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Citations de Jean Dutourd (208)


La jeunesse est impatiente, c'est vrai, mais comme les vieux le disent. Notre impatience n'a pas trait aux biens de ce monde, aux plaisirs, aux ambitions. Au contraire, nous sommes remarquablement endurants et raisonnables dans ces domaines. L'impatience de la jeunesse est d'une autre essence. C'est une espèce de vice, de vampire, de démon, qui ne se manifeste que dans les moments où la vie paraît nous écraser, où tout devient subitement incompréhensible et hostile. Alors nous sommes saisis de frénésie. Nous nous lançons tête baissée contre l'obstacle, nous voudrions être partout à la fois et tout de suite. Il y a là-dedans, j'en suis sûr, de la panique métaphysique. Quand l'univers nous attaque de tous les côtés, nous ne parvenons pas à comprendre qu'on ne peut défendre qu'un seul front. Voilà pourquoi la jeunesse est si mystérieuse aux yeux des gens qui ont plus de trente ans. Ils ont oublié ce que c'est d'être dépassé par le monde, renversé par lui, suffoquant, succombant, cloué à terre par la faiblesse si humiliante de l'enfance.
Je n'ai pas osé relire Le Vicomte de Bragelonne depuis l'âge de dix ou onze ans, parce qu'on y trouve justement une allégorie de cet état affreux : la mort de Porthos. Cette mort d'un personnage de roman est restée dans ma mémoire comme un événement auquel j'aurais réellement assisté : avec le temps, le tableau s'est transformé, magnifié, drapé de clair-obscur ; les détails vrais ont disparu, remplacé par des détails faux, tout comme un souvenir authentique, qui vit en vous, qui circule dans votre sang ainsi qu'une nourriture, qui fait partie de votre mythologie secrète. Dans mon cinéma intérieur, je vois Porthos debout dans la mer au soleil couchant, retenant des rochers énormes, pliant sous ce poids surhumain, s'enfonçant peu à peu, de titan qu'il était devenant frêle et tragique comme un petit garçon. Pendant des années, cette image m'a été insupportable. Quand elle se présentait , je me dépêchais de la chasser. La mort de mon père ne m'eût pas épouvanté davantage. C'était ma propre mort que je contemplais. Après avoir lu, le soir, dans mon lit, une grande tranche du Vicomte de Bragelonne, je m'endormais et j'étais pris dans les rêves pénibles que l'on fait à onze ans, où l'on découvre avec horreur que vos jambes ne vous portent plus, qu'elles plient comme du caoutchouc, qu'on ne pourra plus jamais avancer d'un pas, que vos bras sont mous, que vos mains se tordent comme de la gélatine, que vous n'avez plus la force de traîner votre corps. Vous avez la cervelle toute brumeuse ; la souffrance même a quelque chose de cotonneux, qui la rend encore plus effrayante. Vous respirez à peine ; il n'y a presque plus de vie en vous. La mort est assise sur vos épaules et pèse comme Dieu sur le dos de saint Christophe. Ces épreuves se passent en général dans des rues nocturnes, éclairées çà et là par de glauques lampadaires. Autour de vous, le monde remue égoïstement ; personne ne semble s'apercevoir de votre liquéfaction. Je crois qu'on appelle cela des rêves de croissance. J'en ai eu jusqu'à quinze ou seize ans. Le souvenir de ces petites agonies dure longtemps. Encore aujourd'hui je me les rappelle avec angoisse. L'idée que les adultes se font de la jeunesse est tout à fait fantaisiste. Ils la voient forte, vivace, ne tenant pas en place, infatigable. Erreur : la jeunesse vit interminablement la mort de Porthos. Interminablement elle tâche de bouger à travers un amoncellement de pierres.

