« Notre métier n'est pas de faire plaisir non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie », écrivait le grand reporter Albert Londres.
Notre invité du jour marche sur ses traces.
Journaliste indépendant, spécialisé dans l'infiltration, Valentin Gendrot est notamment connu pour avoir infiltré le commissariat du XIXe arrondissement de Paris. Il en a tiré un livre, intitulé Flic, un récit urgent qui dévoile les coulisses d'une profession souvent accusée de violence, de racisme et au taux de suicide anormalement élevé. À l'occasion de la parution de son nouvel ouvrage, L'I3P infiltrée, il nous parle de cette méthode journalistique singulière et engagée, qui consiste à se mettre dans la peau des autres pour raconter leur vie.
À la suite de cet entretien, nous vous proposons quelques conseils de lectures qui sont autant d'invitations à plonger dans d'intenses expériences journalistiques, et aiguiser notre regard sur le monde.
Bibliographie :
- L'I3P infiltrée, de Valentin Gendrot (éd. Albin Michel)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/21346729-l-i3p-infiltree-le-service-psychiatrique-de-la--valentin-gendrot-albin-michel
- Flic, de Valentin Gendrot (éd. Goutte d'Or)
https://www.librairiedialogues.fr/recherche/?q=flic+gendrot
- Les Enchaînés, de Thomas Morel (éd. Pocket)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/15269104-les-enchaines-thomas-morel-pocket
- Tête de Turc, de Günter Wallraff (éd. La Découverte)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/3775940-tete-de-turc-gunter-wallraff-la-decouverte
- Dans la peau d'un maton, d'Arthur Frayer (éd. J'ai lu)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/2030652-dans-la-peau-d-un-maton-arthur-frayer-j-ai-lu
- Tokyo Vice, de Jake Adelstein (éd. Points)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/11738606-tokyo-vice-jake-adelstein-points
- Les Humbles ne craignent pas l'eau, de Matthieu Aikins (éd. du sous-sol/Seuil)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/20370616-les-humbles-ne-craignent-pas-l-eau-un-voyage-i--matthieu-aikins-editions-du-sous-sol
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Ceux que j'ai côtoyés sont seuls, juste livrés au mouvement global, souvent hypnotisés sur leur portable par leurs smartphones durant les pauses. Parfois, ils ne se parlent même pas sur leur lieu de travail, qui les en empêche. Leurs huit heures effectuées, de jour comme de nuit, ils se séparent pour se retrouver comme ils se sont quittés, sans rien avoir à se dire ni à partager. Un isolement voulu et organisé dans l'optique, à terme, d'une parfaite soumission individuelle à la technologie. C'est peut-être le constat le plus glaçant de mon expérience. Alors, si l'amélioration des conditions du travail industriel, espérée en 1937 par Simone Weil, peut s'apprécier quatre-vingt ans plus tard, c'est bien le défi de cette résistance-là qui présente aujourd'hui à nous. Et là aussi, comme par le passé, il ne suffit pas d'attendre, il faut le faire.
Page 14, Les Arênes, 2017.

Fabien revient, des bières fraîches à la main. Dans ce cadre familier, je me hasarde à lui poser quelques questions sur sa relation à son travail et les raisons qui l'y font rester depuis dix ans.
– J'avais eu mon bac ES. Et puis, j'ai fait une année de maths à Lille 3, à la fac. J'ai eu mon premier semestre, pas l'autre. J'ai arrêté. Et mon père m'a dit : « Je veux bien t'arrêtes mais pas que tu restes à rien faire. » Alors, deux mois après, j'étais chez Toyota.
Puis, la rencontre avec sa compagne, leur désir d'enfant, l'achat de la maison l'ont peu à peu ancré dans cet emploi devenu durable qu'il n'aime évidemment pas, qui l'empêche, dit-il, de penser. Il sourit en clignant de l'œil.
– Des fois maintenant, je fais des fautes de conjugaison. Ma femme me dit : « Bah, qu'est-ce-qui t'arrive ? » Avant, c'est moi qui corrigeais ses fautes, là, c'est l'inverse...
Sur l'écran, la France vient de marquer un second but, celui de la victoire. Matteo a regagné sa chambre car il doit se lever tôt le lendemain. Son petit ballon de foot est resté au milieu du salon. Au grand dam de sa femme, Fabien a repris la clope. Il en allume une, emplissant l'espace de ses volutes de fumée. L'œil fixé sur l'écran, il soupire doucement.
