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Citations de Robert Louis Stevenson (1036)


« J’ai ainsi joué le rôle de singe empressé, avoue-t-il quelque part, auprès de Hazlitt, de Lamb, de Wordsworth, de Sir Thomas Brown, de Defoé, de Hawthorne, de Montaigne, de Baudelaire et d’Obermann. Je me rappelle un de ces tours de singe qui était intitulé La vanité de la morale et qui devait avoir pour seconde partie La vanité de la science. Mais la seconde partie ne fut jamais commencée. Quant à la première, elle fut écrite jusqu’à trois fois (c’est là le motif qui me décide à la faire surgir de ses cendres comme un fantôme) : la première dans la manière de Hazlitt ; puis dans celle de Ruskin, qui avait jeté sur moi un sort passager ; enfin une troisième fois en un laborieux pastiche de sir Thomas Brown. Il en fut ainsi de mes autres ouvrages : Cain, poème épique qui, à la griffe magistrale près, était une imitation de Sordello ; Robin Hood, conte en vers, prit une route intermédiaire, éclectique à travers les champs de Keats, Chaucer et Morris. Dans Monmouth, tragédie, je me reposai sur le sein de M. Swinburne. Dans mes poésies lyriques, aux pieds goutteux, je suivis bien des maîtres. Dans mon premier projet du Pardon Royal, tragédie, je m’étais engagé sur la piste d’un aussi grand personnage que Webster lui-même. En refaisant cette tragédie, ma versalité déséquilibrée m’avait entraîné à reconnaître la suzeraineté de Congrève et à concevoir, en conséquence, mon affabulation dans une forme moins sérieuse, car ce n’était point la versification de Congrève, mais son admirable prose que je goûtais et que je cherchais à copier… Et je pourrais continuer aussi sans fin, à travers tous mes romans avortés, et jusqu’à mes dernières pièces de théâtre, car non seulement elles furent conçues d’abord sous l’influence fortifiante du vieux Dumas, mais elles ont eu, elles, la chance de ressusciter. L’une d’elles, étrangement améliorée par une autre main, parut même sur la scène et fut jouée par des acteurs en chair et en os. Quant à l’autre, connue sous le nom premier de Sémiramis, tragédie, je l’ai retrouvée aux étalages des libraires sous le faux nom de Prince Otto. J’en ai dit assez pour montrer par quels artifices de travestissement, par quels efforts tenant uniquement de la ventriloquie, je vis pour la première fois mon verbe sur le papier.

« C’est ainsi, que vous l’aimiez ou non, que l’on apprend à écrire ; c’est la vraie méthode, que j’y aie réussi ou non. Ce fut ainsi que s’instruisit Keats, et il n’y eut jamais plus beau tempérament littéraire que celui de Keats…
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Le lendemain matin, à six heures moins un quart, le docteur Gotthold était déjà à son bureau dans la bibliothèque.

Une petite tasse de café noir près de lui, laissant de temps en temps errer son regard parmi les bustes et sur les longs rayons de livres aux reliures multicolores, il passait tranquillement en revue son travail de la veille. C’était un homme d’environ quarante ans, blond de cheveux, aux traits fins et un peu fatigués, à l’œil brillant quoique un peu fané. Se couchant et se levant tôt, il avait voué sa vie à deux choses : l’érudition et le vin du Rhin.

Une amitié de vieille date existait, mais à l’état latent, entre lui et Othon ; ils se rencontraient rarement, mais c’était toujours pour reprendre sur-le-champ le fil de leur intimité interrompue. Gotthold, le prêtre virginal du savoir, avait pendant quelques heures porté envie à son cousin, ce fut au jour de son mariage : il ne lui envia jamais son trône.

La lecture n’était pas un divertissement fort goûté à la cour de Grunewald, et cette grande et belle galerie ensoleillée, remplie de livres et de statues, était devenue en fait le cabinet particulier de Gotthold.

Ce mercredi matin, cependant, il venait à peine de se mettre à son manuscrit, quand la porte s’ouvrit et le prince entra dans l’appartement. Pendant qu’il s’approchait, recevant tour à tour de chaque fenêtre un chaud rayon de soleil, le docteur Gotthold l’observait curieusement. Othon avait l’air si gai, marchait si légèrement, était si correctement vêtu, si bien brossé, frisé, tiré à quatre épingles, d’une élégance si souveraine, qu’un léger ressentiment s’en éleva contre lui dans le cœur de son cousin l’ermite,

— Bonjour, Gotthold, dit Othon, se laissant tomber sur une chaise.

