Petits éloges de l'ailleurs : chroniques, articles et entretiens
Jean Raspail
Éditions Albin Michel
Recueil d'articles publiés dans la presse au cours des trois dernières décennies, consacrés à des sujets de société, à certains aspects de la langue française, au voyage, à l'histoire ou à des écrivains, parmi lesquels Jacques Perret, Jean Cau, Michel Mohrt et Sylvain Tesson. L'ouvrage offre un tour d'horizon des univers multiples dont s'est nourri le romancier. ©Electre
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9782226470478
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quel chapeau n'est pas curieux quand la tête n'est plus dedans ?
Si les hommes ne dansaient pas sur les volcans, je me demande où et quand ils danseraient ; l'important est de bien savoir qu'on a le volcan sous les pieds afin de goûter son vrai plaisir d'homme libre.
Bâtons dans les roues.
Or, j'ai précisément un vieux saule devant ma fenêtre.
Il est feuillu, nourri d'excellent limon crétacé, sans parler des sédiments historiques.
En vérité ses expériences personnelles ne remontent guère au delà de Fallières, mais il est d'une vieille souche qui a vu passer les drakkars et fourni leurs bâtons aux pélerins de Saint-Wandrille.
Par le radotage des pies et des geais colporteurs de tradition orale, il sait que les fils de Clovis II ont dérivé sous mes fenêtres dans le brouillard du matin, vautrés sur leur radeau d'infortune et cachant leur tête rasée sous des lambeaux frangés d'or.
Bien sûr, je ne vous dirai pas tout, ni Philippe Auguste en amont, ni Saint-Louis en aval, ni Charles le Chauve en face.
Et pourtant si : de Charles le Chauve, j'ai quand même deux mots à dire, en passant, parce qu'on lui a joué un drôle de tour à propos de cette Europe dont il est tant parlé ....

Nous tirons également beaucoup de satisfaction de la formule : yaka. Certes, l'invention n'est pas de nous. Il s'agirait d'une contraction magique de la tournure grammaticale : il n'y a qu'à. D'où qu'il vienne, je connais peu de gens assez forts pour mépriser les avantages du yaka. Poli et mis au point au cours des âges, ce yaka est sans doute un des maîtres-mots du génie français ; il a tempéré nos mœurs et guidé notre histoire, résolu maints problèmes domestiques et présidé aux conseils de l'État. Personne, à ma connaissance, n'en fait usage avec autant de maîtrise que le matelot. Il ne craint pas, en effet, d'attaquer les plus gros problèmes au yaka. Si j'expose la nécessité d'un travail important, la coque à gratter, ou si j'évoque un cas dramatique, la rupture du grand mât, Collot réplique d'un yaka et tout le labeur se ratatine au niveau d'un bricolage enfantin. C'est à la fois rassurant et déprimant. / Certains auteurs font remonter le yaka aux origines de la philosophie hindoue ; ce serait la dernière étape du sage avant le nirvana, et c'est un fait que, même sous nos cieux peu favorables aux avachissements sacrés, de yaka en yaka nous pourrions atteindre aux apathies suprêmes. D'autres soutiennent l'hypothèse d'un yaka hellénique. Selon eux, Hercule aurait appris de sa mère Alcmène le fabuleux pouvoir du yaka et chacun de ses douze travaux aurait été accompli à la faveur d'un traitement préalable au yaka. De toute manière, l'efficacité du yaka a été considérablement amoindrie par l'usage vulgaire et, dans certains cas, avili. À nous-mêmes, Collot et moi, il arrive de couper court à tel dialogue animé ou laborieux par cette grossière échappatoire : ‘’Yaka se l'attacher à la portugaise, etc.’’, vous voyez le genre. Et voulez-vous me dire quel maître-mot, quel verbe souverain, nom d'or ou cabballigramme résisterait à de si basses pratiques? D'ailleurs, avec l'expérience, je me fie un peu moins aux yakas du matelot. Arrivés à échéance, la plupart des problèmes résolus à coup de yaka dans l'euphorie du pousse-café prennent leur revanche. Revanche aussitôt contrée, il est vrai, par l'intervention immédiate et spontanée du yavaika, produit naturel du yaka, de telle sorte que ledit problème, coincé entre yaka et yavaika, s'évanouit dans le dérisoire ou se désagrège dans le fictif.
Nous savions déjà que le rayonnement de la France est assuré jusqu'aux Fidjis par ses parfums, ses robes, ses colifichets et ses débats parlementaires.
