Citations de Philip Roth (1711)
Le plus joli conte de fées de l’enfance, c’est que tout se produit à son heure. Les grands-parents disparaissent longtemps avant les parents, et ceux-ci longtemps avant leurs enfants. Avec un peu de chance, ça se passe comme ça, les gens vieillissent et meurent en respectant l’ordre chronologique, si bien que pour leur enterrement, on se console en se disant qu’ils ont eu une longue vie. L’idée n’atténue guère la monstruosité de l’anéantissement, mais c’est bien l’astuce à laquelle nous avons recours pour sauvegarder l’illusion métronomique, et tenir en échec la torture du temps. « Untel a eu une longue vie. »
Tout était là! La paix! L'amour! La santé! La beauté! Qu'avait-il d'autre à faire qu'à rester ici? Oui, tout ce qu'il voyait, respirait, entendait, était une prémonition éloquente de ce bonheur futur qui se profilait à l'horizon.
ROTH: Vous pensez que la destruction du monde est pour bientôt?
KUNDERA:Tout dépend de ce que vous entendez par "bientôt".
ROTH: Demain ou après-demain.
KUNDERA:Le sentiment que le monde court à sa perte est très ancien.
ROTH: Alors, aucune raison de s'en faire.
KUNDERA: Si, au contraire.Pour qu'une peur habite l'esprit humain depuis les âges les plus reculés, il faut bien qu'elle ait un fondement.
ROTH: En tout cas, il me semble que cette inquiétude constitue la toile de fond sur laquelle se déroule toutes les intrigues de votre dernier livre, y compris celles qui sont d'une veine carrément humoristique.
KUNDERA: Si on m'avait dit, quand j'étais enfant:"Un jour ton pays sera rayé de la carte", j'aurais pris ça pour une absurdité, c'était inimaginable. L'homme sait bien qu'il est mortel, mais il tient pour acquis que son pays possède une sorte de vie éternelle.
…Onze mois pleins avant que Marcus, s’il avait été capable d’encaisser les heures d’office et de fermer sa grande gueule, reçoive son diplôme consacrant la fin de ses études à l’université de Winesburg,- très probablement comme major de sa promotion - , ce qui aurait repoussé à plus tard la découverte de ce que son père sans instruction avait tâché de lui inculquer dès le début : à savoir la façon terrible, incompréhensible dont nos décisions les plus banales, fortuites, voire comiques, ont les conséquences les plus totalement disproportionnées.
Ce n'est pas une bataille, la vieillesse, c'est un massacre.
Mais combien de temps l'homme peut-il passer à se rappeler le meilleur de l'enfance ? Et s'il profitait du meilleur de la vieillesse? A moins que le meilleur de la vieillesse ne soit justement cette nostalgie du meilleur de l'enfance...
Parce que l'expérience la plus intense, la plus perturbante de la vie, c'est la mort. Parce que la mort est tellement injuste. Parce qu'une fois qu'on a goûté à la vie, la mort ne paraît même pas naturelle.
Rien n'est plus fatal à l'art que le désir de l'artiste de prouver qu'il est bon. Quelle tentation terrible, l'idéalisme! Il faut que vous parveniez à maîtriser votre idéalisme, et votre vertu tout autant que votre vice, il faut parvenir à la maîtrise esthétique de tout ce qui vous pousse à écrire au départ: votre indignation, votre haine, votre chagrin, votre amour! Dès que vous commencez à prêcher, à prendre position, à considérer que votre point de vue est supérieur, en tant qu'artiste vous êtes nul, nul et ridicule! Pourquoi écrire ces proclamations? Parce que quand vous regardez autour de vous vous êtes "choqué"?Parce que quand vous regardez autour de vous vous êtes "ému"? Les gens renoncent trop facilement, ils truquent leurs sentiments. Ils veulent éprouver des sentiments tout de suite, alors ils sont "choqués", ils sont "émus", c'est le plus facile. Et le plus bête.
page 43 [...] - Écoutez, Grossbart, contentez-vous de répondre aux questions du capitaine ! dis-je d'un ton coupant.
Barrett me sourit et je lui en voulus.
- Très bien, Grossbart, dit-il, qu'est-ce que vous voulez ? La petite feuille de papier ? Voulez sortir ?
- Non, monsieur. Seulement avoir la possibilité de vivre comme un Juif. Et pour les autres aussi.
- Quels autres ?
- Fishbein, monsieur, et Halpern.