— Bonjour, Othon, répondit le bibliothécaire. Te voilà bien matinal. Est-ce par accident, ou bien commençons-nous à nous réformer ?

— Il serait temps, j’imagine, répliqua le prince.

— Moi, je n’ai pas d’imagination, dit le docteur. Je suis trop sceptique pour être conseiller de morale ; et quant aux bonnes résolutions, j’y croyais quand j’étais plus jeune. Elles sont les couleurs de l’arc-en-ciel de l’espoir.

— Quand on y songe, fit Othon, je ne suis pas un souverain bien populaire. Et le regard qui accompagna cette phrase la tourna en question.
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On ne saurait imaginer plus belle matinée que celle qui, vers la fin de juillet, me vit partir une dernière fois pour Aros. Un bateau m’avait fait aborder la veille au soir à Grisapol ; j’eus le déjeuner que peut fournir la petite auberge et, laissant mon bagage, jusqu’à ce qu’une occasion se présentât de le faire transporter par mer, je traversai, d’un cœur joyeux, le promontoire.
Ce pays n’était pas le mien, car la souche dont je sors appartient sans mélange aux basses terres ; mais un oncle à moi, Gordon Darnaway, après quelques années passées en mer, avait épousé une jeune femme des îles, Mary Maclean, dernière de sa famille, qui, lorsqu’elle mourut, en donnant le jour à une fille, lui laissa la ferme d’Aros. Cette ferme, battue par les flots, ne rapportait à son propriétaire que strictement de quoi vivre. Mon oncle avait toujours été poursuivi par la mauvaise fortune ; ayant désormais à prendre soin d’un enfant, il dit adieu aux aventures, et bon gré mal gré, resta où il était. Des années passèrent sur son isolement, sans apporter avec elles ni joie ni secours. Pendant ce temps, notre famille s’éteignit dans les basses terres. Orphelin, j’étudiais à l’université d’Édimbourg, quand quelques nouvelles qui me concernaient atteignirent le cap de Grisapol et l’oreille de mon oncle. Gordon Darnaway tenait fort aux liens du sang ; il m’écrivit dès le jour où mon existence lui fut connue, pour me prier de regarder sa maison comme la mienne. Depuis lors je passai régulièrement les vacances dans cette partie sauvage de l’Écosse, loin de toute société, sauf celle des morues et des coqs de bruyère ; et ce fut ainsi qu’à l’époque dont je parle, ayant achevé mes classes, je retournai à Aros, certain jour de juillet.
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Près d’un an plus tard, dans le mois d’octobre 18.., Londres retentit du bruit d’un crime d’une férocité singulière, crime que la haute position de la victime rendait d’autant plus remarquable. Les quelques détails connus étaient effrayants. Une servante, habitant seule une maison proche de la rivière, était montée à sa chambre pour se coucher vers onze heures. Quoique plus tard, vers deux ou trois heures du matin, un brouillard se fût étendu sur la ville, la première partie de la nuit avait été très claire, et la ruelle sur laquelle la fenêtre de cette jeune bonne donnait était brillamment éclairée par la pleine lune. Cette pauvre fille penchait évidemment, ce soir-là, au sentiment, car s’étant assise sur un coin de sa malle, près de la fenêtre, elle se mit à rêver. « Jamais, » (disait-elle avec un torrent de larmes en racontant l’aventure), « jamais elle n’avait eu la conscience si tranquille, et ne s’était jamais sentie si bien disposée envers l’humanité en général ». En s’asseyant, elle remarqua la présence d’un vieux Monsieur, à l’air vénérable et à cheveux blancs, qui s’avançait dans la ruelle à la rencontre d’un autre personnage, un homme d’une taille au-dessous de la moyenne ; elle fit d’abord moins attention à ce dernier. Quand ils se furent approchés (chose qui arriva juste sous la fenêtre de la jeune fille), le plus vieux Monsieur salua et accosta l’autre avec beaucoup de politesse. Ce qu’il disait n’avait pas l’air bien important ; on eût plutôt supposé, d’après ses gestes, qu’il demandait son chemin ; la lune éclairait en plein son visage, et la jeune fille prenait plaisir à le regarder : ses traits respiraient la douceur et la bonté, et cependant il avait aussi quelque chose de grand et d’imposant ; ce quelque chose devait venir d’un sentiment de satisfaction, bien fondé, de lui-même. Elle porta alors les yeux sur l’autre individu et fut surprise de le reconnaître pour un certain M. Hyde, qui était une fois venu pour voir son maître, et pour lequel elle avait, à première vue, conçu une espèce d’aversion. Il avait à la main une lourde canne, qu’il s’amusait à faire tourner ; mais il ne disait pas un mot, et paraissait écouter son interlocuteur avec une impatience mal contenue. Tout à coup il devint très en colère, frappant du pied, brandissant sa canne, comme un fou ( d’après le rapport de la jeune fille). Le vieux Monsieur fit un pas en arrière, avec une expression de surprise et l’air un peu fâché ; alors, M. Hyde sembla avoir perdu tout empire sur lui-même ; il se mit à l’assommer à coups de canne, ne s’arrêtant qu’après que sa victime fut tombée ; ensuite, il piétina son corps avec une fureur de singe, et lui appliqua une grêle de coups telle que les os furent horriblement fracassés ; le corps en sursauta. À l’horreur de cette scène la jeune fille s’évanouit.

