jours et des semaines désertiques, qui ne comptaient pas. Ils ne se connaissaient plus d'envie.
J'attendais, pour être, que les autres me désignent, m'identifient, me reconnaissent. Mais pourquoi par l'écriture?
Tout au bout du petit bois commence la planète immense
ses lacs ses océans ses steppes
ses collines ses plaines ses oasis
ses dunes de sable
ses palais ses musées ses îles ses esclaves
ses belles automobiles luisantes sous la pluie
ses salutistes en capelines blanches chantant des psaumes pendant la nuit de Noël
ses notables en chapeau melon tenant conseil au Tabac de la place Saint-Sulpice
ses capitaines à moustaches embaumant le patchouli et les lilas
ses champions de tennis s'enlaçant à l'issue du match
ses Indiens à calumet assis à côté du totem en bois de santal
ses alpinistes en haut du Popocatepetl
ses canoëistes enthousiastes descendant le Mississipi
ses Anabaptistes commentant la Bible en hochant malicieusement la tête
ses petites Balinaises dansant dans les plantations de cacao
ses philosophes à bonnet pointu discutant de la pensée de Condillac dans des salons de thé désuets
ses pin-ups en maillot de bain montant des éléphants dociles
ses Londoniens impassibles annonçant un petit chelem sans-atout
Mais ici le ciel est bleu
Oublions le poids du monde
un oiseau chante tout en haut de la maison
les chats et les chiens somnolent à côté de la cheminée où une immense bûche se consume lentement
On entend le tic-tac de la pendule
Qu'est-ce que c'est que ce casse-tête ?
Qu'est-ce que ça vaut, au juste, ce vécu éclaté ?
Ces classes et ces luttes,
ces sectes, ces castes, ces cultes et ces stèles,
ces cas, ces clauses, ces actes, ces calculs, ces statuts,
ces astuces vaseuses,
avec cette seule tassée veule et lasse
- étau ajusté à cette lutte calleuse,
à ce jeu sec -
ça use, ça cale, ça jute, ça évacue.
Vécu sale,
le calva avalé cul sec - « Salut ! ça va ? » -
la lavette à javel, la sauce et le sel.
Vécu esclave,
la suée, la savate, la cuvette, l'écuelle juteuse
t'as vu ça ?
Les squelettes casqués,
la lutte avec tes lacets, avec ta veste, avec ta clé.
Tu t'attelles ? T'es claqué ?
- « C'est à quel sujet ? » -
Qu'est-ce que t'as vu ?
Ce vécu lavasse et vassal, le stuc, la tutelle,
les caves, les taules,
la salle lavée au jet, les scellés, les valets...
Mais c'était mal connaître Bartlebooth : défié, il relèverait le défi, les aquarelles, comme cela avait toujours été, continueraient d'être transportées sur leur lieu d'origine pour y retrouver la blancheur de leur néant premier.
Une bibliothèque que l'on ne range pas se dérange.
3 Nous savons comprendre les aspirations de nos employés
4 C'est notre rôle à nous autres, les Chefs de Service de les écouter parler de leur problèmes, de leurs souhaits et nous faisons tout pour les aider
3 Le Comité d'entreprise n'a-t-il pas organisé un voyage à Baden-Baden l'année dernière
4 N'y avait-il pas du pâté de foie dans le colis pour les vieux à la fête de Noël l'année passée?
[ Incipit ]
AVANT-PROPOS
Où l'on saura plus tard qu'ici s'inaugurait la Damnation
Trois cardinaux, un rabbin, un amiral franc-maçon, un trio d'insignifiants politicards soumis au bon plaisir d'un trust anglo-saxon, ont fait savoir à la population par radio, puis par placards, qu'on risquait la mort par inanition. On crut d'abord à un faux bruit. Il s'agissait, disait-on, d'intoxication. Mais l'opinion suivit. Chacun s'arma d'un fort gourdin. «Nous voulons du pain», criait la population, conspuant patrons, nantis, pouvoirs publics. Ca complotait, ça conspirait partout. Un flic n'osait plus sortir la nuit. A Mâcon, on attaqua un local administratif. A Rocamadour, on pilla un stock : on y trouva du thon, du lait, du chocolat par kilos, du maïs par quintaux, mais tout avait l'air pourri. A Nancy, on guillotina sur un rond-point vingt-six magistrats d'un coup, puis on brûla un journal du soir qu'on accusait d'avoir pris parti pour l'administration. Partout, on prit d'assaut docks, hangars ou magasins.
Ta chambre est la plus belle des îles désertes, et Paris est un désert que nul n’a jamais traversé. Tu n’as besoin de rien d’autre que de ce calme, de ce sommeil, que de ce silence, que de cette torpeur. Que les jours commencent et que les jours finissent, que le temps s’écoule, que ta bouche se ferme, que les muscles de ta nuque, de ta mâchoire, de ton menton, se relâchent tout à fait, que seuls les soulèvements de ta cage thoracique, les battements de ton cœur témoignent encore de ta patiente survie.
