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Critiques de Robert Musil (133)
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L'Homme sans qualités, tome 1

Si vous commencez L'Homme Sans Qualités pour l'histoire, pour jouir du bonheur de vous laisser happer par le scénario... laissez tomber ! Ce livre n'est pas pour vous.

L'ouvrage n'est d'ailleurs pas évident à définir ni à présenter. Dans la lignée de certains chefs-d'œuvre de langue allemande comme La Montagne Magique de Thomas Mann ou Les Somnambules d'Hermann Broch, Robert Musil pousse encore l'expérience plus avant, à son stade ultime, je pense, en utilisant la trame narrative romanesque non comme base ni un support, mais plutôt comme un prétexte pour atteindre son véritable objectif, qui n'est presque plus un roman dans l'acception classique du terme.

Il s'agit ici d'une réflexion poussée, nourrie, complexe et pluriaxiale sur l'Homme d'une part, la Société, d'autre part et finalement l'Homme dans la Société ou même, plus exactement encore, l'Homme face au changement social, à l'évolution des paradigmes. Ça vous donne une petite idée du programme...

De bout en bout, de part en part, par au-dessus, par en-dessous, par le grand portail ou par le plus petit bout de la lorgnette, une somme folle et féconde de réflexions et d'interrogations est soulevée au fil des situations. Dit autrement, cette forme romanesque est presque la définition brute de l'essai, à une petite nuance près.

On y suit Ulrich, alias Robert Musil, cheminer dans sa réflexion sur le monde et nous avec lui, ou plutôt derrière lui, loin derrière lui, comme l'ombre d'un petit chien qui courrait pour rattraper son grand marcheur de maître.

Si cela peut vous intéresser, (mais je le répète, ce n'est qu'un prétexte car l'auteur aurait pu choisir bien d'autres ancrages vu sa capacité à intellectualiser les lieux et les comportements de ses personnages dans une réflexion beaucoup plus vaste sur l'homme et sur l'époque), l'histoire se passe à Vienne en Autriche-Hongrie à la veille de la première guerre mondiale et donc de l'effondrement de cet assemblage grossier que l'auteur appelle Cacanie.

Les grosses légumes de cet étonnant empire-royaume réfléchissent à l'organisation d'un jubilé pour commémorer les 70 ans de règne de leur souverain. Sachant qu'ils veulent dans le même temps damer le pion des Allemands, qui en ont eux-aussi prévu un de leur côté pour leur propre kaiser.

L'un des immenses intérêts de cette œuvre très réfléchie, parfois un peu indigeste à lire tellement elle est dense, l'un des immenses intérêts de cette œuvre, disais-je, en tant que roman est surtout d'avoir choisi un parfait point d'ancrage pour analyser une société en mutation. On aurait pu choisir la France de 1780 ou la Russie de 1910 ou n'importe quelle société figée à la veille d'un grand bouleversement.

Les dignitaires du régime de l'époque sont encore un pied dans l'ancien régime mais la révolution industrielle est passée par là et a conduit à l'avènement des financiers qui constituent la nouvelle aristocratie.

Tous les repères s'en trouvent bouleversés et cette société moderne, mouvante, changeante vis-à-vis de laquelle nous avons (même aujourd'hui) qu'assez peu de recul par rapport à la grosse dizaine de siècles de morale judéo-chrétienne et par rapport à cette société qui évoluait très lentement jusqu'au XVIIIè siècle, cette nouvelle société donc, qui nous laisse parfois déboussolés.

Arnheim représente la nouvelle aristocratie capitaliste ; Hans annonce les révolutionnaires de tous poils pourquoi pas même, la " révolution " nationale-socialiste et Ulrich ne sait quoi penser de tout cela.

Le personnage de Moosbruger rappelle beaucoup le Lennie de Des Souris Et Des Hommes. Il symbolise peut être le désaxé, le marginal, l'exclu social, qui toujours est pointé du doigt et est l'objet des manœuvres politiques. Rien n'a changé de nos jours, quand par exemple un certain Nicolas S., bien aidé par ses petits copains des médias, élève le cas des camps de Roms comme étant un " vrai problème " de la France. Et on pourrait multiplier les exemples et dans bien d'autres pays.

Un livre riche donc, qui gagne à être lu lentement en faisant de fréquentes pauses afin de laisser décanter toute la substance que l'auteur nous livre et de la laisser travailler minutieusement en nous pour faire son œuvre.

Je vais même aller plus loin, aussi incongrue que cette idée puisse paraître, à peine refermé ce premier tome, déjà gigantesque, avant de vous attaquer au second, relisez-le intégralement. Vous verrez comme c'est bon.

Vous verrez qu'à la deuxième lecture, la prose maligne, ironique, caustique, subtile dans ses doubles sens apparaît plus clairement, et c'est presque une jubilation (voir, à titre de teaser, l'extrait que je donne dans les citations) de suivre les méandres de la pensée de ce grand penseur et de cette fine plume qu'était Robert Musil.

Ceci étant dit, ce n'est là que mon avis, un avis sans qualités, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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De la bêtise

Parce qu'il faut sans cesse rappeler l'importance dans la pensée contemporaine européenne de Robert Musil — son « Homme sans qualités », placé avec « Ulysse », au panthéon de ces livres célèbres que personne n'a lu jusqu'au bout (coucou Suz') — ce petit livre Allia, reproduction d'un discours tenu en 1937 devant le Deutscher Werkbund, association intellectuelle et artistique, en est le meilleur pense-bête.



Considéré par l'auteur comme un texte d'une importance comparable à son chef-d'oeuvre inachevé, il se propose d'avancer un début de réflexion sur comment définir la bêtise de manière universelle et non relative… Vaste entreprise dont il commence par reconnaitre très modestement le caractère auto-destructeur d'une telle pensée, l'adage de l'éternel « con de quelqu'un d'autre » comme première barrière à escalader, la certitude de l'existence d'une forme de Vérité seule à même d'y aider.



Il défriche le sujet, car finalement assez seul à s'y risquer, avec cet esprit brillant et pragmatique, héritage possible de sa formation d'ingénieur, en distinguant deux grands types de bêtise : celle par ignorance, liée par le paradigme de la pomme de la connaissance et d'une forme d'état de nature, et celle, plus dangereuse selon ses dires car plus élaborée, qui s'affranchit de ce qu'il nomme « le significatif », grâce à la grande palette des émotions et affects humains.



Le sujet est bien-sûr tellement vaste qu'il se contente d'en circonscrire les termes du débats, comme une introduction à un travail beaucoup plus grand, avec un réel esprit de synthèse, évoquant au passage le paradoxe du jugement objectif en art, l'opposition pas toujours de mise entre nature et culture, et donnant même un remède efficace à cette bêtise : la modestie…

En sous-main, il sanctifie une forme de pensée holistique face à toute radicalité (au sens de celle qui n'écoute pas) pour s'éloigner de cette redoutable maladie, qui touche absolument tout le monde, lui le premier, donnant expression à cet humour discret qu'on retrouve dans son oeuvre, respiration obligatoire d'un discours bien structuré.



Une lecture évidente et d'une grande transparence, reflet d'un grand esprit, tel un portatif de la sagesse.
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Les désarrois de l'élève Torless

Toutes les composantes de la définition Larousse du mot « désarroi » (oui j'ai cherché…c'était pour être sûr…) caractérisent ce livre : il est un trouble, il est moral et il est profond.



J'ai découvert l'écrivain autrichien par Kundera c'est pour nous dire à quel point la littérature est arborescente et exponentielle. Comme Kundera, Musil profite d'une narration tout à fait construite – qui n'est pas qu'un faire-valoir – pour exposer ses réflexions.



