James Clemens

c'est souvent la folie plus que le genie qui fait avancer le monde.Qui d'autre,sinon des fous,auraient ete aussi loin,la ou tout parait impossible?Et ce faisant,prouver que l'impossible devenait possible

- Le Seigneur Noir... Il a enfin réussi à introduire du sang humain dans la lignée des Carnassires. Il a fait s'accoupler une femme et un skal'tum. Ce monstre est réellement l'enfant de Vira'ni.

Horrifiée, elle leva ses deux mains vers le ciel. A présent, la droite et la gauche étaient assorties. Toutes deux avaient la teinte écarlate de la magie sanglante.

Joach était prisonnier de son propre corps.
Debout dans le grande cuisine de l'immense Édifice, il regardait au travers des deux trous percés dans son crâne comme par les ouvertures découpées dans une citrouille creuse. Il voyait ses bras et ses jambes bouger sans qu'il le leur ait ordonné. A l'intérieur de sa tête, il appelait à l'aide, mais, à l'extérieur, ses lèvres demeuraient flasques.

Que la vie jaillisse de la mort. Que cet arbre devienne le repère qui indiquera le lieu de ton ultime repos.

- Tu bouderas aussi bien avec le ventre plein, tu sais, plaisanta Magnam.

Devant lui se dressaient les vestiges d'un arbre massif : pas un de ces pommiers maigrichons que les hommes avaient plantés dans la vallée, mais un des géants végétaux qui vivaient là bien avant leur arrivée. Huit adultes aux bras étendus n'auraient pas suffi à encercler son tronc. Son sommet était tombé depuis longtemps, ne laissant qu'une souche déchiquetée et une unique branche tendue vers le ciel.
- Je l'ai trouvé pendant que j'explorais la vallée, expliqua Elena à voix basse - non pour éviter de se faire repérer par le prédateur, mais par respect pour l'arbre végétal qu'elle contemplait. Je l'ai surnommé le vieillard.
Elle entraina son frère vers une longue fente noire qui béait dans l'écorce grise.
- L'intérieur est creux ; il forme une sorte de caverne naturelle. Nous pourrons...
Un glapissement de rage retentit à travers la vallée. Leur poursuivant venait de réaliser que ses proies avaient réussi à lui échapper.
Sans rien a jouter, Elena et Joach se réfugièrent dans l'étreinte du Vieillard. Brume ne rechigna même pas à les suivre dans leur cachette. La cavité était assez vaste pour abriter un petit troupeau.
La première chose qui frappa Elena lorsque la pénombre se referma sur elle, ce fut l'odeur du Vieillard. Le parfum douceâtre qui planait sous les branches du verger battait en retraite devant la fragrance boisée de l'arbre. Ici, l'air embaumait la sève de pin. Bien que le Vieillard soit mort depuis longtemps, ses effluves persistaient comme si son esprit s'attardait à l'intérieur de sa coquille. Même la fumée suffocante qui s'insinuait dans la cuvette ne pouvait étouffer sa présence.
Elena posa tendrement la main sur le bois. Elle savait que le Vieillard les protégerait durant cette affreuse nuit. Lorsque sa paume droite toucha l'écorce, elle sentit une fraicheur apaisante remonter le long de son bras jusqu'à son cœur. Et l'espace d'un instant, elle crut entendre un chuchotement caverneux dans sa tête.
Fille du sang et de la pierre... Je te demande une faveur... Cherche mes enfants...

- Observez un peu la manière dont l'Antarctique est modélisé sous la forme de deux masses continentales, séparées par un fleuve ou une mer. Eh bien, en dépit des apparences, c'est la stricte vérité. Otez la couche de glace et vous tomberez sur un archipel montagneux divisé en deux unités géomorphologiques: l'Antarctique de l'Ouest et l'Antarctique de l'Est. Problème: cette situation n'a été découverte qu'en 1968, quand l'US Air Force a réalisé une cartographie sismique de l'endroit.
- Et le plan date du XVIII ème siècle?
- Absolument! exulta Jason.

Une série de cartes envahit l'écran. Jason choisit la première, référencée sous la mention PIRI REIS_1513.
- J'ai entendu parler de cette carte, annonça le commandant Pierce. Elle a une histoire incroyable. Dessinée sur une peau de gazelle par un explorateur ottoman, l'amiral Piri Reiss, en 1513, elle détaille les littoraux africain et sud-américain ainsi que l'extrême nord de l'Antarctique. Or l'Antarctique n'a été découvert officiellement que trois siècles après. Plus mystérieux encore, certains affirment que son tracé montre le véritable rivage du continent, dépourvu de glace. Or la dernière fois qu'il est apparu sans glace remonte probablement à six mille ans.