Chapitre VIII, page 108 à 110.
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Il serait peut-être temps de réviser mes idées sur le père Sartre. Y aurait-il un peu de vérité dans son existentialisme ? Ce qui m'a rendu cette doctrine antipathique, c'est qu'elle ne considère que la moitié de l'homme, celle que tout le monde peut voir : ses actes. Et les pensées, alors, et les intentions, tout ce qui est invisible ? Autre raison pour quoi l'existentialisme me décourage : il est implacable. Un type fait quelque chose de mal : c'est un salaud. Pas moyen de se racheter. Salaud il est, salaud il restera jusqu'à son dernier soupir. L'étiquette est indécollable. Moi, j'ai une toute autre conception de l'existence. Je crois que c'est une perpétuelle rature, qu'on est salaud un jour, héros le lendemain, qu'on corrige sa saloperie par des regrets ou des remords, et surtout que l'on doit pardonner sans arrêt, non seulement aux autres, mais aussi à soi-même, sans quoi on ne peut plus vivre.

Chapitre I, p19.
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Alors, là, tout à coup, phénomène bizarre que j'ai observé vingt fois : autant je suis stérile quand je m'échine à méditer dans le vague, autant les choses viennent facilement si j'ai un papier pour les noter. Non, ce n'est pas exactement cela : lorsque je m'installe pour écrire une dissertation ou un récit, après que j'ai commencé (en me disant que je vais sans doute caler au bout de dix lignes), j'ai la surprise de m'apercevoir que d'autres phrases arrivent sans difficulté ; des souvenirs totalement oubliés se réveillent au moment où j'ai besoin d'eux, des idées que je n'avais jamais eues, que ne soupçonnais même pas que j'avais, accourent pour se glisser docilement là où elles doivent être. A croire que je suis deux : un type qui vit comme tout le monde, qui n'offre pas un intérêt spécial, qui ne regarde rien, n'écoute rien, ne comprend rien, qui a la cervelle pleine de courants d'air; et certains jours, à certaines heures, un type qui a vu ce qu'il fallait voir, entendu ce qu'il fallait entendre, dont la cervelle est une bande magnétique ou une chambre noire ayant enregistré ce qu'il fallait enregistrer. A chaque fois, j'en suis stupéfait. Et content, bien sûr. Content est peu dire. J'en éprouve une joie énorme. J'ai toujours pensé que le plus grand bonheur pour un individu ordinaire est d'être pris pour un autre. J'ai ce bonheur quand j'écris. Je croyais me connaître, et même me connaître à fond, à la Socrate, tout savoir de mon fort et de mon faible, et je me trouve devant un inconnu.

Chapite I, p16-17.
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Je mets au défi tout garçon de bonne foi de soutenir qu'il est possible à la fois de travailler et de faire l'amour. C'est l'un ou l'autre. J'ai eu tout le loisir de m'en convaincre. Les quatre ou cinq forts en thème de la classe étaient chastes, tant par timidité que par raison. J'ajoute qu'ils n'y avaient pas grand mal, avec leurs fronts couverts d'acnée et de furoncles, leurs gros yeux derrière les lunettes, leur odeur fade, leurs costumes pisseux et leurs habitudes tatillonnes. Entre une préparation latine qui vous assomme et une jeune femelle qui se farde, cambre la poitrine et les fesses, se tortille, pouffe, lance des oeillades, vous promet par son manège les plaisirs dont on a justement l'esprit occupé, il faut être un monstre de volonté pour choisir la préparation latine.