Dans sa préface, le fabuleux traducteur qu'est Philippe Jaccottet (à qui l'on doit une traduction très fluide en vers de l'Odyssée d'Homère) retranscrit une lettre de l'auteur de « L'Homme Sans Qualité » expliquant la genèse de ce premier ouvrage, paru en 1906 (le plus connu de son vivant) : “Quand je repris moi-même, un an plus tard, ce thème, ce fut, littéralement, par ennui. J'avais vingt-deux ans, mais j'étais déjà ingénieur, et mon métier ne me donnait pas satisfaction […] je fuyais mon travail, je lisais des ouvrages philosophiques pendant mes heures de bureau et à la fin de l'après-midi, quand je ne me sentais plus capable de rien enregistrer, je m'ennuyais. C'est ainsi que je commençai à écrire.”



Le thème du pensionnat de garçons, novateur en littérature, mais rite d'initiation affreusement banal pour l'époque (si l'on en croit Stefan Zweig), sera repris tout au long du XXème siècle par Montherlant, Peyrefitte, ou encore Mishima. A cette différence près que l'oeuvre n'est pas de l'ordre du vécu, pour Musil c'est plutôt quelque chose dont il a été le témoin.



L'oeuvre de Musil, qui est dépourvue, à quelques fulgurances près, de tout lyrisme m'as conduit au constat a contrario que la poésie est une composante de bien des romans. C'est un roman de scientifique, sec et précis, mais cette écriture fait justement tout l'intérêt esthétique du livre, je vous ferai sentir, je l'espère, le ton de cet ouvrage à travers quelques citations choisies. Si vous n'avez pas pris froid par suite de cet enfoncement de porte ouverte alors poursuivons notre balade objective, dépouillée et chirurgicale aux confins de l'empire austro-hongrois de la belle époque.



Roman de l'âge ingrat sous tant de coutures il s'agit également d'un roman réaliste et psychologique d'une très impressionnante acuité. Il faut souligner que l'intrigue est parfaitement maîtrisée, la progression apporte intensité, suspense, retournements de situations. C'est une lecture stressante et dense qui met mal à l'aise tant elle couche scientifiquement sur le papier et suit sans concessions le flot ininterrompu des pensées et des tourments de Törless, dans ce monologue intérieur qui se joue en chacun de nous, que nous oublions souvent, mais auquel il nous est ici impossible de nous soustraire, de même que le personnage : “Il redoutait ces rêveries, car il était conscient de ce que leur nature secrète avait de coupable, et l'idée que de telles images pourraient prendre de plus en plus d'empire sur lui l'inquiétait. Mais elles l'assaillaient au moment précis où il se croyait le plus sérieux et le plus pur. C'était sans doute une espèce de réaction contre ces minutes où il pressentait des découvertes sensibles qui, si elles se pressentaient en lui, n'en demeuraient pas moins encore au-dessus de son âge. le développement de toute énergie morale un peu subtile commence toujours par affaiblir l'âme dont il sera peut-être un jour l'expérience la plus hardie, comme si ses racines devaient d'abord descendre à tâtons, et bouleverser le sol qu'elles sont destinées à mieux fixer plus tard : ce qui explique que les jeunes gens de grand avenir aient un passé tissé d'humiliations”.



On aimerait savoir avec autant de précisions ce qui se joue dans l'esprit des autres protagonistes. Mais il faudrait consacrer à chacun d'eux un livre à part. Il y a dans cette expérience initiatique une richesse de thèmes :



Un regard sur les mathématiques et les nombres imaginaires, quelque chose d'illogique dans ce « faire comme si », ce postulat mathématique qui pousse l'élève à discuter avec un professeur qui le déçoit, le professeur qui ne trouve rien à dire qu'un « tu comprendras plus tard » presque embarrassé. Il y a un rapport à la philosophie intéressant aussi, ce prestige social que confère un exemplaire de Kant sur une étagère de bibliothèque, alors qu'à la lecture, très vite, on se rend compte qu'une philosophie par l'expérience est plus émancipatrice. On retrouve des traits communs avec les adolescents d'aujourd'hui (et adultes car on change si peu) le rapport entre meneurs et suiveurs, entre les têtes et la masse, l'impunité des tortionnaires (on raconte un petit mensonge et les professeurs ne veulent pas creuser plus avant pour acheter la paix sociale).



De façon très subtile nous avons la description de ce qui semble être un personnage « homosexuel » dans un roman du début du XXème siècle. Nous avons quelques indices de son « orientation » sans pour autant en être certain. Nous comprenons qu'il n'a pas de rapports intimes avec la prostituée proche de l'école, bien qu'il la fréquente. Il est celui qui, tout en étant victime, montre le plus d'audace envers son camarade et qui joue un rôle non négligeable dans son désarroi. Il est une victime de harcèlement scolaire et de l'hypocrisie des autres camarades sans que jamais son « orientation » en soit ouvertement la cause. Officiellement c'est parce qu'il est endetté et qu'il a menti, mais on ne peut s'empêcher de penser que la potentielle homosexualité du personnage n'est pas étrangère au fait qu'il soit choisi par ses deux tortionnaires pour leurs « expérimentations », d'ailleurs, qu'en pensez-vous ? (Je mets des guillemets à dessein car les termes « homosexuel » et « orientation » sont quelque peu sinon anachroniques à tout le moins incertains).



Musil ne cache pas que le thème de l'homosexualité fait partie du livre. Néanmoins c'est un livre de son époque, et par conséquent d'une grande pudeur, tout en suggestion, qui s'attache davantage à ce que peut produire en terme émotionnel et dans sa tentative de rationalisation la découverte d'un désir homosexuel, qu'aux images et fantasmes eux-mêmes.

C'est aussi un roman d'une grande incertitude, on ne sait pas ce qui pourrait ou non se passer, c'est en ce sens peut être qu'il contient une dimension érotique. Mais l'érotisme n'est pas gratuit. Il n'est qu'au service du désarroi, ce n'est pas le charnel qui est décrit, c'est l'état d'esprit qui anime les personnages dans ces moments-là :“selon que cet ébranlement était plus ou moins violent, faiblissaient ou s'intensifiaient les poussées de sensualité […] Quand dans ces moments-là, mi-consentant, mi-désespéré, il s'abandonnait à leurs suggestions, il ne se distinguait point du commun des hommes qui ne se sont jamais portés à une sensualité plus folle, plus orgiaque, plus voluptueusement lacérante qu'à la suite d'un échec qui a menacé l'équilibre de leur assurance intérieure.”



Qu'est-ce qu'apprend Törless, finalement dans cette oeuvre initiatique ? “Certes, je ne nie point qu'il ne se soit agi d'un avilissement. Et pourquoi pas ? Il est passé. Mais quelque chose en est resté à jamais : la petite dose de poison indispensable pour préserver l'âme d'une santé trop quiète et trop assurée et lui en donner une plus subtile, plus aiguë, plus compréhensible.”



Dans ce roman nous apprenons que l'indicible, l'innommable n'est pas insondable et qu'il y a une vie sous la parole, sous la raison, sous les pensées et sous la logique.

Il y a un « humus intime » organique, fluctuant, contradictoire, qui sans cesse nous tend et qui a peut-être plus avoir avec le désir, la sensualité et l'instinct qu'avec les mots, et ce monde souterrain, qui nous irrigue, peut à tout moment entrer en crue et faire céder nos digues dans ses débordements.

