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Citations de Mathias Enard (928)


On s’imagine retourner à Daradek ou à Darband, haut dans les montagnes au nord de la ville (Téhéran), excursion du vendredi, au bord d’un ruisseau à l’écart de la foule, en pleine nature, sous un arbre, avec une jeune femme au foulard gris, au manteau bleu, entourés de coquelicot, fleur du martyre qui aime ces pierriers, ces ravines et y ressème chaque printemps ses graines minuscules — le bruit de l’eau, le vent, le parfum des épices, de charbon, un groupe de jeunes gens proches mais invisibles, en contrebas dans la combe, dont seuls parviennent les rires et les odeurs des repas ; on reste là, à l’ombre épineuse d’un grenadier géant, à jeter des cailloux dans l’eau, à manger des cerises et des prunes confites en espérant, en espérant quoi ? Un chevreuil,un ibex, un lynx, il n’en vient aucun ; personne ne passe à part un vieux derviche à l’étrange chapeau, tout droit sorti du Masnavi de Roumi, qui monte vers on ne sait quels sommets, quels refuges, sa flûte de roseau en bandoulière, son bâton à la main
p 207
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Ton ivresse m’est si douce qu’elle me grise.
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Joana se régalait de ma bibliothèque. Au cours des mois qui suivirent notre rencontre, elle lut presque tous les livres que je possédais. [..]
Le dialogue qui s'instaura ainsi était truqué dès le départ ; je choisissais les livres pour leur possible double sens, dans l'espoir qu'elle les lise en pensant à moi, et j'essayais de guider vers moi sa lecture. Vers moi, c'est-à-dire vers le désir que je voulais qu'elle ait pour moi.
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Hedayat avait une de ces plaies du soi qui vous font tanguer dans le monde, c’est cette faille qui s’est ouverte jusqu’à devenir crevasse ; il y a là, comme dans l’opium, dans l’alcool, dans tout ce qui vous ouvre en deux, non pas une maladie mais une décision, une volonté de se fissurer l’être, jusqu’au bout.
Si nous entrons dans ce travail par Hedayat et sa Chouette aveugle, c’est que nous nous proposons d’explorer cette fêlure, d’aller voir dans la lézarde, de nous introduire dans l’ivresse de celles et ceux qui ont trop vacillé dans l’altérité ; nous allons prendre la main du petit homme pour descendre observer les blessures qui rongent, les drogues, les ailleurs, et explorer cet entre-deux, ce barzakh, le monde entre les mondes où tombent les artistes et les voyageurs. p 11
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Michel-Ange rêve d’un banquet d’autrefois, où l’on discuterait d’Eros sans que jamais le vin n’empâte la langue, sans que l’élocution ne s’en ressente, où la beauté ne serait que contemplation de la beauté, loin de ces moments de laideur préfigurant la mort, quand les corps se laissent aller à leurs fluides, à leurs humeurs, à leurs désirs. Il rêve d’un banquet idéal, où les commensaux ne tangueraient pas dans la fatigue et l’alcool, où toute vulgarité serait bannie au profit de l’art.
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L'original, l'essence, se tiendrait entre le texte et ses traductions, dans un pays entre les langues, entre les mondes, quelque part dans le nâkodjââbad, le lieu-du-non-où, ce monde imaginal où la musique prend aussi sa source. Il n'y a pas d'original. Tout est en mouvement. Entre les langages.
La traduction comme pratique métaphysique. La traduction comme méditation.
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Le corps est la chose la plus infidèle qui soit, il essaye de combler, de remplir ses vides - défaut d'origine, de matrice - par d'autres liens, d'autres plénitudes dans une volonté aveugle, toujours, d'infini recommencement, de retrouvailles pour retenir, un temps, l'anéantissement et la décadence dans le don de soi et l'oubli.
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Dans ce cahier taché, il consigne des trésors. Des accumulations interminables d'objets divers, des comptes, des dépenses, des fournitures ; ..... des mots tout simplement.
Son carnet, c'est sa malle. Le nom des choses leur donne la vie.
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(en Iran) … l’aspect théosophique et mystique était gommé de la religion du pouvoir au profit de la sécheresse du « velayat-e fahiq », « le gouvernement du juriste » (…) le « velayat-e fahiq » avait eu des conséquences gigantesques sur les vocations — le nombre d’aspirants mollahs s’était multiplié par cent, car un magistère temporel permettait de se remplir les poches bien plus aisément (et Dieu sait si elles sont profondes, les poches des mollahs) qu’un sacerdoce spirituel riche en récompenses dans l’au-delà mais assez peu rémunérateur pour ce bas monde : les turbans ont donc fleuri, en Iran, au moins autant que les fonctionnaires dans l’Empire austro-hongrois, c’est dire. A tel point que certains religieux se plaignent aujourd’hui que les clercs soient plus nombreux que les fidèles dans les mosquées, qu’on trouve trop de bergers et de moins en moins de moutons à tondre, à peu près comme il y avait, à la fin de la Vienne impériale, plus de commis que d’administrés. p 257
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p 75 Nathan …me montrait Jérusalem trois fois sainte avec un réel plaisir, dans la vieille ville on entendait parler des dizaines de langues du yiddish à l’arabe sans compter les langues liturgiques et dialectes contemporains des touristes ou des pèlerins venus du monde entier, la Ville sainte savait reproduire toutes les joies et tous les conflits, ainsi que nombre de cuisines d’odeurs de goûts du bortch et des kreplach d’Europe de l’Est à la bastourma et au soujouk ottomans dans un mélange de ferveur religieuse d’effervescence commerciale de lumières somptueuses de chants de cris et de haine où l’histoire de l’Europe et du monde musulman semblait déboucher malgré elle, Hérode Rome les califes les croisés Saladin Soliman le Magnifique les Britanniques Israël les Palestiniens s’affrontaient là se disputaient la place dans les murailles étroites que nous observions se couvrir de pourpre au couchant, devant un verre avec Nathan à l’hôtel King David, le somptueux palace qui lui aussi semblait au cœur du monde
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Cela commence par des proportions. L'architecture est l'art de l'équilibre ; tout comme le corps est régi par des lois précises, longueur des bras, des jambes, position des muscles, un édifice obéit à des règles qui en garantissent l'harmonie. L'ordonnancement est la clé d'une façade, la beauté d'un temple provient de l'ordre, de l'articulation des éléments entre eux. Un pont, ce sera la cadence des arches, leur courbe, l'élégance des piles, des ailes, du tablier. Des niches, des gorges, des ornements pour les transitions, certes, mais déjà, dans le rapport entre voûtes et piliers, tout sera dit.
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... j'ai peur de dégénérer, de pourrir (...), peur que mes muscles et ma cervelle petit à petit se liquéfient, peur de tout perdre, de me défaire de tout, de mon corps et de mon esprit, par morceaux, par bribes, par squames, jusqu'à ne plus être capable de me souvenir, de parler ou de me mouvoir, est-ce que ce trajet a déjà commencé, c'est cela le plus terrible, est-ce que déjà en ce moment je suis moins que ce que j'étais hier ?
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En retraversant la Corne d'Or, Michel-Ange a la vision de son pont, flottant dans le soleil du matin, si vrai qu'il en a les larmes aux yeux. L'édifice sera colossal sans être imposant, fin et puissant. Comme si la soirée lui avait dessillé les paupières et transmis sa certitude, le dessin lui apparaît enfin.
Il rentre presque en courant poser cette idée sur le papier, traits de plume, ombres au blanc, rehauts de rouge.
Un pont surgi de la nuit, pétri de la matière de la ville.
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Il a posé son arme et se débarrasse avec peine de ses galoches dont l’odeur (excréments, sueur moisie) ajoute encore à la fatigue. Les doigts sur les lacets effilochés sont des brandillons secs, légèrement brûlés par endroits ; les ongles ont la couleur des bottes, il faudra les gratter à la pointe du couteau pour en retirer la crasse, boue, sang séché, mais plus tard, il n’en a pas la force ; deux orteils, chair et terre, sortent de la chaussette, ce sont de gros vers maculés qui rampent hors d’un tronc sombre, noueux à la cheville.
Il se demande tout à coup, comme chaque matin, comme chaque soir, pourquoi ces godasses puent la merde, c’est inexplicable,
tu as beau les rincer dans les flaques d’eau que tu croises, les frotter aux touffes herbeuses qui crissent, rien n’y fait,
il n’y a pourtant pas tant de chiens ou de bêtes sauvages, pas tant, dans ces hauteurs de cailloux saupoudrées de chênes verts, de pins et d’épineux où la pluie laisse une fine boue claire et un parfum de silex, pas de merde, et il lui serait facile de croire que c’est tout le pays qui remugle, depuis la mer, les collines d’orangers puis d’oliviers jusqu’au fin fond des montagnes, de ces montagnes, voire lui-même, sa propre odeur, pas celle des chaussures, mais il ne peut s’y résoudre et balance les godillots contre le bord de la ravine qui le dissimule du sentier, un peu plus haut dans la pente.

