Je suis toujours reconnaissant aux traducteurs de nous permettre d'accéder à de grands romans étrangers, surtout lorsque l'on est en présence, comme ici, d'une traduction intégrale, sans amputation. Marc de Gouvenain et Léna Grumbach, accompagnés de l'illustrateur Bertil Lybeck, ont permis aux lecteurs français d'avoir entre les mains le chef-d'oeuvre de la littérature suédoise : "Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède" de Selma Lagerlöf.
Nils Holgersson, âgé de 14 ans n'est pas un adolescent sympathique. Vivant à la ferme avec son père et sa mère, il leur cause des soucis à n'en plus finir ; il est paresseux, désobéissant, voire méchant, car il persécute sans cesse les animaux de la ferme.
Un dimanche, il refuse d'aller au culte avec ses parents. Il est, néanmoins, tenu par ceux-là d'étudier le sermon à la maison. Comme il fallait s'y attendre, il se désintéresse de sa tâche et préfère s'en prendre à un Tomte qu'il surprend à fouiller dans une malle appartenant à sa mère.
Mauvaise idée ! Car le Tomte est un personnage particulier. Au fait, savez-vous ce qu'est un Tomte ? Si l'on se rapporte à l'anthologie des contes du petit peuple de Pierre Dubois (novembre 1997, édition Hoëbeke), le Tomte est de la race des Farfadets, des Lutins, des Korrigans, des Cluricaunes, des Pixies, etc. c'est-à-dire du Petit Peuple ; petit puisque ces personnages ne sont guère plus grands qu'une main d'humain adulte ; ils ont souvent l'aspect de vieillards, mais, surtout, ils sont dotés de grands pouvoirs magiques.
Or donc, prétendant exiger du Tomte, qu'il a capturé dans un filet, plus que leur accord initial, il manque à sa parole de libérer son prisonnier ; ce qui a le don d'énerver le Tomte qui arrive à s'enfuir en transformant, au passage, Nils en Tomte lui-même, mais sans aucun pouvoir magique évidemment.
Lorsque Nils se regarde dans un miroir, il comprend son malheur ; lorsqu'il se présente devant les animaux de la ferme pour obtenir leur aide afin de retrouver le Tomte, il constate, là aussi, combien il est détesté de la basse-cour qui lui rappelle sa méchanceté. Il se rend compte enfin de sa fragilité, car il est à la merci du chat nettement plus costaud que lui, des poules, des oies et des vaches qui peuvent l'écraser sans difficulté et qui sont tentées de le faire.
Vous avez noté la particularité de sa nouvelle nature de Tomte : en effet, Nils comprend et parle le langage des animaux. C'est ainsi qu'il saisit les paroles d'une bande d'oies sauvages migrant en formation d'angle aigu vers le nord de la Suède. Ces oies, comme par moquerie, invitent Martin Jars, le jars de la ferme des parents de Nils, à les suivre.
Après quelques essais infructueux , le jars s'apprête effectivement à prendre son envol lorsque Nils le Tomte s'accroche à son cou pour l'empêcher de partir. Mais Martin Jars parvient à décoller. Nils hésite à sauter et se retrouve très vite très haut dans le ciel. Il est alors trop tard. Il n'a d'autre choix que de s'installer du mieux qu'il peut sur le dos du jars et de suivre les oies sauvages ; le voyage et les aventures de Nils Holgersson à travers la Suède, sur le dos de Martin Jars et en compagnie d'Akka l'oie meneuse et de ses compagnes, peuvent commencer. Nous sommes au début du printemps, le 20 mars ; son périple s'achèvera quelque 613 pages plus loin, le 9 novembre en plein automne.
Ce merveilleux livre était à l'origine, destiné aux élèves de la petite école en tant que livre de lecture ; une sorte de manuel scolaire que les élèves devaient lire à haute voix, aidés en cela des enseignants.
Mais la dimension littéraire a fini par l'emporter sur les aspects scolaires ; en effet, cette oeuvre s'est imposée comme un grand classique de la littérature suédoise, elle a remporté un énorme succès dans le pays et à l'étranger.
A cet égard, je renvoie les Babéliens que cela intéresse à un excellent article trouvé sur la Toile, intitulé “Le merveilleux voyage du livre de Selma Lagerlöf” d'Annelie Jarl Ireman publié dans le revue Robinson – cahier 29 de mai 2011. L'auteur explique en quoi, en tant que manuel scolaire, on peut parler d'échec du livre, car les enseignants de l'époque l'avaient trouvé trop long, difficile pour une lecture à haute voix des enfants, et pour un accompagnement des instituteurs qui n'osaient pas adapter une oeuvre quasi sacrée !
Voilà pourquoi, Selma Lagerlöf a dû l'abréger pour le rendre moins imposant afin de tenir compte, notamment, d'une évolution en Suède où il est apparu, d'une part, que la lecture silencieuse prenait de plus en plus le pas sur la lecture à haute voix et, d'autre part, que les jeunes Suédois s'adonnaient de moins en moins à la lecture.
A l'étranger même où ce livre a été beaucoup traduit, il a aussi été beaucoup abrégé pour en faire un opus acceptable pour les enfants et ce, non sans risque de dénaturation. L'oeuvre originale est devenue, en définitive, un livre davantage apprécié des adultes que des adolescents.