Pour peu qu'on le surmonte un jour, qu'on trouve le courage de le confronter, le désarroi est une expérience solitaire et, la situation dans laquelle se trouve l'élève vis-à-vis de ses parents me rappelle les mots de l'écrivain yougoslave Ivo Andric « dans nos plus profondes souffrances morales nos parents ne peuvent guère nous aider ».



Le savoir et l'expérience nous aident à ne plus connaître les désarrois aigus des premières crues, celles de l'adolescence : “Il savait distinguer maintenant entre le jour et la nuit ; en fait, il l'avait toujours su : il avait fallu qu'un rêve oppressant déferlât sur ces démarcations pour les absorber, et cette confusion lui faisait honte. Toutefois, l'idée qu'elle était possible, que certaines murailles autour de l'homme étaient aisément renversées, que les rêves fiévreux qui rôdaient près de l'âme pouvaient s'y employer et y ouvrir d'étranges brèches, cette idée s'était elle aussi ancrée profondément en lui, et les ombres pâles qu'elle répandait ne s'effaçaient point.”



C'est aussi un roman de la cruauté, qui me fait penser à l'oeuvre plus récente de Mishima où homo érotisme et brimades juvéniles sont étroitement liés, d'ailleurs un personnage nous apprend qu'un de ses tortionnaires ne peut se permettre une sensualité, protectrice et presque cajoleuse, avec lui qu'après l'avoir violenté pour oublier quelque part que ce n'est pas une femme.

La différence avec Mishima, c'est qu'il y a de d'indicible, comme une sorte de mécanique des profondeurs, implacable mais inexprimable chez les personnages. Chez Musil, les tortionnaires sont plus bavards et cachent leur sadisme sous de multiples prétextes, il y a une rhétorique de la cruauté comme « vertu », leurs actes sont prémédités et jusqu'à un certain point, conscientisés.



Le désarroi comme émancipation, comme vertu initiatique, comme tunnel avant la lumière : Ainsi l'expérience de la cruauté est pareille à celle du désir ou de la peur dans la mesure où Törless s'autorise à la vivre mais aussi à la surmonter, toujours en quête de quelque chose et toujours guidé par un trouble moral profond, illustré sur la couverture par cette peinture magistrale d'Egon Schiele : un désarroi, qui pour Musil, est déjà le signe d'une morale plus « subtile ». Plusieurs fois cette notion de raffinement et de densité moral par l'expérience du trouble profond, de l'ébranlement des valeurs est soulignée dans le roman : “Il jugeait qu'avec une vie intérieure riche et sensible l'on eût aussi des moments à cacher, des souvenirs à conserver dans des casiers secrets. Tout ce qu'il exigeait c'était que l'on sût, après coup, en faire un usage raffiné.”



La cruauté est en chacun de nous et à la faveur des circonstances, du collectif (ou inversement), elle trouvera à s'exprimer, à l'image du livre de Musil, nous pouvons à tout moment passer de bourreau à victime. Mais l'humain peut reprendre le dessus sur la cruauté, tout n'est pas excusable. Une leçon d'humanité en somme.



Qu'en pensez-vous ?
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L'Homme sans qualités, tome 1

"On signalait une dépression au-dessus de l'Atlantique ; elle se déplaçait d'ouest en est en direction d'un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l'éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations."



Voilà comment Robert Musil commence son roman : en nous entretenant de la pluie et du beau temps, dans un chapitre "D'où, chose remarquable, rien ne s'ensuit".

Le lecteur est prévenu.

Sur les couvertures des gros pavés de cape et d'épée, on voit parfois l'image d'un intrépide bretteur avec une lame meurtrière dans chaque main. "L'homme sans qualités" est d'une toute autre trempe, et il n'a pas une telle couverture... mais il pourrait, et il devrait en avoir ! Sous le drapeau flasque de la Cacanie, la première épée symboliserait l'incroyable difficulté de se frayer un chemin à travers le texte de Musil, et l'autre sa monstrueuse longueur.



On pourrait se demander qui aurait envie de se prendre dans l'interminable spirale de réflexions, pour la plupart totalement vaines (et très, très, complexes), sur la société, la philosophie, le droit, la morale, l'humanité et autres sujets gigantesques. Mais cela démontre d'autant plus le génie de Musil : il a réussi à présenter sa logorrhée sur les thèmes évoqués de façon susceptible à vous mettre en transe. Qu'importe que tous ces passages verbeux et tous ces murs de lamentations textuels ne mènent finalement à rien, puisqu'ils arrivent à restituer la pensée humaine bien mieux que n'importe quel "courant de conscience" ?

Ceci dit, ma "transe" n'était jamais de longue durée, et les moments où je cumulais chapitre sur chapitre dans une sorte d'extase littéraire (il faut dire que Musil ménage son lecteur par des chapitres relativement courts, aux titres attractifs) étaient entrecoupés de plus en plus souvent par une envie irrépressible de changer de lecture. Pour quelque chose qui contiendrait ne serait-ce qu'un minimum d'"action", comme on dit.



Par une étrange ironie du sort, c'est justement une "action" qui représente le motif central du roman. Et quelle action ? L'Action parallèle, pardi !

Sur le fond des préparations du 70ème anniversaire de ce cher et bienfaisant empereur François-Joseph (afin de concurrencer les célébrations des 30 ans du règne de l'empereur germanique Wilhelm), Musil nous plonge dans l'état d'esprit de la "k. und k." monarchie austro-hongroise (alias Cacanie) à l'aube de son crépuscule.

Le protagoniste principal (appelons-le Ulrich, par exemple) se retrouve au centre de l'Action, en tant que secrétaire du comité chargé des préparations. Contrairement à ce qu'insinue le titre, Ulrich est loin d'être dépourvu de qualités, mais son détachement délibéré fait de lui un excellent observateur impartial.

Les efforts pour redonner sa grandeur à "l'esprit de l'époque" s'enlisent dans le marécage du déclin généralisé, perçu par tous : la noblesse ne comprend pas les changements, et a peur de la perte des anciennes valeurs spirituelles, de ses certitudes et de l'ordre établi ; les classes émergentes veulent reconstruire quelque chose de neuf et de grand sur les ruines, mais personne ne sait exactement quoi. Ce qui n'empêche pas tout le monde de sentir que "quelque chose" devrait être fait d'urgence, sans avoir une idée précise par quel bout commencer... comme c'est authentique !

Musil décrit la vie réelle, et ses longues phrases complexes montrent toutes ses nuances, sensations, interrogations, motivations et contrastes. Les pensées se dispersent et s'envolent comme des oiseaux, pour se retrouver à nouveau, trois ou quatre pages plus tard, sagement assises sur la même branche. Il n'est pas évident de saisir toute l'ironie et le sarcasme du roman, et de suivre la mélodie du texte et le cheminement des idées de Musil tout le long de ces quelques 2000 pages.

D'ailleurs, faire deux avis séparés me semble inutile ; la seule chose qui change vraiment dans le second tome est l'arrivée d'Agathe, la soeur d'Ulrich ("la femme sans qualités", pour ainsi dire) au centre du roman, et leur intense relation (pas que) platonique. Mais tous les personnages - Diotime, Clarisse, Arnheim, Leinsdorf... ou même Moosbrugger - contribuent à la recherche de la Grande Idée : ils discutent, philosophent, se poussent, se contredisent, s'attirent, s'encensent ou s'incendient ; bref, un chaos valable sans doute pour n'importe quelle société suffisamment éclairée pour permettre une telle divergence d'opinions à la recherche du même but.



