Citations de Jean-Paul Dubois (1854)
Il pleut tellement. Et depuis tant de temps. Des averses irréversibles qui semblent surgir de partout, la nuit comme le jour. Parfois une accalmie laisse entrevoir une parcelle du ciel d'autrefois, bleu lavé, mais très vite assombri par de sombres vagues de nimbocumulus. Cela fait deux années que le temps s'est graduellement détrempé, transformant cette ville de briques sèches en une vallée lessivée par un régime de pluie. Tantôt ce sont de brusques et violentes tempêtes qui décoiffent les toits, tantôt de longues et patientes averses épuisent les arbres et font enfler les fleuves. La punition des eaux épure les rues, accable les charpentes et habite nos vies.
Je suis à la maison, devant la fenêtre de mon bureau, et je regarde les bourrasques qui bousculent les arbres. Cela fait des années que je n'ai pas ressenti autant de calme au fond de moi. Je sais que ces instants sont précieux car ils ne reviendront pas avant longtemps. Après ce que j'ai fait, et cela me surprend à peine, je n'éprouve pas de regret ni d'angoisse. En dépit du déluge, je suis apaisé, comme un homme fatigué qui a fini sa journée. Je sais que l'on va bientôt venir me chercher et m'interroger. Je suis là, prêt à dire ce qui doit l'être. Je ne redoute rien de ce qui vient. J'attends et je profite humblement de cette pluie robuste et têtue qui détrempe nos vies.
« (…) Qui s'est fait tatouer l'histoire de sa vie sur la peau du dos – La vie est une salope et puis tu meurs - »
Je sentais bien que cet homme mentait, qu'il était cinglé et avait inventé cette histoire du début à la fin. Mais, au fond de moi, une petite voix me disait qu'il y avait une chance infinitésimale pour que tout cela fût vrai. Tout peut toujours arriver. Plus je tournais et retournais la montre entre mes doigts, plus je regardais l'inscription sur le boîtier et l'heure affichée dans les lucarnes, plus j'avais envie de croire à sa légende. Finalement, voyez-vous, Monsieur Polaris, ce jour-là, c'est un doute sans fin, un doute bien au-delà de mes moyens que j'ai acheté au négociant. Depuis, la Hamilton ne m'a jamais quitté. Et comme j'ai peur de la perdre, je ne la porte jamais au poignet. Je la tiens serrée en permanence dans ma main gauche, au fond de la poche de mon pantalon.
Au téléphone, le policier est laconique. D'une voix nasillarde qui semble provenir de la Lune, il demande à Anna de passer au commissariat avec les papiers d'identité de son mari.
"Il a fait du scandale et a mordu un médecin."
La jauge était presque à zéro. Je décidai quand même d'arriver chez moi avec ce qui me restait dans le réservoir. Je savais que l'aiguille me volait toujours un peu de jus. J'étais sûr qu'une fois de plus elle allait essayer de me rouler. Je venais de faire trois cents kilomètres sur la côte. Le soleil chauffait comme une lampe à souder. Au volant de ma voiture, j'avais l'impression d'aller juste un petit peu plus vite que la vie.
Je crois qu'il ne faut jamais regarder très longtemps en soi. C'est là que se trouve notre pire visage, celui que nous essayons de dissimuler pendant toute une vie. C'est mon père qui disait ces choses-là, il prétendait les tenir d'une vieille légende indienne. C'était un sang-mêlé.
On a mangé des blancs de poulet. En les voyant rangés dans le plat comme des aubergines, je les imaginais fricotant deux jours auparavant dans une basse-cour. Anna m'a dit que c’était du surgelé. Curieusement, ça a atténué mon remord. J'ai pensé qu'ils étaient morts depuis des années et que leur famille avait même oublié leur existence.
Le malheur offrait tout un choix de variables et de couleurs.
Les gens qui travaillent s'ennuient quand ils ne travaillent pas. Les gens qui ne travaillent pas ne s'ennuient jamais.
Le bonheur est un voyage, pas une destination.
Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre la certitude de mourir d’ennui.
Avec ces mots en tête, ces phrases rebondissant dans leurs boîtes crâniennes sous l’effet des chocs successifs
La détention allonge les jours, distend les nuits, étire les heures, donne au temps une consistance pâteuse, vaguement écœurante.