Il était deux heures quand elle revint à elle et appela la police. Le meurtrier s’était enfui depuis longtemps, mais sa victime était toujours étendue au milieu de la ruelle, mutilée au delà de toute croyance. La canne avec laquelle cet exploit avait été accompli était d’un bois très rare, et quoiqu’il fût aussi lourd et très dur, elle s’était rompue au milieu sous la violence de cette cruauté insensée ; un bout qui était fendu avait roulé dans le ruisseau, l’autre, sans aucun doute, avait été emporté par le meurtrier. Une bourse et une montre en or furent trouvées sur la victime, mais pas de cartes, ni de papiers, à l’exception toutefois d’une lettre cachetée et timbrée que probablement elle portait à la poste, laquelle portait le nom et l’adresse de M. Utterson.

On l’apporta à l’avocat le lendemain matin, avant qu’il fût levé. À peine l’eut-il vue et eut-il appris les circonstances que son visage prit une expression solennelle. « Je ne dirai rien jusqu’à ce que j’aie vu la victime, » dit-il ; « cela peut être très sérieux. Ayez la bonté de m’attendre pendant que je m’habille. » Et, avec la même contenance grave, il dépêcha son déjeuner, prit une voiture, et se fit conduire au bureau de police, où le corps avait été déposé. À son entrée dans la cellule il fit un signe d’assentiment : « Oui », dit-il, « je le reconnais, je suis fâché de constater que ce sont les restes de sir Danvers Carew. »
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Par un véritable triomphe de stratégie, Othon parvint à s’échapper un peu avant midi. De cette façon il fut quitte de la reconnaissance pesante de M. Killian, ainsi que de la reconnaissance confidentielle de la pauvre Ottilie ; mais il ne se débarrassa pas si facilement de Fritz. Ce jeune politique offrit, avec force regards mystérieux, de l’accompagner jusqu’à la grande route, et Othon, redoutant quelque reste de jalousie, et par égard pour la jeune fille, n’osa pas refuser. Tout en s’avançant, il observait son compagnon avec inquiétude, et espérait de tout cœur en avoir bientôt fini. Pendant quelque temps Fritz marcha en silence à côté du cheval, et ils avaient fait plus de la moitié du chemin projeté, quand, d’un air un peu confus, il leva les yeux vers le cavalier, et commença l’attaque : — N’êtes-vous pas, demanda-t-il, ce qu’on appelle un socialiste ?

— Mais… non, répondit Othon. Pas précisément ce qu’on entend par là. Pourquoi cette question ?

— Je vais vous le dire, répliqua le jeune homme. J’ai bien vu tout de suite que vous étiez un progressiste ardent, que vous vous reteniez seulement par crainte du vieux Killian. Quant à cela, Monsieur, vous aviez raison : les vieux sont toujours poltrons. Mais, à cette heure, il y a tant de groupes différents, qu’on ne peut jamais savoir d’avance jusqu’à quel point osera aller le plus hardi. Je n’eus la certitude complète que vous apparteniez aux penseurs avancés, que lorsque vous commençâtes à parler des femmes et de l’amour libre.