Au lieu d’être peinte, la roche avait été sculptée en rangées de niches qui, toutes, abritaient des figurines animalières. Une vraie ménagerie minérale ! Ici, un petit mammouth avait la trompe en l’air. Là, un lion se dressait sur ses pattes arrière. À son tour, Roland éclaira des loups, des ours, des bisons, ainsi qu’une foule de cerfs et d’antilopes. Les rayonnages supérieurs étaient réservés aux oiseaux de toutes sortes – du faucon chasseur au gibier d’eau.
La couche épaisse de calcite qui figeait tout sur place ne laissait planer aucun doute quant à l’origine préhistorique de l’étrange collection. Pour qu’une telle croûte protectrice se forme, il avait fallu des millénaires.

- Bon, la Bible. D’où provenait-elle ?
- Je ne vous le dirai que si vous m’emmenez avec vous.
- Ne soyez pas ridicule. Vous ne viendrez pas avec moi. Vous n’êtes qu’une enfant.
Une enfant qui a la Bible de Darwin.
Gray en avait assez de son chantage. Il pouvait lui reprendre l’ouvrage de force, mais il n’en allait pas de même avec l’information qu’elle détenait.
- Fiona, tout ça n’a rien d’un jeu.
Les yeux de la jeune femme se durcirent, lui donnant de nouveau l’impression qu’elle vieillissait d’un coup.
- Parce que vous croyez que je l’ignore, dit-elle, glaciale. Où étiez-vous quand ils ont emporté Bedste dans des sacs ? Des putains de sacs en plastique !
Il ferma les yeux. Elle avait touché un point sensible mais il ne cèderait pas.

Fielding reprit le premier portrait, compara les deux et blêmit, comme si le sang avait brusquement reflué de son visage.

Quelques heures plus tard, il fut tiré de son sommeil par un cri étranglé. Persuadé que son patient rendait son dernier souffle, il se leva d'un bond, fit bruyamment tomber sa bible par terre et, alors qu'il se penchait pour la ramasser, il vit l'homme le fixer.

Première Partie : Cape et ombre
Un régent de sang
Tylar sentit une odeur de bile noire. Rogger le vit plisser le nez.
- Il fallait la protéger avec de la merde d’annuleur de sang, expliqua l’ancien voleur. Cela confirmait ce que pensait Tylar. Toutes les humeurs d’un dieu étaient porteuses de Grâces spéciales, mais la bile noire – les excréments – annulait n’importe quelle bénédiction. Pourquoi une telle précaution en ce lieu ? Tylar remarqua aussi que Rogger veillait à ce que son fardeau n’entre jamais en contact avec sa peau nue.
- Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda enfin le régent.
Les sourcils froncés, il étudiait l’étrange talisman, sans doute un crâne de bête jauni. Des orbites vides lui rendirent son regard. Le crâne était privé de sa mâchoire inférieure et de la plupart de ses dents : il ne lui restait que deux crocs proéminents qui brillaient d’un éclat argenté. Cela aurait pu appartenir à une bête, mais le front montait trop haut. Tylar fit une moue de dégoût.
Ce n’était pas le crâne d’un animal. Son regard croisa celui de Rogger par-dessus le talisman.
- Est-ce une mal-bête ? demanda-t-il. (....
- Si fait, confirma Rogger. Tu as raison, cette forme tordue et corrompue est bien l’oeuvre des Grâces Sombres. Tylar sentit que Rogger n’avait pas tout dit.
- Mais ? (....
Rogger leva le crâne et souffla dessus pour le débarrasser de la terre et étouffer les flammes naissantes. Tylar avait les yeux écarquillés. Le sol même de ce pays brûlait l’os. Il sentit son sang se glacer en pensant à ce que cela impliquait. La terre de Pont-de-Chrism était stabilisée, imprégnée du sang du dieu Chrism. Et comme tous les autres royaumes divins, son sol était un fléau pour tous les autres dieux qui cherchaient à y entrer.
- Ce n’est pas à un homme corrompu qu’appartenait ce crâne, balbutia-t-il en regardant les dernières étincelles s’évanouir. Rogger acquiesça, confirmant sa pire crainte.
- C’est le crâne d’un dieu.