Ce n'est pas rien, certes, et avec un peu de littérature comme nous savons la faire, il est permis d'affirmer que notre civilisation est tout entière dans l'allure d'un mannequin, que nos premières mains tissaient déjà pour la rançon des chevaliers, que le trémolo radical nous vient de la Gaule romaine, que la guirlande de Julie est tout entière effeuillée dans un parfum de Rochas, que le secret d'un beau tailleur est dans Descartes et l'âme d'un flou dans la chanson de Roland ...
Ma première raquette était une Williams, modèle 1912. La forme spatulée se faisait beaucoup cette année-là, ce qui favorisait le style dit "à la cuiller" où Marcel Proust ne craignait pas de s'essayer avec mille grâces, en veston d'alpaga, sans mouiller son faux col.
Il n'y a pas de quoi sourire. Le spectacle avait de la tenue. C'est également l'époque où furent inventées les chaussures de toile, dites tennis, à semelles de caoutchouc.
J'ignore où sont allés les faux cols, mais je crois savoir que les surplus de tennis ont été dirigés sur nos possessions de l'Afrique noire à l'intention des notables qui les apprécient beaucoup, sans pratiquer pour autant le tennis.
Il est temps de penser aux choses sérieuses et de savoir en somme comment m'évader, car, tout bien considéré, je ne suis guère plus tiré d'affaire que la girafe qui, sortant de sa cage, cherche à s'orienter sur le quai d'Austerlitz; un certain nombre d'épreuves lui restent à courir avant de paître aux clairières natales.
A propos de silhouette noire et correcte, il convient de dire un mot du stand Rolls Royce. J'ai découvert que cette voiture royale et puritaine, que ce véhicule de conformisme invétéré commençait à présenter quelques signes d'émancipations, et si je n'étais tenu au respect, j'insinuerais qu'elle donne des gages de progressisme. Dans le mouvement de ses ailes par exemple, j'ai cru découvrir une velléité d'aérodynamisme qui m'a profondément attristé.
Je ne veux pas dire que la Rolls du salon 1953 s'oriente ouvertement vers la voiture de gigolo, mais elle m'inspire de l'inquiétude.

On pense quelquefois que je suis hostile au progrès, mais pas du tout, ce serait idiot. J'aime le progrès. Je n'y crois pas beaucoup mais je l'aime, non tel que les hurluberlus ou les coquins nous le serinent mais tel qu'il pourrait satisfaire aux vœux innocents du brave homme lequel n'a certainement pas pour idéal d'habiter les grands clapiers rationnels de la cité radieusement concentrationnaire, ou, comme le dit joliment Le Corbusier : rétrécie. Qu'on le veuille ou non, l'homme du XXe siècle, avant ou après J.-C., reste fidèle à son rêve d'habiter une petite maison à lui, d'y loger sa petite famille, d'y faire un feu qui se voit et d'ouvrir la porte à ses amis qui arrivent par la route et non par l'ascenseur. Il a le goût du plain-pied, il aime la terre, il veut que sa maison soit posée dessus et non suspendue au grand perchoir collectif. Il veut son toit à lui pour y inviter qui bon lui semble. La cité radieuse et monobloc il s'en moque, il veut que la population soit comptée par feux et que toutes les fumées ne sortent pas par la même cheminée. C'est alors qu'il pourra nouer avec son prochain un commerce vraiment fraternel.
Raymond est un bel athlète du genre coquet, pourvu d'une indiscutable tête de boxeur, cheveu plat et raide, nez effacé, pommette profilée, œil enfoui, front en glacis.
Il ne cache pas son goût pour les petites comédies traditionnelles du métier : arrivée sautillante, flexion des jambes, emphatique abandon du peignoir, sourire à la galerie. Tant d'assurance me fait considérer avec un peu d'inquiétude mon champion à moustache, assis dans son coin, modeste et rêveur. Son visage n'est pas abîmé du tout et cela me tracasse un peu; il pourrait être celui d'un marchand de nouveautés ou d'un garçon d'honneur un peu ébloui par la noce. En outre, il a l'œil trop rond, à mon avis, pour un champion de sa catégorie. Il a l'air d'attendre chez le dentiste en rêvant à des chagrins d'amour. Quelque chose de somnambule.
Je commence à me demander s'il n'est pas prématurément marqué par le signe du Knock-out.