Chapitre VI, p88-89.
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Ce qu’on appelle à présent „ les enseignants“ qui ont succédé aux professeurs, me semblent avoir, en matière d’éducation , les mêmes conceptions que moi lorsque j‘avais dix ans. Je pensais, en effet, alors, que la mémoire n‘était rien, qu‘il fallait s‘adresser directement à l’esprit, lequel était apte à tout comprendre. Mon expérience est que je n’ai rien retenu ou fort peu de ce qu’on voulait me faire absorber à l’aide du raisonnement et de la logique, mais au contraire je n’ai rien oublié de ce que l’on m’a fait rabâcher vingt fois( …). Peut-être le seul profit que j’ai tiré de mes études est-il cet entraînement de la mémoire, qui s’est fortifiée de telle manière que les gens d’aujourd’hui, qui n’ont pas eu cette chance, en sont tout ébahis.
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La Révolution française a fait faire un saut à l'humanité que celle-ci, autrement, n'eût jamais fait, et l'on peut bien dire que l'état de la planète, aujourd'hui, deux cents ans après, est complètement notre œuvre, que nous en sommes responsables jusque dans les plus petits détails. Les trois guerres de 1870, 1914 et 1939 découlent directement de la mort de Louis XVI et de l'expulsion de Charles X. Cela est si évident, cela crève tant les
yeux qu'on ose à peine l'expliquer. La France postrévolutionnaire et impériale ayant créé l'Allemagne comme un biologiste fou crée un
monstre, le monstre, dès qu'il a été assez robuste, s'est jeté sur le sorcier, afin de le manger. La première fois le sorcier a été sévèrement mutilé, mais n'est pas mort ; la seconde fois il est parvenu, non sans peine, à vaincre la grosse bête ; à la troisième fois il a été croqué en six semaines, et il n'a pas fallu moins qu'une coalition formidable pour venir à bout de l'enfant
dont nous avions accouché. Victor Hugo, en évoquant Waterloo, s'écrie : « D'un côté, c'est la France et de l'autre, l'Europe. » En 1945, d'un
côté c'était l'Allemagne et de l'autre le monde.
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Les monarchies sont fondées sur l'habitude et les républiques sur la raison. Celle-ci s'efforce de rendre tout plus clair, plus simple, plus équitable, plus arithmétique, plus commode, plus rapide. Or les sociétés n'ont pas plus besoin de la raison que le monde ; elles n'ont pas besoin de concepts, mais de repères, de poteaux indicateurs grâce auxquels les hommes retrouvent quasiment les yeux fermés leur chemin dans les brousses du présent. La vertu apaisante de la monarchie est de donner aux peuples qu'elle régente, par ses cérémonies, ses rites, son étiquette, son aspect immuable, l'illusion que rien ne bouge, ou peu de chose, et fort lentement, qu'on a tout son loisir pour contempler la vie, et même comprendre ce qui est derrière, que rien jamais ne presse, que ce qui était incontestable il y a cinquante ans n'a pas cessé de l'être. Une loi à laquelle on ne touche pas, qu'on ne songe pas même à discuter, devient à la longue indolore ; on n'en sent plus la rigueur ou le cas échéant l'injustice, elle fait partie du décor comme un arbre, un rocher, un torrent dont on s'est accoutumé, qu'on voit à peine, qui occupaient déjà leur emplacement avant la naissance de notre génération et de la génération de nos parents.
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Un des axiomes de Napoléon était qu'on obtient tout des hommes en faisant appel à leur honneur. Il en a prouvé la justesse par les prodiges
qu'il a obtenus des Français tant qu'il les a menés. Le mot « impossible n'est pas français » qui a l'air, aujourd'hui, d'une vantardise ridicule et qui, pour son auteur, était plutôt inspiré par la propagande ou la flatterie démagogique, a été néanmoins, pendant quinze ans, une vérité. Et cette vérité-là s'est imprégnée profondément dans l'âme de la nation. Après Waterloo, comme on ne pouvait plus réussir l'impossible dans le
domaine de la guerre et de l'hégémonie politique, on l'a cherché ailleurs. Sans le bouleversement politique et militaire, conjugué avec la magnifique administration impériale, il n'est pas sûr que Hugo, Baudelaire, Verlaine, Proust, Delacroix, les impressionnistes, etc., fussent apparus ou du moins que ces grands hommes eussent été aussi libres qu'ils le furent dans
l'exercice de leur art, bridés qu'ils auraient été par un vieux classicisme bourbonien plus tenace que celui que la bataille d'Hernani, ce Marengo
du romantisme, mit définitivement en déroute dans la mémorable campagne de 1830. Le classicisme aurait duré encore trente ou quarante ans, retardant d'autant le mouvement de la pensée et des arts, ce qui n'eût pas eu que des inconvénients, car tout marche du même pas la science, l'industrie, la technique n'auraient pas connu l'accélération qui donne un visage si inquiétant et si laid au XXe siècle et l'a alourdi de toutes les incommodités de ce qu'on appelle le progrès.
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Peu de choses sont plus pauvres, plus tristes, qu'un village ou un bourg français en 1970, semé de pavillons en ciment, de chalets normands ou savoyards, de baraques en meulières, d'H.L.M. lépreuses avant d'être finies. On ne laisse pas d'être surpris, en traversant ces endroits, que des gens y vivent, ne meurent pas de désespoir au milieu de tant de laideurs.
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* La supériorité du bonheur sur le Paradis est qu’il ne se mérite pas. Tantôt on l’achète ; tantôt il vous tombe tout rôti dans le bec. De là deux caractéristiques de l’esprit moderne : le respect de l’argent, instrument de la magie ; et ce que j’appellerai la morale de loterie, croyance enracinée à présent dans le cœur de l’homme occidental qu’un coup de veine, un coup de baguette peut changer sa condition en un instant. Pas étonnant qu’avec des idées de ce genre, la révolte s’agite dans toutes les têtes. La révolte étant essentiellement un sentiment d’impuissant, son premier moteur est la chance d’autrui. Pourquoi pas moi ? pense celui qui n’a pas
eu de chance, et il casse tout, au lieu de suppléer à la chance par le travail.

