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678 pages
Alexandre Cadot, Editeur (12/06/1859)
5/5   1 notes
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Monument incontournable de la deuxième moitié du XIXème siècle, Xavier de Montépin reste une personnalité hautement fascinante de la littérature populaire, dans laquelle il excella durant 55 ans, nous laissant plus d'une centaine de romans, généralement riches d'une imagination baroque et fertile, et marqués par une propagande monarchiste assez souvent agressive.
Car la particule, chez Xavier de Montépin, n'était nullement frelatée, contrairement aux pseudonymes faussement huppés de nombre de ses collègues. Fils d'un officier de la Garde Royale sous la Restauration et neveu d'un Pair de France, Xavier-Henry Aymon de Montépin était un comte qui aimait les contes. Sa vocation pour l'écriture se saisit de lui très tôt, et dès la révolution de 1848, il se lance à corps perdu dans la presse légitimiste, qu'il ne défendra qu'avec plus de morgue sous le Second Empire et la IIIème République.
Arrogant, sanguin, hautain et prétentieux, Xavier de Montépin ne laissa pas une image très sympathique de lui-même. C'était en plus un homme immensément riche, et qui aimait à écraser les autres avec son argent. Cette personnalité détestable fut cependant pour beaucoup dans la qualité et l'originalité de ses romans, lesquels ne cherchaient pas à plaire ni à flatter ses lecteurs, et s'arrogeaient une liberté narrative totalement inédite. Alors que tant de célèbres plumitifs de l'époque devaient écrire des romans-feuilletons au kilomètre pour pouvoir survivre, et donc, autant que possible se fier au goût du public, Xavier de Montépin n'en faisait obstinément qu'à sa tête, s'autorisant des digressions gratuites, des commentaires amers, interpellant le lecteur sur la décadence des temps modernes, changeant brutalement de sujet en cours de récit, se souciant fort peu de morale ou de manichéisme, n'hésitant même pas à sombrer dans la violence gratuite ou même dans une lubricité relativement inédite pour son temps et qui lui valut d'ailleurs quelques procès.
En effet, nonobstant son excellente éducation, Xavier de Montépin était un soudard, un écrivain qui se tenait bien loin de la morale chrétienne exemplaire, généralement défendue par les monarchistes, et qui flirtait allègrement avec l'immoralité et l'illégalité, tant dans ses romans que dans sa propre vie. Cet ogre du roman-feuilleton tenait apparemment à reconstituer parmi ses pairs la hiérarchie sociale de l'Ancien Régime, et l'un de ses travers, à la fois les plus odieux et les plus remarquables, était de plagier le roman d'un feuilletoniste républicain pour le réécrire, sous le même titre, dans une optique royaliste. Les procès, les duels, n'y changeaient rien. Monsieur le Comte sortait son épée, payait ce qu'on exigeait, mais restait le seul vrai Comte du roman-feuilleton français, et entendait bien que chacun de ses désirs soient exaucés, quel qu'en soit le prix.
Cette personnalité fantasque, impulsive et autoritaire était servie, il faut le reconnaître, par un immense talent littéraire qui, même s'il fut tardivement récompensé - Son unique best-seller, « La Porteuse de Pain » (1884), n'était rien moins que son 75ème roman –, trouva en son temps un public suffisamment complaisant, pour que chaque publication reste rentable, à défaut d'atteindre les tirages faramineux d'Eugène Sue ou d'Alexandre Dumas.
Bien qu'il ne l'ait jamais attesté, c'est bien d'Alexandre Dumas dont Xavier de Montépin s'est d'abord inspiré. Ses premières publications sont presque toutes des romans historiques fort inspirés du maître, quoique l'on doive reconnaître que Xavier de Montépin prend soin de se distinguer d'Alexandre Dumas, privilégiant des périodes de l'Ancien Régime plus volontiers liées au Moyen-Âge et à la Renaissance, et situant ses intrigues dans sa Bourgogne-Franche-Comté natale. Né en effet à Apremont, un petit village situé entre Dijon et Besançon, Xavier de Montépin y passa toute son enfance, avant de monter faire ses études à Paris, capitale qu'il ne quittera plus jusqu'à sa mort. Mais il semble avoir gardé, toute sa vie, une authentique nostalgie de sa région natale qui sert de décor à nombre de ses romans.
C'est notamment le cas pour « L'Officier de Fortune » (1858), un roman historique de près de 700 pages, publié en 2 tomes, d'abord, étrangement, chez un petit éditeur belge, puis l'année suivante chez Alexandre Cadot, un libraire-éditeur parisien spécialisé dans les romans historiques.