(Incipit)
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Si l’on pouvait revivre un moment x de son existence, je choisirais une journée avec Irina toute petite, tous les trois, au bord du lac à Hankels Ablage – tu te souviens de ce scandale, au début des années 1950, les balles perdues des soldats américains à l’exercice atterrissaient sur la plage de Wannsee ? Une jeune fille avait failli mourir, la gorge traversée par un projectile. A Miesdorf-sur-SBZ on ne risquait pas les balles américaines, juste les chiures d’oiseaux – il me revient que nous avions navigué, tout l’après-midi ; nous ramions tour à tour, face à face ; Irina était soit dans mes bras, soit dans les tiens. Elle s’est endormie, elle s’est réveillée, puis endormie à nouveau. Le lac était aussi éblouissant que la Méditerranée aujourd’hui. Nous avons pique-niqué sur l’eau, au milieu de la ronde des embarcations, puis nous avons bu une bière en dînant, à terre, sur la magnifique terrasse d’Hankels Ablage, Irina toujours dans nos bras, avant de dépense le peu d’argent que nous possédions pour dormir sur place, dans cet hôtel qui était tout sauf luxueux – Irina bébé entre nous dans ce lit minuscule, impossible de fermer l’œil, j’avais passé la nuit à rêvasser assis à la fenêtre, en regardant la lune sur le lac et en vous écoutant dormir. Je voyais ta jambe dépasser du drap, Irina dormais sur ton ventre, la tête entre tes seins, comme si elle venait de naître. La vie aurait pu s’arrêter là. C’est cette nuit-là, six ou sept ans après ma libération, que j’ai vraiment pris conscience que j’étais enfin sorti du camp, que la guerre était terminée, que j’avais un enfant, un métier. Un espoir.
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MATIÈRE DE LA STEPPE

