Tout comme j'avais déjà relu La stratégie Ender en vue de sa chronique puis du futur visionnage du film, je me suis donc relu --avec grand plaisir-- Le passeur de Lois Lowry. Mais cette fois pour mettre les petits plats avec les grands, je place ici à la chronique du roman et j'enjoins les curieux à retrouver à nouveau cette dernière ainsi que celle du film sur le lien blog à la fin.
J'ai lu Le passeur une première fois pendant mes années collège, peu de temps donc après sa sortie officielle chez nous en 1994 (1992 pour l'édition originale). Mettant en scène une dystopie promettant le bonheur au gens sous couvert d'avoir perdu tout ce qui fait au fond d'eux leur propre humanité, ce livre récompensé (a juste titre) a le mérite de marquer l'esprit par sa noire violence psychologique posant des questions essentielles (et somme toutes assez métaphysiques) via son personnage principal. On suit donc l'initiation de Jonas au sein de "la communauté" avant la fameuse cérémonie qui scellera son destin, pendant, et bien sûr après, au cours de son apprentissage avec Le Passeur. Le livre regorge de détails fascinants pour faire tenir très basiquement mais solidement ce monde. Cette communauté qui n'est d'ailleurs pas unique --on apprendra dans le roman que plusieurs autres existent, c'est donc un monde refermé sur lui-même qui nous est donné à "voir" mais qui peut aussi échanger avec d'autres places-- a ses propres règles qui régissent chaque parcelle de son fonctionnement.
L'écriture de Lowry est simple mais l'écrivain a le mérite de se concentrer sur une science-fiction intimiste pouvant être donc transposée à n'importe quelle époque récente ou à venir, et pour cause : pas de description trop poussée des objets technologiques de ce monde, voire pas du tout, tout au plus sait-on qu'il y a parfois des avions qui passent dans le ciel, que les enfants quand ils ont 9 ans gagnent leur vélo (et l'auteur de nous décrire presque avec une affection palpables les petites manies qui se rattachent à l'objet, l'inscrivant comme le véhicule phare de la famille, doté de sa plaque à code barre d'identification à l'arrière, une seule place pour les enfants, modèle à deux places pour l'un des parents), qu'il y a des gens qui ramassent les ordures avec un camion mais c'est tout. Ce qui donne d'emblée une sensation presque intemporelle et je suis sûr que c'est la le but du roman, de nous faire entrer dans ce monde hermétique en se donnant les moyens de nous le faire ressentir dès le début.
D'où l'importance des sentiments et couleurs que Jonas va acquérir dans sa formation avec Le Passeur et que Lowry va mettre en avant dans le second tiers du roman.
Avant cela donc, le premier tiers du roman se concentre sur Jonas, ses appréhensions avant la grande cérémonie des 12 ans, ses amis la douce Fiona et le maladroit Asher. Il y est fait état de "sa capacité à voir au delà" à travers certaines anecdotes. On se familiarise également avec Lily sa soeur, son père, travaillant comme "nourrissier" (et donc logiquement s'occupant des nouveaux-nés), sa mère qui travaille dans le cadre juridique. On comprend que nos jeunes amis font aussi, en plus de l'école, un travail d'ordre civique en allant régulièrement s'occuper des personnes âgées. C'est une société matriarcale où tous les sages, hommes et femmes donnent leur avis avec sagesse. A chaque âge, et ce jusqu'à 12 ans, les enfants se voient accéder à d'autres responsabilités, d'autres pouvoirs et ce, afin de les préparer lentement à l'âge adulte. A 12 ans, ils ont une fonction (correspondant à la fois à une formation qui s'étend sur quelques années puis un métier) définie en fonction des observations des sages durant les années précédentes. Peu de vocabulaire spécial si ce n'est "l'élargissement" qui récompense les vies bien remplies après un certain âge, élargissement qui emmène vers un "ailleurs" que personne ne connaît et ne cherche trop à savoir. Les gens vont et viennent, vivent leurs vies et vont vers l'ailleurs à un moment, tout comme les bébés inadaptés, c'est comme ça.
------extrait choisi------
" _ Je n'aime pas les rubans. Je suis bien contente de n'avoir plus qu'un an à les porter, ronchonna Lily. Et l'année prochaine, j'aurais mon vélo aussi, ajouta-t-elle sur un ton plus joyeux.
_ Il y a des bonnes choses chaque année, lui rappela Jonas. Cette année tu vas commencer tes heures de bénévolat. Et tu te souviens l'an dernier, quand tu es devenue une sept-ans, comme tu étais contente de recevoir la veste qui se ferme par devant ?
La petite fille hocha la tête et regarda sa veste, avec ses rangées de gros boutons, qui faisait d'elle une sept-ans. Les quatre, cinq et six-ans portaient tous des vestes fermant dans le dos de façon à devoir s'entraîder pour s'habiller et à apprendre aussi l'interdépendance.
La veste boutonnée par-devant était le premier signe d'indépendance, le premier symbole bien visible du fait de devenir un grand. a neuf ans, la bicyclette serait un autre emblème important signifiant qu'on devenait partie intégrante de la communauté et qu'on s'éloignait progressivement du cocon et de la cellule familiale."
(chapitre six)
------retour à la chronique------
Par la suite, Jonas va faire sa formation en tant que dépositaire de la mémoire. Une tâche énorme qui en fait presque un martyr à lui tout seul (même si le personnage du passeur, son mentor, à un certain rôle à jouer) car elle consiste à prendre sur soi tout le passé de ce monde, ses souvenirs, ses émotions, ses souffrances aussi afin d'acquérir une certaine sagesse, ce qui fait de Jonas et son maître les personnes les plus importantes de la communauté. Du fait d'avoir accès au passé pour mieux résoudre le présent, le passeur peut aider le conseil des sages quand des situations imprévues ou des changements à venir se produisent. Ce sont aussi eux qui deviennent les plus humains dans ce monde où tout a été programmé et confectionné selon un idéal de l'Identique.
Et qui dit identique dit des gens tous pareils ou presque, donc plus de couleurs pour commencer. Grâce au passeur, c'est ce que Jonas qui arrivait parfois à de rares occasions à percevoir la couleur rouge va ressentir en même temps que des émotions inédites de joie, de bonheur mais aussi de douleur. Il y a bien sûr des moments de douleur dans ce monde aseptisé, comme le fait de se claquer les doigts dans une porte par exemple, mais hop, un cachet et la douleur disparaissait tout de suite. Il y a d'ailleurs quelques scènes incroyables dans l'enseignement qu'obtient Jonas où Lowry bascule génialement dans le lyrique, choisissant merveilleusement bien ses mots pour décrire un souvenir de descente en luge plein de bonheur et plus tard, son exact contraire, une autre descente en luge mais qui vire très mal, laissant la sensation à Jonas d'avoir son os brisé et le sang qui gicle sur la glace. Puis plus tard, Jonas apprendra ce qu'est la solitude, la perte, la guerre et enfin, la mort. C'est mine de rien avec subtilité, un passage à l'âge adulte que décrit en fait le roman. La SF est à la fois accessoire mais comme toutes les bonnes toiles de fond, à évidemment son rôle à jouer dans cette dystopie qui, au fur et à mesure que Jonas est avec le passeur, se révèle des plus monstrueuses.
Un livre passionnant, indispensable.
Le film lui l'est hélas beaucoup moins. Pour les curieux, rendez-vous sur le blog donc. :)
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