La prison nous ensevelit vivants.
Je ne conserve aucune image, aucun bruit caractéristiques de ces moments qui pourtant bouleversèrent notre famille.
Chacun éprouve le sentiment de se mouvoir dans une boue épaisse d’où il faut s’extraire à chaque pas.
Tu vois, cette tristesse-là, je ne suis pas capable de t'expliquer d'où elle vient. Des fois, je ne pense à rien, je regarde des crayons posés sur une table, ou un téléphone qui ne sonne pas, ou une voiture qui passe, enfin je surveille d'un oeil des choses qui ne veulent rien dire. Et tout d'un coup, tu vois, je ne sais pas pourquoi, mais ça vient, je me sens devenir triste.
J'avais rencontré une fille à une fête durant un voyage de travail. On avait beaucoup bu et on s'est retrouvés dans ma chambre. Le lendemain matin, quand je me suis réveillé elle n'était plus là. En revanche, il y avait un mot sur la table de nuit. Et tu sais ce qu'elle avait écrit? "J'en ai connu qui s'endormaient avant, d'autres juste après, mais tu es le premier qui s'endort pendant."
Nous avons tous la faiblesse de croire que chaque histoire d'amour est unique, exceptionnelle. Rien n'est plus faux. Tous nos élans du cœur sont identiques, reproductibles, prévisibles. Passé le foudroiement initial, viennent les longues journées d'habitude qui précèdent le couloir infini de l'ennui. Tout cela est embossé dans le creux de nos cœurs.
Nous allons tous mourir. Ce n'est qu'une question de patience. Le processus, si l'on peut dire, est déjà engagé. Tout joue contre nous : les statistiques, le temps, et même les places financières. Nous voilà embarqués dans une vraie sale histoire. Alors autant vous la raconter dans ses moindres détails. Elle commence au début des années 1950 avec la germination de l'emblématique génération des baby-boomers. Usée par la friction des conflits, la mort était, à cette époque, tenue pour un sport démodé. Chacun pensait à revivre, replanter, repeupler les nations, passer de la civilisation des cimetières à celle des maternités. C'est ainsi que naquit l'avant-garde de l'après-guerre. Pour ces enfants du regain l'on espérait un mieux. Ils eurent le meilleur. Un futur de fourrure doublé d'un univers en expansion.
Le progrès leur offrit un monde de Teppaz et de berlines automatiques pourvues de directions assistées. Cette génération-là, la plus nombreuse de toute l'histoire de l'humanité [...], d'abord joueuse, se révéla très vite avoir une âme de propriétaire et décréta que l'avenir, le monde et ses environs lui appartenaient. Aujourd'hui, la grande armée continue sa marche forcée vers la quête du bonheur éternel. Pourtant, chez les plus informés de la troupe, la cadence a changé. Et c'est du pas de l'explorateur craintif que certains avancent vers l'âge de l'intranquillité. Quinquagénaires recomposés, « viagratisés » et sur la vie assurés, ils sentent que le piège du temps est en train de se refermer sur eux, qu'ils vont bientôt tomber, d'abord par centaines, puis par milliers, par colonnes, par grappes. Bref, en masse.
Avec l'extinction prochaine des baby-boomers nous allons entrer dans ce que les économistes spécialisés appellent déjà la « golden era of death ». Cet âge d'or de la mort, Wall Street, les milliardaires, les banquiers, les investisseurs de tous pays l'ont bien sûr anticipé. Aux États-Unis, et dans de nombreux pays occidentaux, les spéculateurs ont racheté les maisons funéraires, les cimetières et toutes les entreprises et services se rattachant à ce secteur d'activité. Une industrie qui, rien qu'aux États-Unis, brasse la somme de 17 milliards de dollars. Les retours sur investissement sont calculés, les statistiques bouclées, les paris ouverts, les dates plus ou moins balisées. La finance a misé contre nous tous. D'énormes paquets. Ce qui n'est jamais bon signe. De cet âge d'or, pour une fois, nous ne verrons pas le bout. Nous n'en serons même pas les figurants ni les acteurs. Seulement les victimes et les vecteurs.