Jacques Réda
Quel avenir pour la cavalerie ?
Rencontre animée par Alexandre Prieux
La
poésie serait-elle une guerre ? le vers, le corps d'élite de la langue ? En retraçant l'histoire de notre prosodie,
Jacques Réda dévoile les processus de transformation du français, aussi inéluctables que ceux de la physique. Où les poètes sont les exécutants plus ou moins conscients d'un mouvement naturel. du Roman d'Alexandre à
Armen Lubin, en passant par Delille, Hugo,
Rimbaud, Claudel,
Apollinaire,
Cendrars et Dadelsen,
Jacques Réda promène son oeil expert sur des oeuvres emblématiques, et parfois méconnues, de notre littérature. Inspirée et alerte, sa plume sait malaxer comme nulle autre la glaise des
poèmes pour y dénicher les filons les plus précieux. À la fois leçon de lecture et d'écriture, et essai aux résonances métaphysiques, Quel avenir pour la cavalerie ? constitue la « Lettre à un jeune poète » de
Jacques Réda, et le sommet de sa réflexion poétique.
À lire
Jacques Réda, Quel avenir pour la cavalerie ? Une histoire naturelle du vers français, Buchet/Chastel, 2019.
Le jeudi 28 novembre 2019 à 19h
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Il y a partout dans les campagnes de ces endroits qu’on appelle le bout du monde, qui vous laissent croire à une imminence de l’infini. C’est une route vers le haut de sa côte, une arête de rochers à l’horizon, un plan de cailloux vibrant comme un plateau de balance où se pèsent des tonnes de soleil concassé. Chacun, en outre, a fait de bonne heure sa propre expérience dans ce domaine : dans le couloir d’un appartement, au coin d’une rue, tout au fond du jardin sous les petites dragées de l’ortie blanche, partout. Car le monde à vrai dire n’est fait que de bouts du monde, mais il faut de l’entraînement pour s’en rendre compte et s’y accoutumer.
Un instant, puis un autre, et chacun disparaît,
Mais ce qui l’a porté ne cesse pas de vivre ;
Ainsi chaque mot, dans un livre,
Passe pour que le sens monte de son retrait.
Chaque arbre est un caractère
Dont la forme sort de terre
Tout comme de notre esprit,
Sans qu'on les ait prononcées,
Des paroles, des pensées
Que l'on fixe par écrit.
Elles font, dans le langage,
Une sorte de branchage
Aussi net et régulier
Que ceux du chêne et du hêtre
Qu'une loi condamne à n'être
Ni frêne ni peuplier.
Elégie de la petite gare
Extrait 2/2
Oui, c’est là que je veux attendre. Et si tu ne viens pas,
Dans les traces du soir muet j’irai mettre mes pas.
Je l’accompagnerai le long des plates avenues
Qui cherchent le centre et n’y sont encore parvenues
Que par hasard après des virages et des détours
Par les ronds- points fleuris déroutants pour les carrefours
Où l’abribus toujours désert lui-même se résigne.
Un boulevard d’arbres chétifs retrouvera la ligne
Du chemin de fer, et j’aurai manqué le dernier train.
Alors j’attendrai de nouveau : demain, après-demain.
C’est très facile, dans ces lieux qui n’existent qu’à peine.
Pour quelqu’un qui n’existe plus, ou si peu. La semaine,
Les mois puis les ans passeront et, lorsque tu viendras,
Je sais qu’en transparence enfin tu me reconnaîtras.
« Chaque arbre est un
Caractère
Dont la forme sort de terre
Tout comme de notre esprit ,
Sans qu’on les ait prononcées,
Des paroles, des pensées
Que l’on fixe par écrit .
Elles font, dans le langage ,
Une sorte de branchage
Aussi net et régulier
Que ceux du chêne et du
Hêtre
Qu’une loi condamne à n’être
Ni frêne ni peuplier » …
Les rames des grands pins haut brossés par le vent
Grincent dans leurs tolets. Puis un bond en avant :
Tout craque avec l'envol sonore de leurs voiles.
Au travers apparaît un ciel fumant d'étoiles,
Rempli d'autres vaisseaux à l'ancre, nuageux.
