Citations de Jean-Paul Dubois (1854)
L'enfermement a une odeur déplaisante. Des remugles de macération de mauvaises pensées, des effluves de sales idées qui ont traîné un peu partout, des relents aigres de vieux regrets. L'air libre, par définition, n'entre jamais ici.
"Au fil des jours, je reprenais courage, et force, et foi, et vigueur. J'étais ici chez moi. Sur ce toit. Avec des hommes de bonne volonté. Sans doute facturés à des taux horaires indécents, mais, dans cet étrange monde, la paix, la simple paix était à ce prix."
Je ne pouvais m’empêcher de me poser cette question cruciale avant de basculer dans les bras de la foi : a-t-il jamais existé un Dieu pour les baiseurs, un Père éternel favorisant la fornication, les intromissions, les fellations, et même pourquoi pas, puisque les moines s’y adonnent, les légères flagellations.
C’est à des choses de cet ordre que je réfléchissais en regardant les jambes de ma patronne, mais aussi ses fesses solides, ses épaules charpentées, son cou qui semblait monter au sommet de ses cheveux coiffés en chignon et retombant en palmes. J’évitais de penser à sa poitrine. De l’imaginer ruisselante dans la fontaine de Trevi tandis qu’elle répétait « Marcello, Marcello, I don’t want to die ».
Selma se rua vers la poche où gisait le champignon, le saisit délicatement et le transporté jusqu'à l'évier, le nettoya, puis m'ordonna de prépare du thé sucré et de retrouver un autre bocal. Je m'exécutai comme l'eût fait un assassin d'enfant et rapportai un saladier en verre dont je me servais d'habitude pour préparer du guacamole et de la laitue. Elle prit le nouveau-né sauvé des détritus et le plongea dans son bains. puis, comme une infirmière consciencieuse et aimante, elle regarda s'opérer la lente résurrection.
Cette contemplation béate me rendit soudain Selma détestable. Elle incarnait toute la pensée désaxée de ce pays, cette espèce de religiosité spongieuse, de verroterie spirituelle, de macédoine sociale — avec des pauvres pour ramasser les merdes des chiens, des vieux pour garer des voitures, Edwards pour livre des pizzas, une remède cheval pour calmer Efrain, et des champignons pour guérir les angoisses vertébrales, C4-C5 incluses. Ce pays était une secte, avec ses rites économiques et ses gourous fanatiques. Une colère informe m'envahissait.
Un détail est parfois la discrète signature d'une âme.
Je me sens chanceux : je me lève quand je n’ai plus sommeil, je revendique le droit à la paresse.
Avant de repartir je fis un crochet vers les vestiaires et la salle de massage. Les joueurs discutaient entre eux d'une façon inhabituelle. Ils parlaient du mépris avec lequel la direction traitait leurs demandes et évoquaient la possibilité de monter un syndicat. Les plus combatifs, eux, disaient que tout cela ne servirait à rien et qu'il fallait se mettre en grève. Ce qui, ici, équivalait à menacer de l'arme atomique.
-Pourquoi prenez-vous autant de boulot?
-Je peux pas faire autrement. J’ai trop de charges,je m’en sors pas.Et vous,dans votre partie,comment ça va ?
Que pouvais-je bien lui répondre ? Que ma partie était perdue d’avance.Que je faisais un métier d’écornifleur à mi- chemin de l’abeille et du cormoran.Que ces travaux me tuaient.Que je vivais seul.Que je vieillissais mal.Que je regrettais mon ancienne maison.Mon ancienne vie.Mon ancienne femme.Mon ancienne voiture.Et mes outils.Mes outils à jamais disparus.
Je pensais à ce moment là à cette notation de l'anthropologue Serge Bouchard spécialiste des cultures amérindiennes :
" L'homme est un ours qui a mal tourné."
La vie, ce sport individuel qui mériterait, pour peu que l'on considère l'absurdité de ses règles, d'avoir été inventé par un Anglais bipolaire, avait assez d'humour pour laisser à des chiens, dont je ramassais ce que l'on sait, le soin de me redonner une petite part de la confiance et de la douceur dont la plupart des miens m'avaient depuis longtemps privé.
Il lui arrivait aussi de s'emporter devant nous lorsque, à table, le ton montait un peu, et que mon père lui assénait son urticant mantra fétiche dont il était si friand : "Puisses-tu vivre ne serai-ce que quelques heures dans la perfection de la foi." Je compris plus tard ce que pouvait alors ressentir Anna Madeleine. Cette insupportable bienveillance mielleuse et mollement condescendance à laquelle elle opposait un indéfectible : "Comment peux-tu dire des conneries pareilles ?"
D'après ce que je vois, vous n'avez pas d'enfant, Paul. C'est bien, n'en faites jamais. Croyez-moi, un jour ou l'autre ils finissent par vous chier dessus.
... les immeubles d’habitation ressemblent souvent aux gens qui les habitent et qui aiment qu’on leur ressemble.
"Nous ne voulons pas d'un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s'échange contre la certitude de mourir d'ennui."