* Aujourd’hui, la science ne cherche plus l’explication du monde, mais s’applique à aménager le monde pour l’agrément des corps. De là le dégoût et l’ennui qu’elle inspire aux personnes pour qui le bien-être matériel n’est pas tout. Quel renversement comique ! A cinq siècles de distance, la science, par l’usage absolument matérialiste qu’on fait d’elle, donne raison aux prêtres qui condamnèrent Galilée. Est-ce à dire que les vieux inquisiteurs pressentaient que la science, un jour, après qu’elle aurait découvert quelques secrets de l’univers, deviendrait l’instrument d’un néo-paganisme imbécile tout axé sur le confort ? Devinaient-ils, ces obscurantistes, que le confort est l’ennemi de l’esprit, que la commodité tue ?

* Depuis quelques millénaires, l’humanité sait que le bonheur n’existe pas, ou du moins que c’est une notion négative. Epicure soutient que la plus grande félicité consiste à ne pas souffrir ; les Stoïciens prétendent qu’aucune douleur ne parvient à troubler sérénité d’un sage ; pour l’hédoniste Bentham lui-même, le bonheur est une affaire d’arithmétique morale, etc. Chamfort a tout résumé dans sa maxime : «On trouve rarement le bonheur en soi, jamais ailleurs.» Or, ces doctrines, et celles des autres philosophes, ne sont pas magiques, étant fondées sur le raisonnement et requérant des efforts spirituels. Atteindre au bonheur par la philosophie est aussi peu romanesque que d’atteindre à l’aisance par le travail.
La notion de bonheur étant magique, prend le contrepied de la proposition de Chamfort : Non, le bonheur n’est pas en nous, il est quelque part, il faut aller à sa recherche, comme on allait jadis à la recherche de Dieu. Le bonheur est le Dieu d’à présent… Cette morale, je le confesse, ne me dit rien qui vaille. Elle va trop à l’encontre de l’expérience de l’humanité depuis vingt ou trente mille ans, de ma propre expérience, et de toutes les philosophies qui expliquent lumineusement qu’on ne parvient pas au bonheur en multipliant les besoins, mais au contraire en s’employant à les supprimer.
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Jean Dutourd
Pluche ou l'amour de l'art
L'amitié est, de tous les sentiments, celui que j'aime le plus. Je vais même jusqu'à préférer un peu l'amitié à l'amour. L'amour prend trop de temps, trop d'âme ; il apporte des bonheurs et des ennuis trop considérables ; neuf fois sur dix il est assommant, et quand il n'est pas assommant, c'est pire. On laisse tout pour courir à lui, on est sans cesse à son service, et deux passions, c'est trop pour un seul cœur.
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Dans l'extrait ci-dessous, les Poissonard embauchent une vendeuse, Josette, une jeune fille toute timide, toute gentille, qui va se faire exploiter, brimer, humilier :

"En ne convoquant Josette qu’à deux heures, on économisait un repas. La malheureuse fille ignorait dans quelle aire de vautours elle était tombée. Elle regagna son cinquième en dansant. Pour fêter l’embauche elle acheta deux tulipes à un fleuriste de plein vent. Sa mère et elle pleuraient des larmes de joie.