— En vérité, s’écria Othon, je n’ai jamais soufflé mot de chose pareille !

— Cela va sans dire… oh ! non, rien de compromettant ! Vous semiez les idées, voilà tout, les amorces de fond, comme dit notre président. Mais il faut être fin pour me tromper, car je connais nos orateurs, leur manière de faire, et leurs doctrines. Et, entre nous, ajouta Fritz, baissant la voix, je suis affilié moi-même… Oh ! oui, j’appartiens à une société secrète, j’ai ma médaille ! Il découvrit un ruban vert qu’il portait autour du cou, et fit admirer à Othon une médaille d’étain sur laquelle se voyait l’image d’un phénix, avec la légende : Libertas. — Et maintenant vous voyez que vous pouvez avoir confiance en moi. Je ne suis point un de vos vantards de taverne, je suis révolutionnaire convaincu. Et il jeta sur Othon un regard séducteur.
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Le Révérend Murdoch Soulis fut longtemps ministre de la paroisse de Balweary, dans la marécageuse vallée de la Dule. Vieillard à la mine sévère et glaciale, effrayant à entendre, il habitait les dernières années de sa vie, sans parent ni serviteur ni aucune autre compagnie humaine, dans le petit presbytère isolé que dominait le rocher de la Femme-Pendue. Malgré la rigidité de fer de ses traits, il avait l’œil effrayé, égaré, hagard. Et lorsqu’il évoquait, dans une semonce privée, l’avenir des âmes impénitentes, on eût dit que son œil découvrait, au-delà des orages du temps, les terreurs de l’éternité. Bien des jeunes gens qui venaient se préparer à la Sainte Communion étaient affreusement bouleversés par ses propos. Il avait composé un prêche sur la première épître de saint Pierre, verset 8 : « Le démon est un lion dévorant » pour le dimanche qui suit le 7 août, et il se surpassait en commentant ce texte tant à cause de la nature horrifique du sujet que par le spectacle terrifiant qu’il offrait en chaire. Les enfants étaient convulsés d’épouvante et les vieux prenaient ce jour-là des airs plus entendus et plus mystérieux que de coutume en multipliant ces allusions qui avaient la désapprobation d’Hamlet. Quant au presbytère, proche de la Dule, sous de grands arbres, dominé d’un côté par la Femme-Pendue, et ayant vue de l’autre sur des collines froides et marécageuses, — il avait commencé, très tôt sous le ministère de M. Soulis, d’être évité dès la brune par ceux qui se targuaient d’une certaine prudence, et les charretiers attablés au cabaret branlaient la tête à l’idée de passer trop tardivement dans ce sinistre voisinage. Pour être plus précis, cette terreur émanait surtout d’un point particulier. Le presbytère se trouvait situé entre la grand-route et la Dule, avec un pignon de chaque côté ; le derrière regardait la ville de Balweary, distante d’un demi-mille à peu près ; devant, un jardin en friche clôturé d’épine occupait le terrain compris entre la rivière et la route. La maison avait deux étages qui comprenaient chacun deux vastes pièces. Elle ne donnait pas directement sur le jardin, mais sur un sentier surélevé, une sorte de digue aboutissant à la route d’une part, et se perdant de l’autre sous les saules et les bouleaux élevés qui bordaient le courant. C’était ce bout de digue qui jouissait d’une si déplorable réputation chez les jeunes paroissiens de Balweary. Le ministre s’y promenait souvent après le crépuscule, poussant parfois des plaintes inarticulées dont il entrecoupait ses prières ; et lorsqu’il était absent, et la porte du presbytère fermée à clef, les plus hardis d’entre les écoliers s’aventuraient, le cœur battant, à « suivre leur capitaine » sur ce chemin légendaire.
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Mr. Silas Q. Scuddamore était un jeune Américain, d’un caractère simple et inoffensif, ce qui l’honorait d’autant plus qu’il venait de la Nouvelle-Angleterre, une partie du Nouveau Monde qui n’est pas précisément renommée pour de pareilles qualités. Bien qu’il fût excessivement riche, il tenait, sur un petit carnet de poche, le compte exact de ses dépenses, et il avait fait choix, pour s’initier aux plaisirs de Paris, d’un septième étage dans ce qu’on appelle un Hôtel meublé au Quartier-Latin. Il entrait beaucoup d’habitude dans sa parcimonie, et sa vertu fort étonnante, vu le milieu où il se trouvait, était principalement fondée sur la défiance de soi et sur une grande jeunesse.