« L'Officier de Fortune » est un merveilleux exemple d'intrigue historique à la manière d'Alexandre Dumas, mais que Xavier de Montépin transpose dans un Moyen-Âge surréaliste et teinté de surnaturel; un décalage renforcé par une rédaction grandement improvisée et un récit qui part assez facilement dans tous les sens. Là aussi, le titre de ce roman est emprunté à un autre livre, plus exactement au titre français donné primitivement à un roman de Walter Scott (« A Legend Of Melrose », retraduit et réédité depuis sous le titre plus fidèle « Une Légende de Melrose »). Xavier de Montépin cherchait sans doute sciemment à attirer des lecteurs de Walter Scott, qui, commandant à leur libraire le roman de Walter Scott mais sans nécessairement se souvenir du nom de l'auteur, se verraient à la place refiler le volumineux ouvrage de Xavier de Montépin.
Cependant, à l'exception du titre, l'intrigue n'a rien à voir avec le roman de Walter Scott, et se déroule en 1473, dans les environs de Vesoul, ville appartenant alors au Duché de Bourgogne qui souhaitait rester indépendant du Royaume de France. Mais le roi Louis XI ne l'entend pas de cette oreille…
le roi envoie donc l'une de ses âmes damnées, un prêtre défroqué du nom de Saint-Jehan, afin d'organiser, depuis une cachette dans un couvent abandonné, en rase campagne, l'enlèvement de Marie de Bourgogne, fille de Charles le Téméraire, lors d'une sortie sur une litière, où elle n'est protégée que par une mince escouade. Saint-Jehan et son associé Malenoir ont bien du mal à garder actifs les soldats du roi, qui ont découvert des tonneaux soigneusement dissimulés dans les caves du couvent, et qui s'enivrent d'une piquette quasi-centenaire. L'un de ces soldats, Eben Donald, un mercenaire écossais qui a fui la misère de son pays, tombe même dans un coma éthylique dont nul ne parvient à le sortir. Agacé, Malenoir ordonne qu'on l'abandonne dehors, sous la neige. Puis l'ensemble des soldats se met en route pour tendre l'embuscade qui doit leur permettre de s'emparer de Marie de Bourgogne. Une demi-heure plus tard, le couvent reçoit la visite d'un voyageur solitaire sur son cheval : Jacques de Barboyo, officier de fortune, ayant quitté l'armée suite à une trahison amoureuse de sa promise. L'homme est aussi à la poursuite de Georges Gabirac, un homme avec lequel il a été échangé dans un berceau lorsque tous deux étaient bébés, et quoi porte aujourd'hui le nom de Saint-Jehan. Apercevant Eben Donald dans la neige, il le sauve de cette mort certaine, et apprend de ses lèvres, une fois qu'il a repris conscience, que son ennemi intime, Saint-Jehan, est dans les parages, et qu'il projette d'attaquer Marie de Bourgogne. Faisant d'Eben Donald son écuyer, il court sauver la jeune fille en péril.
Véritable héros de ce roman, Jacques Barboyo est un colosse à la force herculéenne, qui ne peut s'empêcher de lancer un « Barbe-de-bouc ! » retentissant à chaque début de phrase. À l'image d'un célèbre héros de bande-dessinée, on peut dire de lui qu'il est tombé dans la potion magique quand il était petit, ce qui fait que la force de Barboyo est tout sauf réaliste. Tel un Maciste du Moyen-Âge, il arrache les arbres d'une seule main et les jette sur ses ennemis, dégonde les portes en voulant les ouvrir, soulève les rochers qui bloquent les chemins, sauve Marie de Bourgogne de l'enlèvement en la jetant sur son épaule comme un bout de tissu, et coupe proprement les soldats du roi en deux parties égales d'un seul coup d'épée. Les 132 premières pages de ce roman sont véritablement du Alexandre Dumas sous cocaïne, tant tout y est frénétique et débridé, puis, alors que l'on se prépare à un roman type course-poursuite entre Barboyo et Saint-Jehan, soudain l'action se calme, et se recentre exclusivement sur Vesoul, d'où le lecteur ne sortira plus jusqu'à la dernière partie du roman.