"L'homme sans qualités" a aussi son intérêt en tant que document historique. Avec sa sophistication pesante et ses louanges raffinées de valeurs spirituelles vagues et mal définies, il décrit de façon exceptionnelle l'ambiance du lent effritement du vieux Moloch austro-hongrois.

Et j'insiste sur cette exceptionnalité, bien que le sujet soit récurrent dans le canon littéraire de l'Europe centrale, et traité avec le même panache par Roth dans "La Marche de Radetzky", ou par Mann dans "La Montagne magique". Mais seul Musil a réussi à se saisir de cette solennité intemporelle, que je n'ai rencontré dans aucun autre texte.

Après tout, il est amusant de constater que le roman n'a pas vraiment un début - le lecteur est simplement jeté dans les eaux profondes et dangereuses de ses réflexions - ni vraiment une fin, rien que pour le fait qu'il n'a jamais été achevé. Musil laisse les débuts et les fins aux écrivains moins exigeants, et il déploie son art dans le jeu du centre. Je recommande de jouer avec lui.

Son Ulrich, malgré l'absence de "qualités", est relativement déterminé et efficace ; une sorte de "gars" presque kunderien... c'est peut-être pour ça que Kundera aime tant Musil.

4,5/5 pour le moment. Mais plus, et bien plus, après une éventuelle relecture.

Pardon pour la longueur inélégante de ce billet ; il y a tant à dire, et pourtant c'est si laborieux à formuler...! "Merci de votre compression", comme disait l'écriteau collé sur un troquet fermé à cause de la situation sanitaire... chaque époque son déclin !

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L'Homme sans qualités, tome 1

"Ils souffraient tous de la crainte de n'avoir pas de temps pour tout, ignorant qu'avoir du temps, c'est n'avoir pas de temps pour tout".



Un coup de coeur terrible ces deux tomes que je ne séparerai pas dans ma critique. N'ayant pas fait de chronique à l'issue du premier, je préfère rédiger une critique de l'ensemble puisque les deux parties sont intimement liées. Et contrairement à ce que l'on pourrait penser, pas de soulagement à la fin de la lecture de ce grand et gros livre de Musil. Mais une douce tristesse, le vide, après une si belle et si longue rencontre...



Je reste sur ma faim. Faim d'en connaître davantage, envie de continuer à suivre ces personnages ou plutôt, ces figures, explorer encore le monde des sentiments et de l'indétermination peint avec profondeur par Musil.

Plus j'avançais dans le livre, et plus le désir de lire augmentait pour une aventure déstabilisante et passionnante.



C'est en lisant le livre à venir de Maurice Blanchot dont une partie est consacrée à Musil dans le Chapitre "D'un Art sans avenir" que l'envie de lire L'homme sans particularités s'est imposée. Blanchot nous propose, comme titre de l'oeuvre, L'homme sans particularités car



"L'homme en question n'a rien qui lui soit propre : ni qualités, mais non plus nulle substance. (...) l'homme sans essence."



On pourrait dire qu'il est l'homme indéterminé, qui ne dit ni oui ni non à la vie mais "pas encore". Comme le dit justement Blanchot, l'homme est ici "l'homme du "pas encore""...

Et ce livre qui nous précipite dans le champs des possibles nous donne le vertige. Nous nous retrouvons aux bords de l'être où tout ce qui a lieu aurait pu avoir lieu autrement, et c'est cela qui est essentiel.



"Qu'importent en fin de compte les événements en tant que tels ! Ce qui compte, c'est le système de représentations à travers lequel on les observe, et le système personnel dans lequel on les insère." écrit Musil.



Difficile de présenter ce livre où les choses se dérobent tout en apparaissant... Un livre tendu et sous-tendu par le mystère et l'altérité toujours déjà ouverte et différente, radicalement autre.



Ulrich, Agathe, Clarisse, Walter, Diotime, Arnheim, Rachel, Tuzzi, Moosbrugger... Ces figures et ce qui leur arrive mettent en avant différents thèmes chers à Musil : l'exactitude et l'indétermination, l'amour et la détestation, le raisonnement et la folie, la tension vers l'absolu, la question du temps, la vie, le suicide, la mort... Tout y est.



Au coeur de ce livre, brille le paradoxe d'une alliance entre l'exactitude et l'indéterminé, le langage et le silence.



"Ce qui est mauvais aujourd'hui sera peut-être en partie bon demain, et le beau sera laid, des pensées restées inaperçues seront devenues de grandes idées, et des pensées vénérables tomberont dans l'indifférence. Tout ordre est tant soit peu absurde et comme un cabinet de figures de cire si on le prend trop au sérieux, toute chose est un cas particulier pétrifié des possibilités qu'elle représente. Mais ce ne sont pas des doutes, c'est une indétermination animée, élastique, qui se sent capable de tout."



Ouverture sur l'impersonnel, le "tout autre", L'homme sans particularités dessine un espace littéraire qui détruit le sens initialement attribué au roman. Pas de fin, pas d'histoire à proprement parler, mais l'expression des déambulations d'un esprit qui étouffe.



"Se suicider ou écrire" nous dit Musil.



L'écriture a gagné, pour notre plus grand bonheur de lecteur et de lectrice...



Avant de terminer, il faut dire que ce livre est étonnant quant à sa portée philosophique. Philosophie des sentiments : tous les recoins de l'âme sont ici évoqués, explorés. Nietzsche est convoqué à maintes reprises, il est même question dans le Tome 1 d'une "année Nietzsche".

Politique, philosophie, raison, sentiments.... Et Amour.



Car il n'est pas possible de terminer cette critique sans souligner la grandeur de ce que Blanchot (nous y revenons) nomme "la plus belle passion incestueuse de la littérature moderne". En effet, entre Ulrich (ou Anders) et Agathe qui apparaît dans le second tome, Ulrich et Agathe, frère et soeur jumeaux , apparaît une passion mystique. Une exaltation provoquée par le fait que l'un n'existe pas sans l'autre. Ulrich le dit explicitement à Agathe : c'est elle le lieu de son amour propre.



"De ce monde nouveau, ils ne comprenaient rien, tout était comme les éléments d'un poème."



"Ils notèrent que loin d'être devenus muets, ils parlaient, mais sans choisir les mots : c'étaient les mots qui les choisissaient. Nulle pensée ne bougeait en eux, mais le monde entier était plein de pensées merveilleuses.



Ils présumèrent qu'eux-mêmes, et les choses également, n'étaient plus des corps fermés en lutte les uns contre les autres, mais des formes ouvertes et liées."



L'extase amoureuse, délicieusement écrite par Musil...



L'homme sans particularité : une écriture magnifique où le langage est indissociable de l'amour, où aimer, c'est aussi et surtout parler, pour un grand livre inachevé et inachevable....

Un livre admirable.



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Les désarrois de l'élève Torless

Les désarrois de l’élève Törless est un roman que je me promettais de lire depuis un bon moment. Je m’y suis enfin attelé. Mon opinion a changé à plusieurs reprises au cours de ma lecture, que j’avais entrepris comme un roman d’apprentissage. Le début m’a intrigué : dans une Autriche du début du 20e siècle, le jeune et fragile Törless raconte son arrivée à un pensionnat élitiste, les attentes de sa famille, les nouvelles amitiés qu’il développe au collège. En particulier avec Reiting et Beineberg. C’est une histoire cent fois racontée, que celle d’un adolescent sensible mais confiné dans l’atmosphère austère d’un internat, entouré d’autres garçons et de tout ce qui vient avec, c’est-à-dire les émois sentimentaux (incluant quelques pulsions homosexuelles), le besoin de camaraderie, celui de se démarquer, de se sentir apprécié par ses ensignants, jouer au favori, etc.



