Citations de Nathalie Azoulai (286)
De sa grosse écriture d’écolier, il n’a pas peur d’apposer dans les marges de ce texte non chrétien ses commentaires dévots « Grâce », « Providence de Dieu », « Il n’y a point d’homme parfait », selon le principe que, de toute écriture, ce qui compte, c’est la lecture qu’on en fait. Jour après jour, il ouvre un peu plus le texte, le fouille, détache les phrases comme s’il les pelait. Ses pages deviennent aussi légendées que des planches d’anatomie.
Duras est une femme du XXe siècle, constante, cohérente, une sœur d’évidence.
La fatigue et la peine ont raison de toutes leurs étreintes. Personne n'a la force de prendre personne dans ses bras. Nous nous regardons de loin. Mon ventre pousse durement dans la direction de Flynn mais rien ne se voit que ce souffle imperceptible qui détend un visage d'agonisant épuisé par les souffrances, en une seconde, à l'insu même des plus proches, qui sont pourtant là depuis plusieurs jours et plusieurs nuits, qui n'ont pas quitté la chambre, le lit, mais qui, quand la mort survient, ont les yeux ailleurs, pensent à autre chose, la manquent, se persuadent que s'ils avaient été plus attentifs, s'ils avaient mieux regardé, ils l'auraient vue, en face, mais se trompent parce que ce souffle puissant et ténu qui sépare lkes vivants des morts, ou les vivants des vivants, on ne le saisit jamais, Maria, on le manque toujours. Personne ne perçoit ce qui nous lie et nous délie dans la même seconde, Flynn et moi.
Si vous parvenez à saisir tout ce qui se passe dans l’annonce d’une séparation, vous êtes au court de la condition humaine, ses désirs, sa solitude. On peut disséquer la mort d’une âme sans verser une seule goutte de sang.
De toute façon, y a-t-il vraiment quelqu’un pour recueillir ce filet d’eau tiède qu’est le chagrin quotidien ? Ses proches se sont usés. Elle-même autrefois, quand elle tenait lieu de confidente aux autres, ne pouvait s’empêcher de penser que le récit du chagrin est aussi ennuyeux que le récit du rêve, que rien ne vous concerne moins.
On dit qu’il faut un an pour se remettre d’un chagrin d’amour. On dit aussi des tas d’autres choses dont la banalité finit par émousser la vérité.
Quand il talonne les chirurgiens et médecins pendant les campagnes, admire les Condé, les Conti, tous ces guerriers capables de mener des troupes à la conquête, ou l’ingénieur Vauban, qui fait lever de terre un pays nouveau et invincible, n’est-ce pas encore pour compenser l’immatérialité de cette aile qu’il déploie sur le monde ? Et pourtant, sans les ombres qui viennent ourler les choses, sans les serpents qui font siffler la matière, où serait le chant, où serait la splendeur ? Sa vie d’ici-bas n’est-elle pas de voir et de dire ?
Il y aura dans sa voix la douceur d'un rayon de miel minuscule, éphémère, fragile et tout autour, les terres vastes et désolées de l'abandon. A tel point qu'on pourra conclure de sa pièce que l'amour ne donne jamais qu'un seul instant de bonheur, fugace et démenti.
Dans les minutes qui suivent, elle se reprend, dose plus justement, commence à fouiller les vers plus en profondeur, à faire sonner les notes qui s'y cachent. Elle transpire, déploie trop de gestes, or Jean déteste les gestes. Si elle lève une main, il s'approche, l'attrape violemment, bloque son mouvement. Pour la énième fois, il dit que tout est dans la respiration, la diction que la tragédie ne montre pas des êtres ordinaires mais des héros, que toutes ces gesticulations qui font la vie des hommes sont inutiles. Il rêve d'un corps pur, dense qui serait capable de se mouvoir pleinement, en rythme et sans gestes.
A vingt ans, il vient de comprendre que plaire aux dames peut susciter une autre satisfaction que celle d'un patrimoine prospère. Une satisfaction sans avenir qui change le regard qu'on pose sur les heures, l'ennui et la rigueur, et donc personne jusque là ne lui a jamais parlé. Il boit d'une traite le pot de vin devant lui.
"Le chagrin vous jette dans un courant puissant parce que tous les mouvements de votre coeur visent à ranimer une chose perdue, morte. Il me sembla parfois y dépenser toutes mes forces et me retrouver le soir mort à mon tour, exsangue. Incapable de reprendre la lutte le lendemain. Dijon ne disait pas autre chose."
Si vous parvenez à saisir tout ce qui se passe dans l'annonce d'une séparation, vous êtes au cœur de la condition humaine, ses désirs, sa solitude. On peut disséquer la mort d'une âme sans verser une seule goutte de sang.
Détrompez-vous, la vie n'est vraiment pas ce que l'on croit.
Le français montre ses articulations comme un chien ses dents, exhibe un squelette aux os noueux tandis que le latin dissimule ses jointures. Et dans ces ellipses, le sens pousse, afflue comme des odeurs s'exhalent de la terre humide.
On ne quitte jamais impunément ce qu'on a aimé.
Encore faut-il que le public le connaisse, votre iambe grec !
Non, non, ça n'a aucune importance, ce que je veux, c'est qu'au fond de mon français palpitent toutes les langues antérieures, toutes les autres musiques, qu'il soit une synthèse parfaite, une langue pleine et unique. Si moi, je les entends, c'est qu'elles y sont. Et le public les entendra.
Il revient sur cette éducation stricte et silencieuse, ces heures solitaires dont Nicolas n'a pas idée, cette nature sans fleurs. Il évite cette fois le mot clôture, parle d'une fermeture qui favorise des états de langue qu'on ne rencontre pas dans la comédie.
Des états de langue ? Vous parlez comme un chimiste.
Oui, c'est exactement cela, il me semble que la tragédie place la langue sous l'action d'une chaleur intense, capable d'en transformer la nature.
Il connaît toutes les espèces, nomme les charmes, les ormes, les trembles. Il détaille ce qui les distingue, explique les propriétés, les étymologies. Jean pourrait l'écouter des heures. L'orme a la même racine que l'aulne, dit-il, ou, c'est en bois de hêtre qu'on a fait la traverse de la croix du Christ.
Et c'est tout ? s'étonne Jean.
Oui, l'arbre est moins remarquable que le nom qu'il porte.
Tant mieux, pense Jean, rassuré à l'idée que les noms puissent être plus grands que les choses.
A travers la fenêtre du carrosse qui l'emmène à Paris, Jean comprend qu'on peut traverser l'espace comme les sentiments vous traversent : les paysages familiers se retirent tandis que les nouveaux s'approchent, en masse. Ses souvenirs se mêlent à ses espoirs...
...Jean éprouve d'autres sensations lorsqu'il compose ; parfois, entre les paquets de vers galants qui lui viennent ensemble, la mécanique ralentit et laisse arriver un alexandrin plus singulier, plus libre, tête nue dans le vent.
"Mon âme loin de vous languira solitaire".
Il déclame son vers en boucle, enchanté et surpris, comme s'il était écrit pas un autre. De ces surgissements, il ne parle jamais...