La chambre voisine de la sienne était habitée par une dame, très séduisante d’allure et très élégante de toilette, qu’à son arrivée il avait prise pour une comtesse. Par la suite, il apprit qu’elle était connue sous le nom de Zéphyrine. Quelle que fût la situation qu’elle occupât dans le monde, ce n’était assurément pas celle d’une personne titrée. Mme Zéphyrine, sans doute dans l’espoir de charmer le jeune Américain, avait pris l’habitude de le croiser sur l’escalier ; et là, après un signe de tête gracieux, un mot jeté tout naturellement et un regard fascinateur de ses yeux noirs, elle disparaissait avec un froufrou de soie, laissant apercevoir un pied et une cheville incomparables. Mais ces avances, bien loin d’encourager Mr. Scuddamore, le plongeaient dans des abîmes de découragement et de timidité. Plusieurs fois, elle était venue chez lui, demander de la lumière ou s’excuser des méfaits imaginaires de son caniche. Hélas ! en présence d’une créature aussi supérieure, la bouche de l’innocent étranger restait close ; il oubliait son français, et, jusqu’à ce qu’elle fût partie, ne savait plus qu’ouvrir de grands yeux et bégayer. Cependant, leurs rapports si fugitifs suffisaient pour qu’il lançât parfois des insinuations dignes d’un fat, lorsque, seul avec quelques camarades, il se sentait en sûreté.
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La grave maladie qui se déclara chez mon maître le lendemain matin fut le dernier malheur sans compensation qui le frappa ; et cette maladie même fut peut-être un bienfait déguisé, car nulle peine physique ne pouvait égaler les souffrances de son esprit. Mme Henry et moi veillions à son chevet. Mon vieux lord venait de temps en temps aux nouvelles, mais en général sans franchir le seuil. Une seule fois, je me souviens, alors que tout espoir était perdu, il s’avança jusqu’auprès du lit, considéra le visage de son fils, et s’en alla, avec un geste particulier de la tête et du bras levé, qui me revient à la mémoire comme quelque chose de tragique, tant il exprimait de douleur et de dédain pour les choses sublunaires. Mais la plupart du temps, Mme Henry et moi restions seuls dans la chambre, nous relayant la nuit, et, le jour, supportant notre compagnie réciproque, car ces veillées étaient plutôt lugubres. Mr. Henry, une serviette liée autour de son crâne rasé, s’agitait sans interruption dans son lit, qu’il frappait de ses poings. Sa langue n’arrêtait pas ; sa voix ne cessait de fluer, comme une rivière, à m’en donner presque la nausée. Chose remarquable, et pour moi mortifiante à l’excès, il parlait sans cesse de mesquineries vulgaires : allées et venues, chevaux – qu’il ordonnait de seller pour lui, se figurant peut-être (pauvre âme !) qu’il pouvait fuir sa maladie – jardinages, filets à saumon, et (ce qui me faisait le plus enrager) continuellement de ses affaires, additionnant des chiffres, et discutant avec ses fermiers. Jamais un mot de son père ou de sa femme, ni du Maître, à part une fois ou deux, où il fit un retour sur le passé, et se crut redevenu petit garçon, en train de jouer avec son frère. Ce fut d’autant plus émouvant que le Maître avait, paraît-il, couru un grand danger, et que Mr. Henry s’écria, à plusieurs reprises, avec une chaleur passionnée : « Oh ! Jammie va se noyer !… Oh ! sauvez Jammie ! »
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Un logement pour la nuit
Le mois de novembre de l’année 1456 touchait à sa fin. La neige tombait sur Paris avec une persistance rigoureuse ; de temps en temps un coup de vent furieux la faisait voltiger en tourbillons ; la rafale passée, elle recommençait à descendre lentement en flocons interminables dans l’air noir et silencieux de la nuit. Les pauvres gens qui, le nez en l’air et les sourcils humides, la regardaient venir avaient peine à comprendre d’où une telle masse pouvait tomber. Maître François Villon avait, cette après-midi-là, à la fenêtre d’une taverne, proposé un problème. Était-ce le païen Jupiter plumant ses oies sur l’Olympe ? Ou étaient-ce les saints anges en train de muer ? Il n’était qu’un pauvre maître-ès-arts, avait-il ajouté, et comme la question touchait quelque peu à la divinité, il n’osait s’aventurer à conclure. Un simple, vieux prêtre qui se trouvait parmi la compagnie, paya une bouteille de vin au jeune coquin en honneur de la plaisanterie et des grimaces qui l’avaient accompagnée ; il jura sur sa barbe blanche qu’il avait été lui-même un chien aussi irrévérent que Villon quand il était de son âge. L’air était vif et piquant quoiqu’il ne gelât pas très fort, et les flocons tombaient larges, humides, adhérents. Toute la ville était comme recouverte d’un drap blanc. Une armée en marché eût pu la traverser d’un bout à l’autre, sans qu’un bruit de pas donnât l’éveil.
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Un dimanche, en faisant leur promenade habituelle, le hasard amena M. Utterson et M. Enfield dans le voisinage de la porte mystérieuse. Comme ils passaient devant, d’un commun accord ils s’arrêtèrent pour la contempler.