Passé le premier tiers, je me demandais où l’auteur Robert Müsil m’amenait, son histoire me semblait tourner en rond. Törless explore les mathématiques, la religion, la philosophie, cela m’intéressa un instant seulement. Et les nouvelles amitiés du garçon me paraissaient ordinaires, des aventurettes de collégiens sans lendemain, rien de plus. Erreur ! Ces jeunes garçons cherchent leur place dans le monde, parfois au détriment des autres. Puis, l’un d’entre eux, Basini, commet l’erreur de voler dans les casiers puis s’attire la rancœur de Reiting et Beineberg. C’est le début d’une longue phase de méchanceté, de cruauté. Tous s’acharnent sur Basini, même Törless s’efface devant ses amis tortionnaires. Tellement que ça en devient lourd à supporter pour le lecteur. Est-ce que la dernière centaine de pages ne sera que le récit d’une longue persécution ?



Heureusement, non. Törless commence à penser que tout ça va un peu trop loin. Punir quelqu’un pour ses mauvaises actions est une chose, le harceler et le dégrader de façon continue, c’est autre chose. En fait, c’est de l’intimidation. Aujourd’hui, c’est un sujet chaud, sur les bouches de tous les parents et les professionnels de l’éducation, mais il y a cent ans… Le jeune garçon se trouve dans une position délicate : les bourreaux sont ses amis et il ne veut pas qu’ils se retournent contre lui. Mais la souffrance de Basini résonne chez Törless, lui-même exalté par la poésie et le mysticisme, troublé par des questionnements existentiels, il cherche la solution à son dilemme. La finale est tout à fait appropriée, sombre, comme la vie peut l’être. Les désarrois de l’élève Törless est un roman encore d’actualité (même si le style et le contexte ne le sont plus autant), que je regrette ne pas avoir lu alors que j’étais adolescent moi-même.
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L'Homme sans qualités, tome 1

J’ai rarement eu autant de plaisir à lire un roman. Les phrases sont franchement magnifiques, les paragraphes grandioses, les chapitres sublimes. Pour reprendre les paroles de Müsil à son propos, pour moi, « chaque fois qu'une parole tombait, une signification profonde s'illuminait, s'avançait comme un dieu voilé et se défaisait dans le silence. » (672) Même si il s’agit d’un roman inachevé, je suis parfaitement d’accord avec Thomas Mann qui en fait l’un des plus grands romans du XXe siècle avec Ulysse de Joyce et À la recherche du temps perdu de Proust.

À première vue, on dirait pourtant qu’il ne s’y passe rien d’autres que des conversations entre bourgeois, aristocrates, militaires, scientifiques et artistes, ensemble de personnages qui interviennent dans le roman à partir du moment où ils entrent en relation avec Ulrich, cet « homme sans qualité » dont il est question dans l’intitulé de l’ouvrage.

La position de pure contemplation ironique qui est celle d’Ulrich lui permet une relative supériorité sur son entourage. Je dis que sa supériorité est relative puisque l’absence d’action pratique où entrerait en jeu une dimension essentielle de son être, le défaut de contacts avec les risques du réel, le réduisent à l’état spectral par rapport aux gens bien vivants qui l’entourent. Sa vie est toute faite de non-présence, de non-implication, elle est, pour ainsi dire, mort-vivante.

Celui-ci se laisse pourtant entraîner par sa cousine à accepter la position de secrétaire d’une organisation visant quelque chose de grandiose pour l’Autriche, peu importe ce que ça pourra bien être en bout de ligne. Or, Ulrich n’a aucun intérêt en tant qu’être-dans-le-monde au sens heideggérien, il n’est pas hanté des besoins d’existance terrestre, il vit en toute étrangeté d’avec le « on » ambiant et n’occupera son poste que pour se désennuyer en observant d’un regard plein d’ironie le grouillement frénétique et insensé qu’entraînera inévitablement le projet de sa cousine.

Les conversations que Müsil imagine pour lui et les personnages qui l’entourent, les diverses situations que l’ensemble traverse en totalité ou en partie me semblent servir de prétexte à déployer avec une brillante lucidité tous les aspects possibles de la société viennoise de l’époque.

Je vais maintenant sans plus attendre me jeter sur le tome 2, où l’on trouve le commencement de la troisième partie en plus des ébauches laissées par Müsil. Quel bonheur de pouvoir accéder à tout ce matériel qui m’apparaît comme une somme de merveilles impatientes de rencontrer mon regard!



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L'Homme sans qualités, tome 2

Ça y est ! J'ai réussi ! Je suis passé au travers de cette oeuvre monumentale qu'est L'homme sans qualités ! Tout un défi que je me suis lancé et, après les quelques 1700 pages, je n'en suis pas peu fier. J'ai pensé à en reporter la lecture à plus d'un moment mais j'ai persisté. le premier tome de ce pavé de Robert Musil s'intitule : « Une manière d'introduction ». On y découvre Ulrich qui déambule dans la ville. C'est un jeune homme sans situation et, s'il n'est pas un moins que rien, il ne brille pas non plus et ne se distingue nullement. Il a un peu d'argent mais surtout des relations qui lui seront utiles. À part cela… Vers la fin du roman, Ulrich en convient et lance : « […] nous ne sommes rien, tous autant que nous sommes ! »



Cela résume assez bien le protagoniste tel qu'il était au début. Puis, dans le deuxième tome, après la mort de son père, Ulrich se rapproche de sa soeur Agathe. Les deux développent la relation qu'ils n'ont jamais eue (presque incestueuse). Ils en profitent pour butiner d'un salon à un autre, de celui de Clarisse et Walter, des amis intimes, petits bourgeois, à clui de Fischel et de sa famille, le directeur de banque, à celui, enfin, de leur cousine Diotime et de sa clique, dans lequel on retrouve son mari le secrétaire d'État Tuzzi, le comte Leinsdorf, le général Stumm, l'homme d'affaires allemand Arnheim et plusieurs personnages influents de Kakanie (Kaiserlich und Koniglich, soit « impérial et royal, faisant référence à la double couronne de l'Autriche-Hongrie).



Dans ces salons, on discute de tout et de rien. le plus souvent, de rien. Parfois, on aborde des sujets d'actualité comme le monstrueux assassinat d'une prostituée commis par Moosbruger, qui permet à tous d'échanger sur la santé mentale et la psychologie. Évidemment, l'avenir du pays est aussi longuement discuté. La guerre, la paix, la diplomatie, l'administration, les peuples non-germaniques intégrés à l'empire, les arts, la philosophie, la religion, les juifs et le judaïsme, la nature humaine, etc. C'est surtout l'occasion pour Musil d'étayer ses théories, ses points de vue sur un nombre infini de sujets. Sous cet angle, son roman ressemble davantage à un essai. Un vraiment long essai. Par moment, je me croyais de retour dans mon cours de philo au collège…



Bref, Ulrich et ses amis parlent beaucoup mais il ne s'y passe pas beaucoup d'actions. le général Stumm résume assez bien l'intrigue : « Nous nous étions tous habitués déjà à l'idée que rien ne se passait, mais que quelque chose allait se passer ! » D'ailleurs, le deuxième tome de ce pavé s'intitule : « Toujours la même histoire ». Hasard ? Je ne crois pas. Parfois, quelques événements se produisent et on espère que cela débouchera à plus (comme le désir de divorce d'Agathe ou l'évasion de Moosbruger) mais non. Les personnages reprennent leurs places dans les salons… Ils en deviennent presque ridicules.



