Citations de Philippe Delerm (1434)
Alors ce fut un moment très doux et très léger. Personne n’éprouvait le besoin de parler, et cette perfection simple et tranquille de l'amitié me ramenait à un vague souvenir, un jour d'automne, au bord du Loing, toujours près des Larsson.
Au moment de pénétrer dans la maison, je m'arrêtai quelques secondes devant l'auvent aux colonnes de bois peintes en jaune tournesol que Carl venait de terminer. Sur le linteau étaient tracés ces mots : « Bienvenue, cher toi, chez Carl Larsson et sa femme. » Je n'étais pas le premier à me sentir directement concerné par cette chaleureuse invite. Bien que vraiment installés depuis peu, les Larson avaient su ouvrir leur porte, et cela se sentait, dès qu'on entrait dans la maison. La lumière qui vous envahissait alors était une clarté à partager, à boire ensemble.
... sur les manques secrets qui peuvent pousser quelqu'un à devenir créateur, l'équilibre entre un pouvoir et une insuffisance.
On le voit bien. Malgré toute la place que le numérique a prise dans notre vie, la proportion des lecteurs sur tablette reste dérisoire. Le rapport sensuel, palpable avec le volume demeure essentiel. Mais le livre a d'autres formes de relief. L'une d'entre elles est le désir. Quelqu'un rêve d'écrire un livre, de voir transformé en livre ce qu'il a écrit. Pour que ce rêve prenne sens, il faut qu'un autre aille à sa rencontre, animé de son propre désir - celui d'éditer un livre. Ce croisement nécessaire est le parfait exemple d'une addition qui est en fait une multiplication.
Si vous commencez à être connu, la plupart du temps les critiques essaient de construire une figure identifiable, en jouant sur des stéréotypes. Une fois que vous êtes installés dans le paysage, la démarche s’inverse. L’angle d’attaque consiste à briser les stéréotypes. Mais c’est la même chose. Dans les deux cas, il s’agit d’une construction mentale beaucoup trop aérienne pour dire vraiment quel écrivain vous êtes.
Tous son partis tôt, onze heure à peine. Après leur avoir dit au revoir à la grille, cette image, en nous retournant: la maison, toutes pièces allumées, ouverte encore de leur passage, et déjà silencieuse. Bonheur de ces années, de ces amis, de ces moments où personne n'essaie d'épater l'autre; plaisir de ces soirées où l'on parle juste comme ça, mais où l'on pourrait presque se taire ensemble.
Quand on est au côté de Jean-Michel, on sent qu'il possède un univers, mais aussi que son silence aide les autres à révéler le leur. C'est quelque chose de presque palpable, un "être dans le monde" qui a ce pouvoir d'ouvrir, de révéler, assez d'attente aussi pour regarder vraiment.
C'est drôle, les dimanches. Le matin, une fraîcheur du jour presque palpable. Il y a toujours un peu d'ennui et de mélancolie dans les après-midi. Et puis le soir, cette sensation des heures qui s'étirent. (...) Quelque chose dans l'air se ressemble, et le soir le plus doux se gonfle imperceptiblement de nostalgie. Même en famille, on se sent solitaire. Une heure à contre-jour, à contretemps, une heure à boire en retrait de sa vie.
Enfin, à l'évidence, parce que c'est un privilège de passer sa vie avec des enfants, des adolescents, de renouveler comme on le souhaite un travail qui peut tourner à l'ennui si on ne lui donne plus rien de soi, mais qui redevient passionnant dès qu'on l'enrichit.
Mais le moment existera, j'en ai toujours eu l'intime certitude. Quelle mélancolie parfois de le savoir, et de tant avoir à l'attendre! Cette tristesse-là, je ne la donnerais pour rien au monde. C'est comme un amour, une amitié perdus. On est tout près de soi - beaucoup plus vrai que dans la joie.
L'affirmation d'un bonheur absolu, et juste après, quand même, l'espoir qui reprend ses droits, et, au-delà de l'espoir, cette certitude différée, assez étrange! Pendant toutes ces années, le vers que je mettais au-dessus de tout était celui d'Apollinaire: "Et comme l'Espérance est violente." Violente, oui, mais si intense. Et comme c'est fort de sentir que l'on attend quelque chose, comme on se sent soi-même, et proche de l'adolescence.
Vieillir, pour moi, c'est une chance. Si je vieillis, c'est que j'aurai eu le temps de faire ce que je dois. Déjà, à trente-sept ans, j'ai la disposition d'esprit de considérer comme une chance chaque année qui passe.
Je me sentais si seul, moi qui n’avais pas de passé.
Mais maintenant le temps est fait pour l’arrêter, pour croquer un navet sur la page immobile.
Oh, ils ne peuvent rien contre nos souvenirs d'enfance.
Peu doué pour comprendre, j'aime regarder, sentir, et même parfois devenir ce qui m'entoure. Ce n'est la source d'aucune sagesse, d'aucun didactisme. Car cette disposition à goûter, à arrêter le cours, est indissociable d'une anxiété latente.
C'est bien ces années soixante-dix. Les garçons ont les cheveux longs, les filles des robes à carreaux, on nourrit tous des rêves de création, et on est profs, une vie toute simple et toujours pleine de ces "qu'est-ce que vous faites ce soir? " qui se termineront en repas de fortune partagés.
Et aujourd'hui, pendant que je revis ces heures de 78, Vincent et les siens sont confinés dans leur appartement à Paris. Jamais autant ensemble. Jamais aussi inquiets. Jamais si bien je crois.
Sur Face Time, il y a comme un infime suspens. Les gestes du corps ne comptent pas. On est tout entier dans le regard, surtout quand on écoute, et l'on voit les autres sourire de nous voir parler, sourire d'une façon nouvelle, très calme, enveloppante.
La fuite du temps se déploie dans les seuls instants qu'on puisse posséder : l'éternité de ce qui passe imperceptiblement.
Paradoxalement, le «faut arrêter! » n'exprime pas une volonté de révolte, mais une clairvoyance passive qui trouve dans la colère la caution de sa lucidité. On entendrait bien a priori ces mots dans la bouche d'un mineur de Germinal. Mais non, précisément. Il n'avait pas besoin de dire, parce qu'il faisait, avec les autres. Aujourd'hui, la nécessité d'arrêter est exprimée par presque tout le monde, mais à titre singulier, et la rébellion affirmée n'est qu'un dédouanement spasmodique, un renvoi trivial dans une digestion sommeille use. Les décroissants ont du pain sur la planche. Car tous les passagers de seconde et de première classe ont gentiment composté leur billet, le convoi est en route, un TGV qui va de plus en plus vite, emportant tous ces voyageurs qui voudraient arrêter.