« Enfin, » dit Enfield, « cette histoire est finie, nous n’entendrons plus jamais parler de M. Hyde. »

— « J’espère que non, » répondit Utterson. « Vous ai-je jamais dit que je l’avais vu une fois, et que j’avais ressenti la même répulsion que vous à sa vue ? »

— « Il était impossible de regarder l’homme sans éprouver ce sentiment, » fit Enfield. « À propos, vous avez dû me prendre pour un fameux imbécile, de ne pas savoir que cette porte donne sur le derrière de la maison du docteur Jekyll ! Et encore, quand je m’en suis aperçu, c’était en partie grâce à vous. »

— « Alors, vous vous en êtes aperçu ? » dit M. Utterson. « S’il en est ainsi, nous pouvons entrer dans la cour et jeter un coup d’œil aux fenêtres. Pour parler franchement, je ne suis pas tranquille sur le compte du pauvre Jekyll, et il me semble que même du dehors la présence d’un ami devrait lui faire du bien. »

La cour était froide, un peu humide, et quoiqu’il y fît déjà sombre, le ciel au-dessus de leurs têtes était brillamment éclairé par le soleil couchant. La fenêtre du milieu était entr’ouverte, et assis dans l’embrasure, prenant le frais, Utterson aperçut le docteur Jekyll. Sa figure portait, comme celle d’un prisonnier sans espoir, l’expression d’une tristesse infinie.

— « Eh ! Jekyll, » cria-t-il, « j’espère que vous allez mieux ? »

— « Je suis très mal, Utterson, » répliqua lugubrement le docteur ; « très mal. Cela ne sera pas long, Dieu merci ! »

— « Vous vous enfermez trop, » dit l’avocat ; « vous devriez sortir et fouetter la circulation du sang, comme nous le faisons, M. Enfield et moi. (Laissez-moi vous présenter mon cousin, — Monsieur Enfield, — le docteur Jekyll.) Allons, venez, prenez votre chapeau et faites un tour avec nous. »

— « Vous êtes bien bon, » soupira l’autre ; « je voudrais bien ; mais non, non, non, c’est tout à fait impossible ; je n’ose pas. Dans tous les cas, Utterson, soyez sûr que je suis très content de vous voir, cela me fait vraiment grand plaisir ; je vous demanderais bien, ainsi qu’à M. Enfield, de monter ; mais ce n’est pas un endroit convenable pour recevoir personne. »