Dans le premier tome, Ulrich s'était trouvé un emploi assez important dans l'Action parallèle, un sorte d'organisme qui visait à promouvoir l'unité au sein de l'empire austro-hongrois. de par ce fait, il se trouve mêlé à des missions obscures et il est souvent en lien avec le général Stumm et d'autres personnages influents. Mais il n'en découle pas grand chose. Que du vent ! D'ailleurs, l'Action se révèle inefficace et inutile, tout espoir de paix disparaît alors que le pays semble se diriger vers la Première Guerre mondiale.



L'homme sans qualité se veut un portrait de la société viennoise du début du 20e siècle. Une société en pleine décadence qui court à sa perte. Robert Musil y a consacré les dernières années de sa vie – d'ailleurs, le roman est inachevé, et même près de la moitié du deuxième tome a été couchée sur papier à partir des notes de l'auteur – et probablement sa santé, il vivait dans la pauvreté et le manque de reconnaissance. Dans tous les cas, cela est changé : il a légué un immense chef d'oeuvre, classé parmi les 100 meilleurs livres du siècle. Pas facilement abordable, j'en conviens, mais riche.

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L'Homme sans qualités, tome 1

Cela s'était déjà produit auparavant. Une fois.



Cette avalanche de beauté qui déferle sur l'âme au point que celle-ci se voit élargie par l'ondée destinée à là foi à la désaltérer et à l'assoiffer davantage...

Quand soudainement, au détour d'une phrase, la grâce s'empare de votre esprit et vient chahuter votre inconscient, éveiller dans votre cerveau des étincelles semblables aux picotements d'une circulation entravée dans les jambes lorsqu'on est assis trop bas. Cette émotion si intense que le vertige vous capture hors de ce monde, que ne se dissocient plus les mots en cours de lecture et vos contemplations les plus secrètes.

La lutte s'engage alors entre vos mains qui vous supplient de déposer ce livre et la flamme qui consume au-delà des lettres, le papier, l'arbre dont il est issu, la forêt des utopies préverbales qui furent les vôtres lorsque nouveau-né, la première inspiration épanouit les branches de vos poumons...



Cela s'était déjà produit auparavant. Une fois. A la recherche du Temps perdu.



Du côté de chez l'un, le narrateur est la mémoire elle-même, ici la fulgurance de l'intellect acéré. Une seule et même poésie.

Portée au bord du gouffre par Proust et Musil, la littérature embrasse une plénitude esthétique et métaphysique puis s'estompe, dans une éternelle et jouissive épectase...

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L'Homme sans qualités, tome 1

L’expérience interdite.

A la façon de Léopold Bloom qui traverse Dublin dans « Ulysse » de James Joyce, Ulrich rentré en terre natale, l’empire austro-hongrois du début du XXe siècle, traverse le roman de Robert Musil, d’un salon à un autre, d’une société à une autre, de façon intemporelle. Il est la colonne vertébrale, le lien entre les savants développements de l’auteur. Sans profession ni statut social bien établi, il est « L’homme sans qualité », agent neutre, il va servir de guide au lecteur pour parcourir la pensée alambiquée et opaque de Musil.

L’œuvre est un essai, mélange d’utopie et de dystopie, sur une société qui s’invente et dont on a beaucoup de difficulté à cerner le projet : Kaiserlick und Königlich, la cacanie.

« Alors, Ulrich se lança dans une tentative insensée.

- Altesse, dit-il, il n’y a pour l’Action parallèle qu’une seule tâche : constituer le commencement d’un inventaire spirituel général ! Nous devons faire à peu près ce qui est nécessaire si l’année 1918 devait être celle du jugement dernier, celle où l’esprit ancien s’effacerait pour céder la place à un esprit supérieur. Fondez, au nom de sa majesté, un Secrétariat mondial de l’Ame et de la précision. »

Ceci est l’exemple frappant de la folie de Musil. On ne sait plus si l’on est au milieu d’un cours de pataphysique d’Alfred Jarry ou dans le bureau d’Adrien Deume dans « Belle du seigneur » d’Albert Cohen.

Maintes fois Musil nous perds, alternant réflexions philosophiques, métaphores facétieuses, dialogues surréalistes.

« L’homme sans qualité » est l’œuvre inachevée de Robert Musil mais aussi une lecture sur laquelle il faudrait revenir souvent pour commencer à en saisir l’un des multiples sens et, de facto, est une lecture inachevée elle aussi. C’est une aventure littéraire qui mène partout et nulle part, l’expérience interdite qui risque de nous égarer dans le labyrinthe maudit de la pensée de Musil.

Ainsi le disait Nicolas Boileau : « Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. »

Traduction de Philippe Jaccottet.

Editions du Seuil, points, 834 pages.

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Les désarrois de l'élève Torless

Musil avait une vue perçante sur les catastrophes à venir.

Törless est le témoin de la naissance de ces monstres dont l' Autriche ou l' Allemagne étaient loin d'avoir l'exclusivité.

Törless assiste et participe à l'humiliation et aux souffrances infligées à l' élève Basini, dans un apprentissage malsain et dévoyé de la toute-puissance de ceux qui peuvent se croire supérieurs et donc titulaires de tous les droits.

Ce sont de ceux-là qui mettront en marche les usines de morts, et les expériences médicales de la honte et de l’infamie.

Mais qu’il est dur d’échapper au mal et à sa tentation, lorsqu’on est un adolescent détenu dans un austère collège ! Qu’il est facile de se laisser glisser dans l’accomplissement d’actes de barbarie, sous couvert d’expérience et d’observation.

Musil m’avait remué, avec ce bouquin : Il m’interrogeais et me montrait du doigt la plaie qui commence tôt à s’infecter. Ce pus dont le flot ne cessera de grossir si l’on y met pas un terme.

Force est de constater que Törless est toujours d’actualité… Le pensionnat n’a fait que grandir, se multiplier et les bourreaux essaimer.

Le film de 1966, réalisé par Volker Schlondorff donne une dimension encore supérieure au livre.

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L'Homme sans qualités, tome 1

L'empereur d'Autriche-Hongrie va bientôt fêter son septantième anniversaire. L'occasion est parfaite pour affirmer l'identité de l'empire au sein de l'Europe et concurrencer la patriotisme germanique qui se développe. Tout le gratin intellectuel est convoqué pour définir les actions à entreprendre dans cette fameuse « année autrichienne » qui doit marquer les esprits. Parmi eux Ulrich, pistonné par son père qui désespérait de le voir gravir l'échelle sociale, surnommé « l'homme sans qualité » par une connaissance pour son manque total d'attachement aux valeurs de son temps.



Ce synopsis ne sert pourtant que de prétexte à Musil. Les dialogues qu'ont les différents protagonistes avec Ulrich lui permettent de disséquer les idées, les courants de pensée et les situations sociales de son époque. Son œuvre est dense, et il faudrait probablement poser le livre et méditer posément sur ce qu'on vient de lire à chaque chapitre. Je reconnais que je n'ai pas toujours eu la patience de le faire, et j'ai même parfois frôlé d'indigestion.



Malgré le contenu de haute volée qu'il nous propose, Musil semble parfois se moquer des activités intellectuelles. Ainsi, le fameux comité, malgré les grand esprits qui le compose, reste désespérément stérile : les débats tournent en rond, chaque participant tente d'imposer sa vision du monde aux autres, et rien de concret n'en sort, si ce n'est une « réunion visant à la mise en place d'un comité chargé de dégager des pistes d'actions futures ».