Ce fut le 2 janvier 1941 à deux heures de l’après-midi que Josette Pantin entra au bagne. Le premier mot désagréable que lui adressa Julie eut trait à sa mise qui, convenons-en, était déplorable.
- Qui c’est qui m’a fichu une chienlit comme ça ! s’exclama la crémière devant le tricot rapiécé de son employée. Je ne veux pas de ça ici. Ça fait mauvais effet. Demain vous viendrez avec une blouse, ma fille, sans ça, c’est pas la peine de vous présenter.
Julie, pour la première fois, disposait d’un subalterne. Elle en “ profitait ». Son goût du despotisme allait enfin s’assouvir. Le petit visage de Josette se crispa ; une larme germa dans son grand œil de génisse.
- Vous n’allez pas pleurnicher parce que je vous fais une observation ? dit Julie.
- Non, m’dame!
- C’est bien, dit Julie, assez contente de la réceptivité de la gamine, et se promettant d’en jouir encore. Demain je veux une blouse, hein ?

Les crémeries sont froides. On n’y chauffe guère à cause du beurre et du lait. Josette essayait ne pas grelotter. Julie, gantée de mitaines, enveloppée dans six pull-overs qui gonflaient sa blouse comme une baudruche, trônait à la caisse ; des bas de laine noire grimpaient jusqu’à ses cuisses où ils opéraient la jonction avec un caleçon de finette ; ses pieds reposaient bien au chaud dans une chancelière. Comment cette personne sans imagination aurait-elle deviné que sa vendeuse était aussi congelée qu’un morceau de bœuf importé d’Argentine ? Bien plus, la surprenant à se frotter les mains pour en susciter un peu de chaleur, elle lui dit :
- Allons, Josette, servez madame qui attend... Quand on travaille on n’a pas froid.
Le soir, Josette baissa le store métallique. L’effort que cela lui coûta la laissa pantelante et inondée de sueur. Avec ses dernières forces, elle se traîna comme une perdrix blessée jusqu’à la rue Desrenaudes. Sa mère passa une partie de la nuit à lui confectionner la blouse qui tenait tant au cœur de Julie.