Première Partie : Cape et Ombre
Un garçon de bronze dans la neige
Soudain, un feu intense explosa dans sa poitrine. Brant voulut crier lorsqu’il tomba à genoux, mais aucun son ne sortit de ses lèvres brûlantes. D’une main, il arracha les cordons et les crochets de sa chemise, déchira ses lainages, en quête de la source de la brûlure. Il tira sur la cordelette de cuir entortillée qu’il portait autour du cou pour libérer le pendentif qui y était accroché. C’était le seul morceau de sa patrie qu’il avait rapporté des jungles brumeuses de Saÿsh Mal.
La pierre noire translucide et irisée tomba.
Brant était sûr qu’il s’agissait de la source du feu. La pierre avait déjà brûlé de la sorte un jour. C’était une des raisons pour lesquelles il la gardait toujours avec lui. Il tendit le cordon tressé passé autour de son cou afin d’écarter, autant qu’il le pouvait, le talisman de son corps. La pierre, traversée en son centre par la lanière de cuir, ne semblait pas avoir changé. De son autre main, il souleva ses sous-vêtements en laine, s’attendant à découvrir une horrible cloque et de la chair calcinée. Mais la peau de sa poitrine était lisse, intacte. Brant, qui était toujours à genoux et maintenait la pierre à distance, posa une main sur le sol pour se soutenir. Il respirait bruyamment et battait des paupières, car ses yeux étaient remplis de larmes. C’était terminé.

Troisième partie : terre
Rites de sang
Distraite par ces noires pensées, Fléchette ne vit pas une goutte de sang rouler sur le poignet du dieu. Elle tomba vers les dalles. La jeune fille regarda en grimaçant le joyau vermeil s’écraser non pas sur le sol, mais sur une truffe de bronze. Tichiot s’était élancé pour rattraper la goutte au vol. Au lieu de traverser son compagnon spectral, la gouttelette le toucha. À ce contact, Tichiot devint momentanément solide. Ses griffes de bronze cliquetèrent sur le sol en pierre. Sa forme en fusion se solidifia ; il était couvert de plaques rougeoyantes et sa crinière était faite de lames de rasoir acérées. Fléchette sentit la chaleur de sa présence, comme si elle s’était trouvée à côté d’un feu vif. Elle s’immobilisa.
Chrism s’était replongé dans la contemplation du paysage pendant que Fléchette terminait ce qu’elle avait à faire. Il s’agita dans son fauteuil. Tichiot regarda le dieu assis au-dessus de lui. Ses yeux s’enflammèrent de plus belle. Une langue de feu pendillait de sa gueule. Tandis que Chrism se penchait en avant, la gouttelette de sang qui était tombée sur la truffe de Tichiot grésilla et s’évapora. Une minuscule danse de fumée marqua sa disparition. Quant au corps de Tichiot, il se changea lui aussi en brume.
- Quelle est cette odeur ? demanda Chrism.
Il retira son bras, plaqua la paume sur l’accoudoir et se souleva pour scruter la pièce du regard. Fléchette passa une main à travers la volute de fumée de sang et s’éclaircit la voix. Tichiot secoua la tête comme un chien mouillé et repartit à l’autre bout de la pièce au petit trot.

Le chagrin partagé avait eu au moins un effet positif : il avait soudé les compagnons, tissant entre eux des liens qui n’existaient pas jusque-là. Mogweed avait été chaudement félicité pour l’éclair de génie qui avait aidé ses amis à vaincre la créature ailée. Depuis, il se pavanait dans le camp, la poitrine gonflée de fierté. Méric, qui lui était tout particulièrement reconnaissant, avait offert de lui laisser monter sa jument.

Elena ferma les yeux pour ne plus voir la tempête qui se déchaînait dans le ciel. Elle se recentra sur elle-même et reprit le contrôle de sa respiration. Mentalement, elle explora son corps, sondant chacun de ses muscles et de ses tendons, de ses ligaments et de ses os, de ses veines et de ses boyaux. L’intérieur de ses cuisses était meurtri par une longue journée passée à cheval ; une ecchymose pulsait à l’endroit où son épaule avait heurté une branche basse. Elle n’était pas qu’un réservoir d’énergie surnaturelle. Elle était une femme – et c’était bien assez de magie pour elle.

- Tu ne nous dois rien, pas même des… remerciements. (La langue de Kral avait buté sur le mot.) Il nous était impossible d’agir autrement. Nous sommes liés à la Pierre, et nous ne nous dérobons pas devant notre devoir – pas plus que devant une quelconque prophétie, aussi alarmante soit-elle.
- Néanmoins, j’ai une dette envers vous, mon ami. (Er’ril pressa l’épaule de Kral une dernière fois, puis laissa retomber son bras et pivota vers la passe des Esprits.) Et les gens des plaines en connaissent un rayon sur l’honneur, eux aussi.
Elena emboîta le pas au guerrier, non sans avoir remarqué la lueur de respect qui s’était allumée dans les yeux de Kral.

La légion a été formée ; le chemin, tracé.
Le sombre périple commence demain.