Quelque chose se cassait, quelque chose s’est cassé. Tu ne te sens plus, comment dire ? soutenu : quelque chose qui, te semblait-il, te semble-t-il t’a jusqu’alors réconforté, t’a tenu chaud au cœur, le sentiment de ton existence, de ton importance presque, l’impression d’adhérer, de baigner dans le monde, se met à te faire défaut.
« L’espace de notre vie n’est ni construit, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et il se rassemble ? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de friction, on a parfois la vague impression que ça se coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça se cogne. » (Extrait du feuillet mobile intitulé « Prière d’insérer »)
Toutes les utopies sont déprimantes, parce qu'elles ne laissent pas de place au hasard, à la différence, aux "divers". Tout a été mis en ordre et l'ordre règne.
Derrière toute utopie, il y a toujours un grand dessein taxinomique : une place pour chaque chose et chaque chose à sa place.
(.p. 156).
L'énumération me semble ainsi être avant toute pensée (et avant tout classement), la marque même de ce besoin de nommer et de réunir sans lequel le monde ("la vie") resterait pour nous sans repères : il y a des choses différentes qui sont pourtant un peu pareilles ; on peut les assembler dans des séries à l'intérieur desquelles il sera possible de les distinguer.
Il y a dans l'idée que rien au monde n'est assez unique pour ne pas pouvoir entrer dans une liste, quelque chose d'exaltant et de terrifiant à la fois. On peut tout recenser.
Portons dix bons whiskys à l'avocat goujat qui fumait au zoo.
(quasi-pangramme lipogramme)
Une encre noire
Une encre noire
décide de ce code encore mince
Mémoire indemne du monde
Un rocher, un menhir, un dock
Chimie endormie d’un derrick énorme
Indien Cherokee, orchidée de Chine
Une commode de cèdre,
Une odeur de cire, d’écorce, de cumin
L’une des particularités de mon nom a longtemps été d’être unique : dans ma famille personne d’autre ne s’appelait Perec.
Je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même, que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture, le scandale de leur silence et de mon silence : je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie.
Au départ, l’art du puzzle semble un art bref, un art mince, tout entier contenu dans un maigre enseignement de la Gestalttheorie : l’objet visé — qu’il s’agisse d’un acte perceptif, d’un apprentissage, d’un système physiologique ou, dans le cas qui nous occupe, d’un puzzle de bois — n’est pas une somme d’éléments qu’il faudrait d’abord isoler et analyser, mais un ensemble, c’est-à-dire une forme, une structure : l’élément ne préexiste pas à l’ensemble, il n’est ni plus immédiat ni plus ancien, ce ne sont pas les éléments qui déterminent l’ensemble, mais l’ensemble qui détermine les éléments : la connaissance du tout et de ses lois, de l’ensemble et de sa structure, ne saurait être déduite de la connaissance séparée des parties qui le composent : cela veut dire qu’on peut regarder une pièce d’un puzzle pendant trois jours et croire tout savoir de sa configuration et de sa couleur sans avoir le moins du monde avancé : seule compte la possibilité de relier cette pièce à d’autres pièces et, en ce sens, il y a quelque chose de commun entre l’art du puzzle et l’art du go ; seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens : considérée isolément, une pièce d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement question impossible, défi opaque ; mais à peine a-t-on réussi, au terme de plusieurs minutes d’essais et d’erreurs, ou en une demi-seconde prodigieusement inspirée, à la connecter à l’une de ses voisines, que la pièce disparaît, cesse d’exister en tant que pièce : l’intense difficulté qui a précédé ce rapprochement, et que le mot puzzle — énigme — désigne si bien en anglais, non seulement n’a plus de raison d’être, mais semble n’en avoir jamais eu, tant elle est devenue évidence : les deux pièces miraculeusement réunies n’en font plus qu’une, à son tour source d’erreur, d’hésitation, de désarroi et d’attente.
Le rôle du faiseur de puzzle est difficile à définir. Dans la plupart des cas — pour tous les puzzles en carton en particulier — les puzzles sont fabriqués à la machine et leur découpage n’obéit à aucune nécessité : une presse coupante réglée selon un dessin immuable tranche les plaques de carton d’une façon toujours identique ; le véritable amateur rejette ces puzzles, pas seulement parce qu’ils sont en carton au lieu d’être en bois, ni parce qu’un modèle est reproduit sur la boîte d’emballage, mais parce que ce mode de découpage supprime la spécificité même du puzzle ; il importe peu en l’occurrence, contrairement à une idée fortement ancrée dans l’esprit du public, que l’image de départ soit réputée facile (une scène de genre à la manière de Vermeer par exemple, ou une photographie en couleurs d’un château autrichien) ou difficile (un Jackson Pollock, un Pissarro ou — paradoxe misérable — un puzzle blanc) : ce n’est pas le sujet du tableau ni la technique du peintre qui fait la difficulté du puzzle, mais la subtilité de la découpe, et une découpe aléatoire produira nécessairement une difficulté aléatoire, oscillant entre une facilité extrême pour les bords, les détails, les taches de lumière, les objets bien cernés, les traits, les transitions, et une difficulté fastidieuse pour le reste : le ciel sans nuages, le sable, la prairie, les labours, les zones d’ombre, etc.