« Eh bien ! alors, » dit l’avocat avec bonté, « la meilleure chose que nous puissions faire, est de rester où nous sommes et de causer ainsi. »
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L’infortuné Joseph était soumis avec une rigueur effroyable au régime de sir Faraday Bond. Il avait à ses pieds les bottines de santé ; son pantalon et son veston étaient de véritable drap à ventilation ; sa chemise était de flanelle hygiénique (d’une qualité quelque peu au rabais, pour dire vrai), et il se trouvait drapé jusqu’aux genoux dans l’inévitable pelisse en fourrure de martre. Les employés même de la gare de Bournemouth pouvaient reconnaître, dans ce vieux monsieur, une créature de sir Faraday, qui, du reste, envoyait tous ses patients vers cette villégiature. Il n’y avait, dans la personne de l’oncle Joseph, qu’un seul indice d’un goût individuel : à savoir, une casquette de touriste, avec une visière pointue. Toutes les instances de Maurice avaient échoué devant l’obstination du vieillard à porter ce couvre-chef, qui lui rappelait l’émotion éprouvée par lui, naguère, lorsqu’il avait fui devant un chacal à moitié mort, dans les plaines d’Éphèse.

Les trois Finsbury montèrent dans leur compartiment, où ils se mirent aussitôt à se quereller : circonstance insignifiante en soi, mais qui se trouva être, tout ensemble, extrêmement malheureuse pour Maurice et — j’ose le croire — heureuse pour mon lecteur. Car si Maurice, au lieu de s’absorber dans sa querelle, s’était penché un moment à la portière de son wagon, l’histoire qu’on va lire n’aurait pas pu être écrite. Maurice, en effet, n’aurait pas manqué d’observer l’arrivée sur le quai et l’entrée dans un compartiment voisin d’un second voyageur vêtu de l’uniforme de sir Faraday Bond. Mais le pauvre garçon avait autre chose en tête, une chose qu’il considérait ( et Dieu sait combien il se trompait ! ) comme bien plus importante que de baguenauder sur le quai avant le départ du train.

— Jamais on n’a vu rien de pareil ! — s’écria-t-il, sitôt assis, reprenant une discussion qui n’avait pour ainsi dire pas cessé depuis le matin. — Ce billet n’est pas à vous ! Il est à moi !
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HISTOIRE D’UN CARTON À CHAPEAU


Jusqu’à l’âge de seize ans, d’abord dans un collège particulier, puis dans une de ces grandes écoles pour lesquelles l’Angleterre est justement renommée, Harry Hartley avait reçu l’instruction habituelle d’un gentleman. À cette époque, il manifesta un dégoût tout particulier pour l’étude et, le seul parent qui lui restât étant à la fois faible et ignorant, il fut autorisé à perdre son temps, désormais, c’est-à-dire qu’il ne cultiva plus que ces petits talents dits d’agrément qui contribuent à l’élégance.

Deux années plus tard, demeuré seul au monde, il tomba presque dans la misère. Ni la nature ni l’éducation n’avaient préparé Harry au moindre effort. Il pouvait chanter des romances et s’accompagner lui-même discrètement au piano ; bien que timide, c’était un gracieux cavalier ; il avait un goût prononcé pour les échecs, et la nature l’avait doué de l’extérieur le plus agréable, encore qu’un peu efféminé. Son visage blond et rose, avec des yeux de tourterelle et un sourire tendre, exprimait un séduisant mélange de douceur et la mélancolie ; mais, pour tout dire, il n’était homme ni à conduire des armées ni à diriger les conseils d’un État.