- Eux non plus n'aiment pas notre cuisine ?
- Halpern vomit, monsieur. Je l'ai vu.
- Je croyais que c'était vous qui vomissiez.
- Juste une fois, monsieur. Je ne savais pas que les saucisses étaient des saucisses.
- Nous distribuerons des menus, Grossbart. Nous présenterons des films d'éducation alimentaire, afin que vous puissiez détecter quand nous essaierons de vous empoisonner. [...]
Tout change avec le désir. C'est la réponse à tout ce qui a été détruit (p. 233).
Du jour où l'on passe outre à son dégoût, où l'on ignore son écœurement et où l'on se jette à l'eau pour échapper à des phobies aussi fortement ancrées que des tabous, la vie offre énormément à chérir.
Maintenant? Je suis un oiseau qui s'est envolé de sa cage, et non pas- à l'inverse du célèbre casse-tête auquel était confronté Kafka- un oiseau qui se cherche une cage? L'horreur d'être enfermé dans une cage a perdu de son charme. C'est vraiment un grand soulagement, quelque chose qui se rapproche du sublime, de n'avoir à se soucier de rien d'autre que la mort.
L'inhibition ne pousse pas sur les arbres, vous savez- il faut de la patience, il faut de la concentration, il faut des parents dévoués et prêts à se sacrifier et un enfant attentif et appliqué pour fabriquer en l'espace de quelques années seulement un être humain vraiment ligoté et trouillotant.
La conception qu'il avait de Dieu était celle d'un être tout puissant qui n'était pas un dieu unique en trois personnes comme dans le christianisme , mais en deux : un pervers timbré et un mauvais génie .
«La société américaine [...] non seulement sanctionne les relations barbares et injustes entre les hommes, mais encore elle les encourage. Voyons, peut-on le nier? Nier. La rivalité, la compétition, l'envie, la jalousie, tout ce qu'il y a de pernicieux dans le caractère de l'homme est alimenté par le système. Les biens matériels, l'argent, la propriété - c'est d'après ces critères corrompus que vous autres mesurez le bonheur et le succès. Pendant ce temps-là», dit-elle en se perchant, jambes croisées, sur le lit, «de vastes fractions de votre population sont privées du minimum nécessaire à une vie décente. Parce que votre système est basé sur l'exploitation, foncièrement avilissant et injuste.»
Les anciens du Vietnam, eux, à leur retour de guerre, ils avaient connu le pire — le divorce, les bitures, la drogue, la police, la taule, le fond délétère de la dépression, les crises de larme incontrôlables, l’envie de hurler, l’envie d’écrabouiller, les mains qui tremblent, le corps plein de tics, le visage crispé, les suées des pieds à la tête, à revivre les éclats de métal, les explosions aveuglantes, les membres arrachés, à revivre l’exécution des prisonniers et des familles, des vieilles femmes et des enfants.
(Gallimard, p. 98)
Mais le lot de douleurs qui nous est imparti n'est-il pas en soi assez insupportable pour n'avoir pas à l'amplifier par la fiction,pour n'avoir pas à donner aux choses une intensité qui, dans la vie, est éphémère et parfois même non perçue? Pour certains d'entre nous, non. Pour quelques très, très rares personnes, cette amplification qui se développe de façon hasardeuse à partir de rien, constitue leur seule assise solide, et le non-vécu, l'hypothétique, exposé en détail sur le papier, est la forme de vie dont le sens en vient à compter plus que tout.
À une réunion commémorative, le narcissisme est la chose au monde la mieux partagée, mais là, j'avais droit à une lame de fond.
Ce jugement plein de mansuétude qui se donnait comme un refus de juger pouvait bien être un phénomène récent, et sa compassion tout neuve. ça arrive, quand les gens meurent. Le différend qui nous séparait devient caduc, et ces mêmes personnes dont, vivantes, nous trouvions les tares insupportables, offrent désormais une image très engageante, et ce qu'on aimait le moins avant-hier devient, dans la limousine qui suit le corbillard, sujet de compassion amusée, voire d'admiration.
Je peux vous prédire que d'ici trente ans, il y aura autant de lecteurs de vraie littérature qu'il y a aujourd'hui de lecteurs de poésie en latin. C'est triste, mais le nombre de personnes qui tirent de la lecture plaisir et stimulation intellectuelle ne cesse de diminuer.
Propos recueillis par Josyane Savigneau - Le Monde - Février 2013