– Putain, heureusement que j'ai ma femme et mon fils.
Pages 260-261, Les Arênes, 2017.
« Aujourd'hui, nul ne peut ignorer que ceux à qui on a assigné pour seul rôle sur cette terre de plier, de se soumettre et de se taire plient, se soumettent et se taisent seulement dans le mesure précise où ils ne peuvent faire autrement. Y aura-t-il autre chose ? Allons-nous enfin assister à une amélioration effective et durable des conditions de travail industriel ? L'avenir le dira ; mais cet avenir, il ne faut pas l'attendre, il faut le faire. »
Simone Weil, La Condition ouvrière, Gallimard, 1937
Page 9, Les Arênes, 2017.
De fil en aiguille, je découvre "La Condition ouvrière" de la philosophe Simone Weil, qui, en 1934, s'est fait embaucher comme manœuvre dans une usine. Bien qu'agrégée de philosophie, elle entendait vivre une expérience in vivo et exposer sa personne pour approcher la réalité des ouvriers de l'époque. Cette lecture me conforte dans le bien-fondé de mon initiative. À plus de quatre-vingts ans d'écart, je constate qu'au troisième millénaire certains pans entiers de la condition ouvrière n'ont pas évolué autant qu'on pouvait l'imaginer. Au contraire, la précarité grandissante enclenche un mouvement inverse de régression.
Pages 58-59, Les Arênes, 2017.
"Je rentre mon ventre pour fermer mon pantalon bleu marine.Après 15 ans d'inaction à l'I3P, mon corps affuté post école s'est alourdi de quelques kilos. Le froc me serre les hanches . Il est 13h40, samedi 9 mars 2019. Dans vingt minutes, je prendrais mon poste pour la première fois au commissariat du 19eme arrondissement de Paris."
C’est l’une de mes premières journées avec le groupe, et ils en tiennent enfin un. Ils les appellent « les bâtards ». Et quand ils sortent, ils partent à la chasse aux « bâtards ». Celui-là, Toto n’a pas trop galéré à le choper. Il s’agit d’un mec chétif, un gringalet sans doute mineur. Un « petit bâtard », quoi.
Les flics sont censés lutter contre la violence, en pratique, ils en sont souvent un avant-poste.
Car, après les concepts américains du taylorisme (organisation rationnelle des tâches) et le fordisme (parcellisation de ces tâches, en clair : le travail à la chaîne), un ingénieur japonais, Taiichi Ono, a conçu le toyotisme au sein même de l'entreprise Toyota. L'idée maîtresse est de répondre aux besoins du marché. La production est donc guidée par la demande et fonctionne à flux tendus en s'appuyant sur "les cinq zéros" : zéro stock, zéro défaut, zéro papier, zéro panne et zéro délai. L'ouvrier, censé être encore plus responsable de sa tâche, participe - on le verra plus loin - au diagnostic des problèmes et à leur résolution. Il est surtout prié de s'ajuster à cet objectif de perfection en étant lui-même d'une fiabilité de robot.
Voilà, deux semaines après avoir quitté l’usine, j’ai un nouveau boulot ! J’en ressens un enthousiasme que, plus tard, je trouverai stupide. Mais l’idée d’en avoir fini avec le rangement saccadé des chocolats à raison de deux pièces toutes les deux secondes — Tac. Tac — plus de sept heures par jour me transporte. J’ai quitté le vieux monde des ouvriers à la chaîne pour pénétrer bientôt dans l’univers feutré, à la lumière tamisé, d’une plate-forme téléphonique. Enfin un travail de ma génération avec d’autres jeunes partageant mes goûts et mes préoccupations ! Même si je vais devenir un smicard 2.0 au casque posé sur les oreilles, je n’imagine pas vivre quelque chose de plus abrutissant que ma première expérience.
L'aliénation au travail a toujours existé, parfois consentie par des passionnés ou des névrotiques qui l'assument. Le plus souvent subie. Les mineurs du Nord peuvent en témoigner en termes de pénibilité, risques et mortalité précoce qui ont heureusement disparu. Mais autre chose s'est effacé qui tenait ces hommes debout : la solidarité, la camaraderie, l'unité culturelle et sociale, garantes d'une certaine forme de bonheur. Ceux que j'ai côtoyés sont seuls, livrés au mouvement global, souvent hypnotisés par leur smartphone durant les pauses.