Il y a des romans qui vous séduisent dès la toute première phrase ; "Miss Sarajevo" fait partie de ces romans. Nous sommes en 2017 auprès de Joachim Sirvins, 44 ans, photographe de guerre, qui vient d’apprendre la mort de son père. Après avoir perdu sa petite sœur, Viviane, il y a vingt-quatre ans, puis sa mère deux ans plus tard, il se retrouve orphelin. Le temps d’un trajet pour rejoindre l’appartement familial à Rouen, appartement dans lequel il s’était juré de ne jamais remettre les pieds, ressuscitent de multiples fragments de son passé mais surtout son départ pour Sarajevo en 1993.
Joachim se jette dans la guerre pour biffer la mort de sa sœur et effacer la toute dernière image. "De la guerre, écrit l’auteure, Joaquim attend un électrochoc, un saccage en bonne et due forme." Il y a les tirs des snipers, de tous côtés, il y a Ludmilla, de quinze ans son aînée, qui le subjugue, il y a les cadavres qui pourrissent en plein air, il y a sa jeunesse déjà vieillie.
Mais il y a surtout ce "Miss Sarajevo" organisé malgré les balles, les incendies et les décombres. Et c’est ce concours de beauté, loufoque, presque absurde, qui fait de ce roman une ode à la résistance, un texte sur la mort, épaisse et suffocante, mais toujours muselée par la force de vie qu’on porte en soi. J’avoue, j’ignorais tout de ce concours de beauté organisé en plein Sarajevo assiégé pour défier la guerre ; j’ai été ébahie par la puissance de cet acte.
Sans cesse on oscille entre la France et la Bosnie, entre fureur de vivre et démission, entre tirs de snipers et silences opaques. Qu’y a-t’il derrière ces angoisses qui étreignent subitement Joachim et son incapacité à se poser quelque part ? Quelles sont ces ombres qui l’encagent et avortent ses relations amoureuses, le laissant seul et inaccessible, peuplé par trop de chocs non soignés et d’aveux jamais confessés ? Qu’y avait-il derrière le corps rabougri de sa petite sœur qui s’effaçait lentement jusqu’à l’envol final ? Qu’y avait-il derrière les oublis de la mère et la dureté du père ?
Un secret caché telle une honte, une plaie jamais cicatrisée. Une famille qui ne se parle pas et dont les secrets s’impriment dans le corps. Une fuite éperdue qui contaminera tous les membres Sirvins puisque le maître mot est de TAIRE, peu importent les dommages collatéraux. Puisqu’il s’agit de s’en aller, par le corps ou l’esprit, pour ne pas avoir à affronter la réalité.
Ingrid Thobois nous raconte une histoire comme il y en a tellement, ravagée comme la capitale bosniaque, transpercée, suppliciée, sans cesse menacée d’éclatement. Elle nous raconte ces enfants portant des silences jamais nommés et des plaies bâillonnées qu’ils ne devraient jamais porter. Et autour de ces drames, s’impose tel un fil rouge la puissance des photographies qui témoignent, accusent et survivent.
Quant à la plume… mais quelle merveille. La romancière écrit avec une telle finesse et une telle pudeur que chaque paragraphe est enchanteur. C’est une expérience étrange de se mettre à pleurer tellement ce qu’on lit est beau. C’est un texte incroyablement délicat, gracile et gracieux, derrière lequel on sent un immense travail pour que chaque phrase soit parfaitement sculptée et ornée.
Tant de thématiques qui font écho, comment ne pas sortir lessivée et égarée de ce roman ? C’est une analyse psychologique d’une extrême finesse et d’une extrême justesse. C’est un magnifique roman sur la perte, l’absence et l’impossible deuil, sur les non-dits, ces poisons qui s’infiltrent vicieusement et abîment le corps et l’âme en silence. C’est une œuvre sur la nécessité absolue de la vérité, même hideuse, même tragique, pour épargner les générations à venir.
"Surtout ne pas penser, écrit l'auteure. Penser, c’est chuter. Chuter, c’est mourir." Merci à NetGalley et aux éditions Buchet-Chastel pour cette sublime découverte.
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