En cette théorie se fait jour, tout d’abord, la conviction d’optimisme rationaliste qu’il n’y a pas de réalité du mal. Ce qui distingue la médecine du XIXe siècle, surtout avant l’ère pastorienne, par rapport à la médecine des siècles antérieurs, c’est son caractère résolument moniste. En dépit des efforts des iatromécaniciens et des iatrochimistes, la médecine du XVIIIe siècle était restée, par l’influence des animistes et des vitalistes, une médecine dualiste, un manichéisme médical. La Santé et la Maladie se disputaient l’Homme, comme le Bien et le Mal, le Monde. C’est avec beaucoup de satisfaction intellectuelle que nous relevons dans une histoire de la médecine le passage suivant: «Paracelse est un illuminé, Van Helmont, un mystique, Stahl, un piétiste. Tous les trois innovent avec génie, mais subissent l’influence de leur milieu et des traditions héréditaires. Ce qui rend très difficile l’appréciation des doctrines réformatrices de ces trois grands hommes, c’est l’extrême difficulté qu’on éprouve quand on veut séparer leurs opinions scientifiques de leurs croyances religieuses… Il n’est pas bien sûr que Paracelse n’ait pas cru trouver l’élixir de vie; il est certain que Van Helmont a confondu la santé avec le salut et la maladie avec le péché; et Stahl lui-même, malgré sa force de tête, a usé plus qu’il ne fallait dans l’exposé de La vraie théorie médicale, de la croyance à la faute originelle et à la déchéance de l’homme» [48, 311]. Plus qu’il ne fallait! dit l’auteur, précisément grand admirateur de Broussais, l’ennemi juré, à la naissance du XIXe siècle, de toute ontologie médicale. Le refus d’une conception ontologique de la maladie, corollaire négatif de l’affirmation d’identité quantitative entre le normal et le pathologique, c’est d’abord peut-être le refus plus profond d’avérer le mal.
Amos Squverer
Dans le normal et le pathologique (1943), ouvrage entre science et philosophie, devenu classique, Georges Canguilhem apportait des éclairages essentiels sur la différence entre ces deux notions, en examinant la façon dont ils s'étaient déployés dans la physiologie et la biologie du XIX-XXe siècle. Les distinctions alors établies sont-elles encore pertinentes, si l'on tient compte à fois de certaines problématiques nouvellement apparues en philosophie – par exemple celle du care – et du développement ou de l'orientations des sciences, notamment biologiques ou neurologiques?