Terre, vas-tu larguer ton vieux havre rocheux?
Je me joins à l'élan maritime des arbres
Et vois, sur l'horizon, des îles dont les charmes
Passent tous ceux que l'on rêva dans les greniers :
Soleils roulés sur des montagnes, des palmiers,
Par des aubes et des couchants inépuisables
Allongeant sur le bronze et le velours des sables
L'ombre de créatures d'ambre aux lourds cheveux.
Cartes postales sans adresse, quand je veux,
Elles viennent encore attester ces rivages.
Mais, Terre, tu n'es pas qu'un beau livre d'images.
Prisonnière du temps qui procède sans bond
Tu tournes dans le sens que l'on juge le bon :
Toujours dans le palpable. Or tout ce que je palpe -
Rouge écorce, rocher dégringolé d'une alpe,
Tout me souffle que, dans un proche lendemain,
Tu ne seras plus même une image. Personne
Ne saura que tu fus. Et, que je déraisonne
Ou non, il en sera de toi, dans l'univers,
Comme il en est du poids et du son de mes vers.
pp. 28-29
UN PARADIS D ’OISEAUX //B
Entre les plus étourdissants des vocalistes,
J’ai remarqué depuis trois ou quatre matins
Les arpèges hardis, les trilles argentins
De deux merles ardents comme des duellistes ;
Auprès d’eux les rayons du jour semblent éteints.
Rivalisant d’éclat pendant une heure entière,
Virtuoses mais inspirés, ne rabâchant
Jamais, ils font briller à la fois le tranchant
D’une lame et le bloc d’idéale matière
D’où s’élèvent les jets capricieux du chant.
Et si fort et si librement qu’ils s’évertuent,
On les sait asservis aux lois de la saison.
Mais par l’accouplement et par la couvaison,
C’est encore leur chant qu’ils aiment, perpétuent,
À la folle hauteur de ce diapason.
C’est parfois si tendu, si plein, qu’on appréhende
Et qu’on espère aussi les entendre soudain,
Dans un vague demi-sommeil presque enfantin,
Se déchirer sur une couverture béante
Qui nous rendrait le paradis, en ce jardin.
[Aux robots]
Nous avons déjà lu de ces contes bizarres
Qui nous dépeignent en nabots
Assujettis aux lois, aux coutumes barbares
D’un monde où règnent des robots :
Sans amour mais sans haine ils prennent leur revanche
Et les hommes, ces apprentis
Sorciers dont le savoir soudain achoppe et flanche,
Les subissent en repentis.
[Aux animaux]
Qui n’a pas entendu la manière dont couine
La nuit, saisi par un hibou,
Un loir ; qui n’a pas vu le sang qui gicle et bout
Sous la mâchoire de la fouine ?
Qui n’a pas trouvé beau l’éclair du léopard
Sur la gazelle qu’il jugule ?
Quoi de plus gracieux que cette libellule
Dansant, tuant ? – Chacun sa part.
Mais qu’en est-il de nous, ô bêtes fraternelles,
Et des monstres que nous logeons
Dans les soubassements des aveugles donjons
Que sont nos âmes criminelles ?
LENTE APPROCHE DU CIEL
C’est lui, ce ciel d’hiver illimité, fragile,
Où les mots ont la transparence et la délicatesse du givre,
Et la peau froide enfin son ancien parfum de forêt,
C’est lui qui nous contient, qui est notre exacte demeure.
Et nous posons des doigts plus fins sur l’horizon,
Dans la cendre bleue des villages.
Est-il un seul mur et sa mousse, un seul jardin,
Un seul fil du silence où le temps resplendit
Avec l’éclat méditatif de la première neige,
Est-il un seul caillou qui ne nous soit connus ?
Ô juste courbure du ciel, tu réponds à nos cœurs
Qui parfois sont limpides. Alors,
Celle qui marche à pas légers derrière chaque haie
S’approche ; elle est l’approche incessante de l’étendue,
Et sa douceur va nous saisir. Mais nous pouvons attendre,
Ici, dans la clarté qui déjà nous unit, enveloppés
De notre vie ainsi que d’une éblouissante fourrure.
p.48
Extraits Amen (1968), Poésie-Gallimard, 1988.