Ce livre est complexe et exigeant, mais certains passages sont tellement savoureux que vos efforts en seront largement récompensés.
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L'Homme sans qualités, tome 2

Après avoir été franchement épaté par la génialité du tome 1, j’étais vraiment enthousiaste en ouvrant ce livre. Je savais qu’il ne contenait que des ébauches pour la suite. J’avais un peu peur d’être déçu, mais j’étais trop curieux. Il me fallait aller lire ça tout de suite!

J’ai donc été très agréablement surpris de découvrir que les 450 premières pages contiennent les premiers chapitres publiés de la troisième partie qui était alors en cours d’écriture lors du décès de Müsil. Les cent pages suivantes ont également été données à la publication, mais avaient été reprises pour être retravaillées éventuellement. Le niveau d’écriture y est d’ailleurs tout aussi brillant que l’est celui du tome 1 et nous pouvons ainsi suivre le cours du roman pour 550 pages.

Ulrich s’est alors complètement lassé de se divertir de son ennui en servant de secrétaire à l’action parallèle. Il se concentre alors complètement à vivre une relation incestueuse avec Agathe. Il ne voit presque plus personnes, hormis le brave et rondelet général Stumm, qui passe de temps à autre, en donnant des nouvelles et en cherchant conseil pour tenter de sortir Ulrich de son isolement afin de le rendre utile à nouveau à l’action parallèle.

En ce qui concerne la scandaleuse relation entre le frère et la sœur, elle permet un reflet féminin de l’homme sans qualité. Agathe trouvera aussi, à son tour un pendant masculin à la Bona Dea du premier tome en un professeur veuf dont le caractère morale ressemble à celui de Kant, mais en plus fragile. Cette ébauche aboutit sur la lecture que fait Agathe de textes brouillons écrits par Ulrich sur le sentiment.

S’ensuivent quelques 200 pages données à la publication par Müsil, puis reprises pour être retravaillées. L’écriture n’est désormais plus à la hauteur du roman à partir d’ici. La synthèse entre les réflexions à la trame narratrice n’a pas encore été arrangée. Müsil se contente de faire lire des brouillons d’Ulrich à Agathe où de nous faire entrer dans la réflexion intérieure d’un Ulrich se préparant à écrire un article sur le sujet. L’essentiel de ces pages présente une conception du sentiment qu’Ulrich développe, conception qui, pour l’essentiel, exprime en termes plus actuels ce qu’on trouve déjà dans les traités de Hume et de Descartes sur les passions et le sentiment. Le tout est intéressant, mais manque de fini.

S’ensuit une véritable exploration au pays de l’écriture de Müsil. Les conversations y sont souvent données laconiquement avec les noms précédents chaque échange, comme pour une pièce de théâtre, et quelques descriptions d’un vêtement, d’un rire, d’un meuble liés à cette conversation se trouvent parfois ensuite données, séparément, diverses ébauches d’un même passage et plusieurs indications d’auteur sont données entre parenthèses, etc.

Mais on trouve aussi certains passages achevés qui n’ont simplement pas eus le temps d’être greffé à l’ensemble et qu’on pourrait s’imaginer qu’ils s’y trouvent réellement, rétrospectivement, comme, par exemple, celui où Clarisse raconte sa seconde visite à l’asile à Stumm, l’évasion de Moosbrugger, le moment où Clarisse convainc Rachel de prendre Moosbrugger sous son aile après son évasion, pour le cacher, etc. L’ensemble donne une très bonne idée de ce qu’aurait pu donner le roman achevé.

Enfin, les 100 dernières pages contiennent les possibilités préparatoires que Müsil a explorées avant de se lancer dans l’entreprise titanesque de L’homme sans qualités. Les râles mal articulés retrouvés dans les cahiers d’un cadavre s’achèvent ainsi avec les balbutiements incertains des tous premiers commencements.

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Les désarrois de l'élève Torless

En choisissant ce titre, Robert Musil n'a pas répondu à un choix esthétique. Au contraire, il décrit parfaitement la situation de son personnage. Son premier roman, et peut-être son unique succès de son vivant, est un livre déconcertant.



Musil décrit avec une exactitude psychologique la confusion, le désordre, l'indécision et l'anxiété que ressent un élève pensionnaire dans un collège qui reçoit des adolescents de la haute société. Le jeune Törless vit une véritable crise morale et spirituelle. Il se trouve envahi par un flot de questions fondamentales pour son apprentissage et son développement auxquelles il ne peut répondre. Il interroge les mathématiques, la philosophie et ses expériences nocturnes. Les mathématiques sont insuffisantes et la philosophie, représentée dans un live de Kant, est rébarbative pour ce jeune inexpérimenté. Sa vie double est un paradoxe qui lui complique la situation. Entre l'éducation régulière de ses parents bourgeois et la discipline collégial d'un côté et les dérèglements des sens avec ses camarades et les visites chez Bozena la prostituée de l’autre côté, sa personnalité s'accomplissait petit à petit. Et le lecteur suit ce parcours initiatique mené avec art et maîtrise. Ses camarades qui ont eux aussi leurs réflexions et vie spirituelle deviennent des monstres ignobles la nuit ! des sadiques qui poussent à l’extrême leurs expériences insolites à travers homosexualité et hypnotisme. Mais Törless ne peut supporter cela et fait face à toutes ces pratiques hideuses, tant bien que mal.



Le style du roman est un peu étrange, cette poésie et ce sentimentalisme, qu’on trouve d’habitude dans les romans où le héros est un adolescent, sont absents ici. A la place, il y a un jeu magnifique d’images et de comparaisons (les « comme » et les « comme si » sont omniprésents dans la description de ce qui se passe à l’intérieur de ce Törless).



Ce livre est un très bon début pour ceux qui veulent à l’avenir lire le grand chef-d’oeuvre de Robert Musil "Homme sans qualités".

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L'Homme sans qualités, tome 1

"Un monde de qualités sans homme est né, un monde d'évènements sans personne pour les vivre".

C'est le chaos intérieur et le vide spirituel d'Ulrich, son personnage principal, homme sans qualités et brillant Autrichien, que décrit Robert Musil (écrivain intellectuel, essayiste et critique littéraire autrichien qui ne connut pas la renommée de son vivant) dans L'homme sans qualités, roman inachevé, complexe, ardu, satirique et visionnaire.

1913. Avant guerre. Prenant une année sabbatique (après avoir été, comme Robert Musil en personne, officier puis ingénieur), Ulrich (32 ans) part à la découverte de lui-même et de la société viennoise bercée par l'impérialisme de François Joseph qui règne sur l'Autriche et la Hongrie.Ce sont moult réflexions qui se croisent ici à travers les différents personnages (dont celui du docteur Paul Arnheim, patron d'usine capitaliste, Agathe, soeur attirante et libérée d'Ulrich, l'assassin Moosbruger, le comte Leinsdorf organisateur de jubilé..) car Robert Musil met en parallèle un pan d'histoire, le moment où l'Autriche-Hongrie, voulant imiter l'Allemagne fêtant l'empereur Guillaume II,organise un comité des fêtes pour couronner les 70 ans de règne de François-Joseph. Le monde des arts, de la culture, de l'armée et de l'industrie alterne alors les soirées mondaines entre flatteries, intrigues et amourettes, tout en oubliant ses hésitations pour se lancer dans des changements radicaux et en oblitérant son statut de perdant en cette année 1918 de fin de 1° guerre mondiale.

"Il n'y a plus d'avenir dans l'instable que dans le stable, et le présent n'est rien qu'une hypothèse..."

Visionnaire Robert Musil? voyant pointer à l'horizon, au-delà de sa métaphore, le spectre du nazisme.