Le premier repas que Josette prit chez les poissonard lui causa une grosse déception. Assise la table de famille, abreuvée de laitages, gonflée de biftecks, repue de gruyère, quelles bombances n’avait-elle pas imaginées ? Hélas ! Elle dut d’abord assister à l’empiffrement de ses maîtres. Successivement, elle transporta des maquereaux au vin blanc, une terrine de rillettes, des tournedos, des petits pois, un Pont-l’Évêque, un gâteau de riz. Tout cela fut englouti sous ses yeux. Debout, circulant entre le fourneau et la table, elle regardait avec consternation ce carnage. Ses glandes salivaires fonctionnaient d’abondance ; son estomac, vide depuis la veille, était douloureux. De plat en plat, l’espoir dont elle se berçait, qu’on lui donnerait les restes, comme à une domestique, s’évanouissait. Jeannine chipotait. Elle laissa la moitié d’un tournedos dans son assiette. Julie, négligemment, jeta ce relief dans la boîte aux ordures.
Quand tout fut consommé, la crémière dit à Josette :
- Je vous ai acheté du pâté d’abats. Vous trouverez vos topinambours dans le garde-manger. Comme dessert, vous pourrez prendre une pomme.
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A ces plaisirs intellectuels s’ajoutaient, pour les célibataires ou les gens qui n’avaient pas amené leur conjoint avec eux, les occasions d’aventure avec un collègue également esseulé ; il arrivait que des sociologues femelles, inapprochables à Paris, soit parce qu’elles étaient mariées ou qu’elles avaient une liaison accaparante, soit parce qu’elles ne voulaient pas donner de pâture aux bavardages, s’alanguissent soudain à Lyon ou à Stockholm, loin de leur milieu naturel. C’était là des aubaines à ne point négliger, piquantes comme des amours de vacances. Lorsque les séminaires ne comportaient qu’un nombre restreint de participants et étaient censés traiter de « topiques » (sujets) spécialement profonds, ils prenaient le beau nom de « symposium » (les puristes disaient symposia, au pluriel). Il y avait enfin les congrès, qui avaient aussi leur charme, à cause du grand choix de partenaires qu’ils offraient. Notons, pour être complet, que ces assemblées changeaient de nom dans les hôtels où elles étaient logées : elles s’appelaient alors des « conventions », ce qui, à y regarder de près, n’était pas trop flatteur ; en effet, c’était le mot dont se servaient indifféremment les aubergistes lorsqu’ils logeaient, à prix réduit, une corporation quelconque : convention des quincailliers, des électriciens, des vendeurs de télé, convention des voyageurs de commerce. « Séminaire » même était galvaudé. Il n’était pas de si humble « catégorie socioprofessionnelle » qui ne tînt à honneur d’en organiser. Dieu merci, on avait un mot en réserve qui n’était pas mal, encore qu’un peu vieillot, pour se démarquer de ces primaires : « colloque », qui du reste revenait en force et qui avait l’avantage de donner « colloquants », alors qu’il était difficile de dire « séminaristes ». Etait-ce un colloque ou un séminaire vers quoi Jean-Claude Simonot se rendait au volant de sa deux-chevaux ? Plutôt un colloque, voire un symposium car il ne réunissait pas plus d’une trentaine de chercheurs du CNRS, parmi les plus relevés, et l’on pouvait à peine parler de convention à l’hôtel Panoramic où se retiraient ces pionniers des sciences humaines après leurs travaux, dans des chambres offrant toutes les commodités de la vie moderne et où chaque détail était étudié pour inspirer à l’occupant une noire tristesse, comme si la laideur était une rançon obligée du confort (ce qu’elle est peut-être, après tout).
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Quand les gens font quelque chose "pour notre bien", on peut tout redouter. Je redoutais beaucoup que M. Giscard et M. Barre, pour mon bien, ne me réduisissent à l'Armée du Salut. Je crus défaillir un soir où j'entendis M. Giscard, à la télévision, nous appeler affectueusement : "Mes chers Français. " "Que va-t-il nous prendre ?", pensai-je.
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Pendant combien de temps encore les parents actuels invoqueront-ils Mai 68 comme alibi ? Partis comme ils sont, ce n'est pas près de finir. Quelle arme les enfants leur ont donnée, dans leur inconscience d'enfant !
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Je payais cette jeunesse avec la monnaie dont on paye en général une pareille marchandise : l'incertitude de l'avenir, la ruine à la fin de chaque mois, les petites humiliations des employeurs, les angoisses à l'idée de perdre un travail, les dettes.
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Il y avait partout du silence.
On entendait dans ce silence les pas des gens sur le macadam, les cris des enfants, les disputes des ivrognes, la clochette du rémouleur, les sabots des chevaux trottant sur le pavé.
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A t on idée de se ruiner la santé à boire et à courir les jupons comme Alfred Musset, quand on a la chance de naître en 1810 et qu'on a tout le XIX° siècle devant soi !
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Monsieur Giovanni avait une grande part de féminité, cela se manifestait par des caprices, des coquetteries, un désir de plaire, des sautes d'humeur et surtout un pragmatisme, un réalisme qui ne sont pas l'apanage des hommes. Par exemple ceux-ci ne savent jamais rompre avec les maitresses qu'ils ne désirent plus; ils effilochent les ruptures, les font durer plusieurs jours ou plusieurs mois..
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Jean Dutourd
Jean DUTOURD / Dutouriana / Plon 2002
« Ce qui est désespérant avec les journalistes, c’est que, quand ils reproduisent vos propos dans leur gazette,
ils vous font parler comme eux. Moyennant quoi, on a toujours l’air d’un imbécile. »
< p.29 >
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