Mais j'avais trente-cinq ans, la patience d'un ange et surtout ce goût qui ne me quitterait plus jamais, cette envie de réparer les choses, de bien les traiter, de les soigner, de les surveiller. Et pourquoi pas, quand on m'en faisait la demande, de procéder de la même façon avec les soixante-huit propriétaires qui ne se privaient pas d'aller en répétant : " Si vous avez un problème, Paul a la solution. "
Le 14 mai 1991, je fus confronté à une situation qui, elle, ne connaissait aucune solution. Gunther Ganz, le compagnon de ma mère, m'appela au milieu de la nuit pour m'annoncer sa mort. (...)
La chambre et le corps de ma mère. Vêtue comme pour les beaux jours. Les mains croisées sur le ventre. Un visage repeint aux couleurs de la vie. On dirait qu'elle se repose. Que la mort n'a fait qu'entrer et sortir. Qu'elle va ouvrir les yeux, apercevoir son fils et lui demander de venir s'asseoir près d'elle. (...)
Je soigne un immeuble. J'aide les vieux, parfois les malades. J'aimerais aussi pouvoir ressusciter les morts. Je m'assois sur le rebord du lit, j'effleure sa peau aussi froide que celle de mon père. Alors, chargées de tout le limon de nos vies, remontant des sentiers de l'enfance, emplies d'un amour initial, porteuses de tant de choses que nous n'aurons plus, les larmes du petit Paul Hansen tombent sur l'emmanchure cotonneuse de la veste de sa maman. (...)
Ma mère, athée de la première heure, n'allait pas quémander les onctions pastorales avant de griller dans les brûleurs à gaz. A l'égard de Médée elle entra dans les enfers, impie, emportant avec elle toute la grâce et la beauté du monde.
J'allais devoir rentrer en France pour enterrer mon père et m'occuper de ces choses que l'on doit régler quand on est le seul et le dernier à pouvoir les régler. Je pensai qu'après ma mort il n'y aurait plus personne pour s'occuper de ces formalités. Et pourtant tout se règlerait. Comme à chaque fois qu'un type meurt et qu'il faut faire de la place pour les suivants. Les numéros de sécurité sociale s'effacent les uns après les autres, les assurances se lassent de réclamer, les facteurs oublient l'adresse, les banques regardent ailleurs, et toute cette petite comptabilité d'une existence s'éteint d'elle-même comme une triste et mauvaise journée d'hiver.
L’ultimatum expira et plus jamais le téléphone ne sonna. Je savais que je laissais filer une chance de changer ma vie. Peut-être était-elle infime. Mais je reconnais avoir eu peur de la tenter. Parce que je ne crois pas plus en l’amour qu’aux prévisions météorologiques à dix jours. J’ai foi en un certain nombre de choses, comme la patience, le respect, le silence et même le mensonge. Mais je me défie de l’amour, ce sentiment hallucinogène éphémère qui paralyse l’esprit, et vous laisse ensuite pour mort, dans la posture de l’électrocuté. Un homme aimant vit toujours dans un verre à dents.
Les inégalités de la vie sont généralement reconduites et confirmées par voix de justice jusque dans notre mort. Pour un assureur, le décès d’un chef d’entreprise new-yorkais est une sale affaire, car l’indemnisation versée à la famille sera entre dix et vingt fois supérieure à celle d’un éleveur de chevaux disparu dans le Montana.
Au moment de quitter la scène, je regardai bien attentivement tous ces pauvres acteurs qui essayaient de tenir leur rang et de jouer au mieux leur rôle de complément. J'approchai du bord, pris appui sur la margelle, et, flottant entre deux eaux, dans l'enviable position du tireur couché, je regardai fixement Edouard Sedgwick. Ainsi que l'on examine un animal mort. Cette cure d'observation silencieuse dut lui sembler durer des siècles, mais il ne broncha pas, m'offrant simplement le délicieux spectacle de son orgueil brisé, de son épaule suppliciée.
Lorsque je sentis mon cœur battre en paix, je sortis lentement de l'eau, marche après marche, et dans l'herbe, les oreilles heureuses, la queue oscillante de joie, je vis Nouk, ma chienne, qui m'attendait.
M'allongeant sur la chaise longue près de Kieran, je l'entendis me dire : « C'était vraiment angoissant. On aurait dit une orque jouant dans un Marineland. »
Quelques instants plus tard, Sedgwick quitta son siège en faisant le grand tour par-derrière pour éviter d'avoir à nous croiser. Le voyant se retirer sans gloire. Read dit : « Vous savez quoi, Paul ? À la fin de l'année je me présente contre lui. »
Ce matin, j'ai reçu une carte postale du Canada représentant un lac survolé par des échassiers. Au dos, il y avait un petit mot de mon fils disant simplement : "L'outarde est un oiseau migrateur qui survole le Québec en avril et en mai." Je suis resté assis un long moment à tourner et retourner cette phrase dans ma tête. Je ne pouvais comprendre comment un fils pouvait mépriser à ce point son père pour lui écrire de pareilles choses.