L'écriture élégante, ironique de l'auteur, son style (différent de celui des romans linéaires traditionnels), l'ont rapproché de James Joyce (Ulysse) et l'ont placé par la suite parmi les écrivains phares du XX° siècle.
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L'Homme sans qualités, tome 2

Gisela Kaufmann qui tient magistralement,contre vent et marée depuis 20 ans la librairie Buchladen, lieu parisien consacré à la littérature de langue allemande, constate souvent avec une certaine tristesse que désormais, derrière un certain bavardage médiatique, les français ne s'intéressent plus vraiment à cette littérature. Que si citer Kafka pouvait encore être très décoratif dans une conversation, la plupart de ses livres dormaient sur les rayons sans jamais être lus. Que si parler de Musil et de son Homme sans qualités était encore très valorisant dans les milieux dits intellectuels, elle était fort bien placée pour savoir qu'au cours de ces vingts années passées, elle n'avait vendu qu'une dizaine d'exemplaires de cette seconde partie. Que faut-il en conclure ? Cet ouvrage, universellement reconnu comme l'un des plus importants du Vingtième siècle, n'est donc pratiquement jamais mené à son terme par ceux-là même qui en font parure ! Je ne doute nullement qu'en ce lieu d'exception que constitue Babelio, il en soit tout autrement mais à tout hasard, j'insisterais toutefois sur l'extraordinaire intérêt du contenu de ce second tome, sans lequel la saisie effective de la signification de l’œuvre serait certainement manquée.
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L'Homme sans qualités, tome 1

La première partie, ''Une manière d'introduction'', m'a fortement emballé. L'écriture géniale, la façon dont l'auteur présente les choses, cet homme sans qualités, personnage désabusé en marge de la vie active, les réflexions profondes : wow, pensais-je avec un sentiment croissant de jubilation. Cela s'est atténué par la suite alors que la majeure partie du livre, intitulée ''Toujours la même histoire'', tourne autour d'un espèce de projet politique et culturel, l'action parallèle, où l'homme sans qualités est impliqué, et fait la peinture de la haute société de l'empire austro-hongrois à l'orée de la première guerre mondiale. Nous côtoyont une foule de personnages intéressants. Les motivations et la psychologie de ceux-ci, le flou et l'indécision de l'action parallèle, tout ça m'a semblé très crédible, très ''vraie vie''. J'ai refermé ce volumineux premier tome impressionné par le talent de l'auteur.
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Les désarrois de l'élève Torless

C'est d'un pas lourd que l'on pénètre dans le pensionnat W situé aux confins orientaux de l'Empire austro-hongrois.

Les portes se referment sur de jeunes adolescents, la future élite de l'empire.

Törless jeune Viennois d'abord solitaire, finit par nouer des liens avec deux meneurs violents, Reiting et Beineberg. Une attirance malsaine faite de crainte et de répulsion. Des vols sont commis. L'auteur est un jeune et faible élève, Basini. Plutôt que de dénoncer le coupable, Reiting et Beineberg vont en faire leur tête de turc et le contraindre à des sévices physiques et sexuels.

Törless, en proie au désir de justice et à la curiosité, s'associe à leurs exactions. Il sera témoin plus qu'acteur. Un témoin passif qui enregistre et engrange, mi-horrifié, mi-satisfait par l'excitation mentale procurée. La violence est décrite et argumentée, les sévices sexuels demeurant flous.

L'internat, le huis-clos, le corps enseignant manifestement dépassé, les parents hors circuit, la mise en scène de l'enchaînement pervers de la violence sur des faibles, tout un univers qui résonne en nous comme un témoignage d'une époque, témoignage maintes fois repris par d'autres écrivains.

Mais le désarroi de Törless est aussi celui du lecteur. le roman est troublant à plus d'un titre. Troublant devant la violence gratuite des deux forts-à-bras, troublant aussi devant l'attitude de Törless. On assiste impuissant, quasi complice et voyeur à l'humiliation de Basini. Loin de s'en émouvoir personnellement, Törless se retranche intérieurement et s'en dissocie pour des raisons intellectuelles. le détachement de Törless est raisonné. La compassion n'est pas son propos. Pour lui les désirs coupables enfouis en nous peuvent être refrénés par une discipline toute intellectuelle.

Ce fut pour lui essentiellement une expérience formatrice répondant à ses questionnements philosophiques et un besoin d'aller au-delà du visible. Ce qui lui importe c'est de décoder ce brouillard, cette confusion qui règne en lui. Sa conviction «que notre pensée seule [est] parfois insuffisante» et «que quelque certitude plus intime nous fît en quelque sorte franchir l'abîme » en fait une expérience personnelle qui nous interroge.

Ce court roman se lit aisément, l'intrigue factuelle maintient l'intérêt. Ce n'est pourtant pas un roman facile. J'ai tenté de suivre Törless dans sa démarche. Elle est hésitante, foisonnante, complexe, à la limite du compréhensible. Un roman à lire et relire avant peut-être d'être en mesure de l'accepter.

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Les désarrois de l'élève Torless

Ce bref roman de Musil adopte pour cadre le même pensionnat- prison-caserne où Rainer Maria Rilke et quelques autres grands noms de la culture austro-hongroise passèrent leur adolescence avant 1914. De ce point de vue, la vie scolaire et la culture dispensée sont totalement inimaginables pour nous, qui ne connaissons que des établissements modernes d'éducation semi-barbares. Si cette "geôle de jeunesse captive" fait l'objet d'une critique dans le roman, l'intérêt pour nous est purement historique. En revanche, les relations entre internes, violence, chantage, brutalités, abus sexuels, sont de tous les temps et de tous les milieux. Le point de vue adopté ici par Musil est extrêmement original et novateur, moderne : il ne raconte pas l'histoire du point de vue de Basini, la victime, ce qu'on a déjà vu maintes fois puisque c'est devenu notre religion aujourd'hui, ni de celui de ses bourreaux qui la tourmentent et l'humilient, Beineberg et Reiting : le supplice de Basini est considéré par un témoin gêné, l'élève Törless, curieux de comprendre la manière dont la victime supporte ses souffrances et comment ses bourreaux y trouvent leur plaisir, non sans s'interroger en termes métaphysiques et moraux. Ce retrait, ce refus de prendre parti et d'intervenir dans le sens du bien ou du mal, est la plus grande originalité du personnage inventé par Musil. Törless n'est pas moins cruel que les tortionnaires simplistes quand il interroge inlassablement Basini sur ce qu'il ressent, en le traitant en objet d'étude.
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Les désarrois de l'élève Torless

Les désarrois de l'élève Törless emmène le lecteur sur les chemins obscurs de l'homme de la nuit. Dans ce court roman de jeunesse - son premier - Musil expose le trouble et les errances du jeune Törless dans une école réservée au gratin de la jeunesse autrichienne. Heurté de plein fouet par la fragilité de l'âme, l'explosion des désirs et des peurs, et la porte inconnue de l'âme au-delà des mots et de la raison, Törless est entraîné dans diverses voies - philosophie, mysticisme, mathématiques - dont le coeur est l'expérience de la douleur, la souffrance et la cruauté. C'est l'élève Basini qui devient alors son miroir. Alors que ses camarades l'humilient par pure cruauté - certains y auront vu les prémisces de la barbarie nazie, il cherche à savoir ce qui se passe dans cette âme, bien plus que dans ce corps, soumis à la souffrance. Et ainsi trouver lui-même la voie d'équilibre entre la raison et les rêves de la nuit.

Un livre qui manifeste s'il en est besoin l'importance de la littérature autrichienne de langue allemande.
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