Pour ce qui me concerne, j'ai beaucoup aimé le style d'une narration par laquelle l'auteure donne la pleine mesure de ses connaissances et de son génie.
Connaissance de la géographie de son pays qu'elle décrit sans ennuyer, dans un style fluide, en présentant les régions de la Suède, avec leurs caractéristiques propres. Sa description, par exemple, du parcours des fleuves et des rivières qui paraissent en compétition les uns avec les autres est merveilleuse. Il en va de même des avantages comparés des régions, ce qui la conduit à faire appel de manière très originale, à différents personnages qui donnent à voir ce qui fait la beauté ou l'intérêt de la région où ils vivent.
Connaissance de l'histoire de la Suède qu'elle narre aux enfants ainsi que le ferait une conteuse, avec des accents épiques.
Connaissance des contes et légendes de son enfance, qu'elle mêle à ses descriptions en expliquant le rôle des géants, des trolls, de quelque divinité, ou d'un père et ses fils fabuleux, dans la formation des montagnes, les rivières, les forêts, des lacs, des vallées, etc. D'autres contes émaillent le récit, notamment celui, universellement connu, du joueur de fifre, Nils en l'occurrence, qui parvient à éloigner les rats gris des greniers à blé d'un château.
Elle met en scène de façon touchante les animaux : ainsi Akka, l'oie meneuse, qui a élevé Gorgo l'aigle devenu l'ami de Nils, de même l'ours farouche que le garçon sauve des chasseurs, ou bien encore le corbeau facétieux Bataki qui propose des énigmes à Nils et lui révèle un secret douloureux, à savoir les conditions de son retour à l'humanité, conditions qu'il ne peut se résoudre à accepter, etc.
Souvent, au cours du périple, Nils se trouve séparé d'Akka et de Martin Jars et en danger. Les séparations sont l'occasion de rencontres du jeune Tomte avec d'autres personnages, l'occasion aussi d'une réflexion sur sa destinée, son comportement vis-à-vis des autres. Et fréquemment, il a apporté son aide à des êtres (humains ou animaux) en difficulté. En tout cas, il retrouve toujours ses amis grâce à l'obstination de ceux-ci et à sa propre ingéniosité.
Selma L. se montre érudite et son écriture est pleine de poésie, notamment, dans le domaine de la botanique. Elle sait, en effet, nommer les fleurs, les plantes, les arbres, les animaux que Poucet (Nils ainsi nommé par les oies sauvages) appréhende du ciel avec émerveillement. Elle connaît aussi les instruments des métiers de son pays, comme ceux qui interviennent dans le tissage, la moisson, l'activité de pêche, etc., le vocabulaire technique, en particulier, est riche et on apprend beaucoup...
Elle se révèle une écologiste avant l'heure en promouvant le respect de la nature et des animaux sans nier la nécessité du développement de l'industrie humaine. Elle raconte d'ailleurs comment sont apparues les villes, les ports, comment ont été exploitées les multiples îles qui bordent la Suède.
Elle manifeste un nationalisme doux, pacifique qui enseigne aux enfants l'amour de leur pays et la solidarité entre les êtres humains.
Selma L. n'oublie pas son premier métier d'institutrice et d'éducatrice ; en effet, elle fait l'apologie du travail manuel en nous contant la merveilleuse histoire de l'école des travaux manuels de Nääs. Il s'agit du système éducatif d'origine finlandaise appelé sloyd et qui enrichit l'éducation des enfants par le travail manuel. Ce système apparu en Suède en 1865 a eu un succès considérable. Il a également rencontré un fort intérêt dans les pays anglo-saxons, au Japon, au Brésil, en Argentine, à Cuba, jusqu'à nos jours.
En France, on sait le faible rôle que tient le travail manuel dans la formation des écoliers. Les travaux pratiques à base de pâte à modeler, ne me paraissent pas du tout répondre à l'approche Sloyd.
Selma L. est enfin l'inspiratrice discrète d'une morale et d'une philosophie des rapports entre les êtres fondés sur la solidarité, l'amour, le pardon, vertus dont fait preuve Poucet, à l'égard de Smirre le renard, l'ennemie des oies, à qui, sans rancune, il offre une porte de sortie honorable sur une île déserte, pourvue néanmoins d'un bon garde-manger, ou encore d'Asa, la petite gardeuse d'oies, dotée d'un courage et d'une volonté d'adulte et du petit Mats, son jeune frère au destin tragique, montrant ainsi comment Poucet, mauvaise graine en mars, a cru en vertus en quelques mois.
A son retour à la ferme de ses parents, en novembre, l'élan d'amour qui l'a poussé à se faire reconnaître pour sauver Martin Jars son ami, du danger d'être vendu ou tué par ses parents, a été la clé qui lui a permis, alors qu'il ne le recherchait pas, de retrouver instantanément sa taille normale, de sorte que sa mère, en ouvrant la porte, a serré dans ses bras, sur le seuil, un jeune fils fugueur, revenu à la maison, riche de bonté.
Ce livre est tout simplement MAGNIFIQUE !!!
Pat
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