Une chance heureuse et quelques puissantes influences lui firent atteindre la position de secrétaire particulier du major général, sir Thomas Vandeleur. Sir Thomas était un homme de soixante ans, à la voix forte, au caractère violent et impérieux. Pour quelque raison, en récompense de certain service, sur la nature duquel on fit souvent de perfides insinuations qui provoquèrent autant de démentis, le rajah de Kashgar avait autrefois offert à cet officier un diamant, évalué le sixième du monde entier, sous le rapport de la valeur et de la beauté. Ce don magnifique transforma un homme pauvre en homme riche et fit d’un soldat obscur l’un des lions de la société de Londres. Le diamant du Rajah fut un talisman grâce auquel son possesseur pénétra dans les cercles les plus exclusifs. Il arriva même qu’une jeune fille, belle et bien née, voulut avoir le droit d’appeler sien le diamant merveilleux, fût-ce au prix d’un mariage avec le butor insupportable qui avait nom Vandeleur. On citait à ce propos le proverbe : « Qui se ressemble s’assemble. » Un joyau, en effet, avait attiré l’autre ; non seulement Lady Vandeleur était par elle-même un diamant de la plus belle eau, mais encore elle se montrait sertie, pour ainsi dire, dans la plus somptueuse monture ; maintes autorités respectables l’avaient proclamée l’une des trois ou quatre femmes de toute l’Angleterre qui s’habillaient le mieux.
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Je voudrais pouvoir donner une idée du développement de ces arbres majestueux, comme ils étalaient leur ramure ainsi que le chêne, traînaient leurs branchages jusqu'au sol ainsi que le saule ; comment ils dressaient des fûts de colonnes, pareils aux piliers d'une église ou comment, ainsi que de l'olivier, du tronc le plus délabré, sortaient de jeunes et tendres pousses qui infusaient une vie nouvelle aux débris de la vie ancienne.
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M. Utterson le notaire était un homme d'une mine renfrognée, qui ne s'éclairait jamais d'un sourire; il était d'une conversation froide, chiche et embarrassée; peu porté au sentiment; et pourtant cet homme grand, maigre, décrépit et triste, plaisait à sa façon. Dans les réunions amicales, et quand le vin était à son goût, quelque chose d'éminemment bienveillant jaillissait de son regard; quelque chose qui à la vérité ne se faisait jamais jour en paroles, mais qui s'exprimait non seulement par ce muet symbole de la physionomie d'après-dîner, mais plus fréquemment et avec plus de force par les actes de sa vie.
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I have been doomed to such a dreadful shipwreck: that man is not truly one, but truly two
-Dr Jekyll
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Une bonne conversation est théâtrale.

Mais c'est autour de vous et au prix d'un simple regard que vous apprendrez la chaleur palpitante de la vie.

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- C'est désolant, n'est-ce pas? Mais je ne remonterai pas avant d'avoir mis la main sur les pavillons de code. Que diriez-vous de mettre un signal "Sommes abandonnés" ou quelque chose dans ce genre pour annoncer notre présence? Le capitaine Trent n'est pas encore en vue, mais il ne tardera pas à arriver. Il faut qu'il voie toute de suite qu'il a été devancé.
- Ne pourrions-nous pas trouver quelque chose de plus officiel? lui répondis-je, me prenant au jeu. Pourquoi pas: "Vendu au bénéfice des souscripteurs. S'adresser à J.Pinkerton, Montana Block, San Francisco."
- Mmh... il existe peut-être quelque part un quartier-maître capable de vous ficeler ça en code maritime, mais ce n'est pas dans mes compétences. Il vaut mieux rester court et classe. Je peux vous proposer JG: "Je suis échoué" ; ou RS: "Il est interdit de monter à bord." Et pourquoi pas PQH: "Dites à mes armateurs que le navire se comporte parfaitement"?
- Un peu prématuré, mais, pour Trent, ce sera parfait! Allons pour PQH.
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Et d'ailleurs la fatalité qui va se refermant sur nous deux l'a déjà changé et abattu.
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Robert Louis Stevenson
L’avocat marcha dans la direction du bruit, qui était effectivement d’un caractère monstrueux.
On y trouvait mélangées les voix caractéristiques de la vache, de la sirène de bateau, et du moustique, mais tout cela combiné de la façon la moins naturelle.
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Robert Louis Stevenson
On dit volontiers que les Anglais sont un peuple sans musique : mais, pour ne point parler de la faveur exceptionnelle accordée par ce peuple aux virtuoses de l’orgue de Barbarie, il y a tout au moins un instrument que nous pouvons considérer comme national dans toute l’acception de ce mot : c’est, à savoir, le flageolet, communément appelé le sifflet d’un sou. Le jeune pâtre des bruyères, - déjà musical au temps de nos plus anciens poètes, - réveille (et peut-être désole) l’alouette avec son flageolet ; et je voudrais qu’on me citât un seul briquetier ne sachant pas exécuter, sur le sifflet d’un sou, les Grenadiers anglais ou Cerise mûre. Ce dernier air est, en vérité le morceau classique du joueur de flageolet, de telle sorte que je me suis souvent demandé s’il n’avait pas été, à l’origine, composé pour cet instrument. L’Angleterre est en tout cas le seul pays du monde où un très grand nombre d’hommes trouvent à gagner leur vie simplement par leur talent à jouer du flageolet, et encore à n’y jouer, qu’un seul air, l’inévitable Cerise mûre.
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