RUSSIE p 56
I.
Je caresse, dans le givre, les lèvres du jardin.

Les esclaves de marbre, le front dans la brume,
Lances pointées vers le ciel.

Des deux chênes je n'entends
Que les ruines sous mes pas,

Leurs voix fragiles crissent doucement,
Paroles froissées d'hiver.
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Pourquoi mon père ne m’a-t-il jamais parlé dans sa langue, pourquoi a-t-il cherché à s’effacer, à se fondre dans l’étranger où il vivait, pourquoi ne donnait-il rien de lui-même, rien de son histoire, de ses territoires d’origine, me laissant claudiquer dans le monde sur une seule jambe, jusqu’à remonter en boitant la pente douce de l’Orénoque, sans pouvoir me rattraper à rien…
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Incipit

La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bûcher à l'aube. Et avec elle ses gens, les buveurs, les poètes, les amants.
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En RFA, ces années étaient celles du boom économique, de la liberté et de la passion. J’essayais de démontrer la troisième conjecture des « Conjectures de l’Ettersberg » de Paulet avant mon départ d’Allemagne j’y suis parvenu. C’est cette publication, en 1967, qui m’a valu des prix, de nombreux éloges. J’essayais de ne pas penser à Paul, mais je marchais dans ses pas et je tentais de résoudre ce problème qu’il avait posé trente ans plus tôt, cette intuition qu’il avait eue. Je ne pensais pas à Paul, mais je poursuivais sa pensée mathématique si puissante dans les bras de la femme qu’il aimait. Paul était un génie triste. Les rêveurs comme Paul, les constructeurs de rêves immenses sont toujours tristes. Notre monde n’est pas fait pour eux.
Ces deux années avec Maja ont été les plus lumineuses de ma vie. Tout ce que Maja touchait, même des yeux, devenait enchanté. Elle avait une telle aura, une telle magie – tous ces politiciens autour d’elle étaient sous son charme. Elle était très libre. Cette liberté était fascinante. On l’aimait pour cette liberté et on désirait ardemment l’en priver, l’enfermer par amour. Le seul qui avait compris cela, c’était Paul. Il ne cherchait pas à être près d’elle. Vivre près de Maja c’était connaître l’enfer de la jalousie. Vivre près de Maja c’était se demander à chaque instant dans quels bras vous alliez la perdre. Nous étions déjà âgés, en 1965, plus du tout des jeunes premiers, bien au contraire, et pourtant chaque jour je l’interrogeais – qui est cet homme élégant qui lui parle debout au restaurant ? Qui est cet étranger, comme moi, dont l’accent lui semble tout à fait charmant ? (….)
Elle va me quitter, mon corps ramolli. Elle va me quitter, je ne suis pas Paul Heudeber.
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Les hommes sont des chiens, ils se frottent les uns aux autres dans la misère, ils se roulent dans la crasse sans pouvoir en sortir, se lèchent le poil et le sexe à longueur de journée, allongés dans la poussière prêts à tout pour le bout de barbaque ou l'os pourri qu'on voudra bien leur lancer, et moi tout comme eux, je suis un être humain, donc un détritus vicieux esclave de ses instincts, un chien, un chien qui mord quand il a peur et cherche les caresses.
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