Récompensé pour le sauvetage de Marie de Bourgogne, Jacques de Barboyo est nommé Grand Capitaine de la Garde Ducale, et est anobli par Charles le Téméraire qui fait de lui un comte. Oubliant sa querelle avec Saint-Jehan, Barboyo remet de l'ordre dans une ville sérieusement à la dérive. Il s'y fait beaucoup d'amis et beaucoup d'ennemis, et tous forment une galerie cocasse de personnages burlesques et improbables : Loyson, un fou du roi nain et qui se révèle un vague cousin de Barboyo; un prisonnier philosophe nommé Picard et qui demande à être appelé Picardus car il trouve cela plus chic; Maître Fovetius, un alchimiste-apothicaire aux bocaux étranges; un espion nommé la Flamberge et qui se déguise en moine, ce qui lui vaut bien des problèmes; un aubergiste véreux obsédé par sa réputation, et un lansquenet allemand qui barle avec un vort agzent, et qui boit tellement qu'il manque d'assassiner son capitaine à la suite d'une remarque désobligeante.
Les femmes sont rares dans ce roman, mais elles y ont un rôle hautement sensuel : Marie de Bourgogne y est décrite en lolita évanescente, s'abandonnant volontiers à des câlineries saphiques avec sa camériste, et émoustillée par son beau page, Henri de Lion, lui aussi très épris, mais qui est en réalité Henri de Wurtemberg, fils du comte Ulrich de Montbéliard (mais on ne saura pas ce qu'il fait, loin de son Alsace, déguisé en page). Il y a aussi Régina, la fiancée traîtresse de Barboyo, devenue par la suite amante et complice de Saint-Jehan. Reine du déguisement et des identités multiples, Régina est d'abord présentée comme l'archétype de la "méchante", manipulatrice, catin et femme fatale, mais qui brutalement, alors qu'elle se déguise en bohémienne pour approcher Barboyo et le tuer, se sent émue à le voir retomber amoureux d'elle parce qu'il juge – fort opportunément – qu'elle ressemble à son premier amour. Régina tombe cette fois-ci réellement amoureuse de lui, se démasque et lui révèle tous les plans de Saint-Jehan, lequel tourne un peu partout dans la ville déguisé en clochard. Puis, enfin, Régina meurt de chagrin, en se jugeant trop indigne de l'amour de Barboyo. Ce sont des choses qui arrivent (surtout dans les romans de Montépin, où l'amour est toujours ce que l'on y trouve de plus dangereux et de plus mortel).
Au final, toutes les intrigues se dénoueront à Trèves, en Allemagne, où Marie de Bourgogne est attendue pour épouser le mari que lui a choisi son père, Maximilien Ier de Habsbourg (qui fut effectivement marié avec Marie de Bourgogne en 1477 jusqu'à la mort de cette dernière en 1482, à seulement 25 ans, à la suite d'une chute de cheval).
C'est à partir de là que Xavier de Montépin prend une nette distance avec l'Histoire, puisque ce mariage, refusé par Marie de Bourgogne, n'a finalement pas lieu, et la jeune femme se marie donc, dès 1473, avec celui qui joue son page, Henri de Wurtenberg, lequel fut en réalité un adversaire de Charles le Téméraire. Cependant, s'il ne l'exprime pas ouvertement, le choix de Xavier de Montépin de modifier ainsi le cours de l'Histoire impliquerait de rendre impossible une union tactique entre les Wurtemberg et Louis XI pour intégrer la Bourgogne au Royaume de France. Si Henri avait épousé Marie de Bourgogne, se dit Montépin, alors peut-être le duché de Bourgogne serait-il resté une sorte d'état indépendant, pensée sans doute naïve mais que caressait l'auteur avec rêverie...
Quant à Barboyo, qui retrouve à Trèves le fourbe Saint-Jehan, alors bombardé ambassadeur du Roi de France, il parvient enfin à lui mettre la main au collet alors qu'il tente de s'enfuir par une rivière, mais Barboyo ne mesurant pas sa force, il brise la nuque de Saint-Jehan en voulant le tirer hors de l'eau. Il n'empêche, sa vengeance est désormais accomplie...
« L'Officier de Fortune » est donc un roman historique tout à fait atypique, où pointent déjà les énormités feuilletonesques qui marqueront la Belle-Époque. C'est là que l'on réalise l'immense influence que fut Xavier de Montépin dans ce genre littéraire qui s'étala sur plusieurs générations.
Si l'intrigue tient en quelques lignes, et se résume essentiellement à la poursuite de Saint-Jehan par Barboyo, et aux amours de Marie de Bourgogne, Xavier de Montépin s'investit en parallèle dans une évocation réaliste et immersive du Vesoul de 1473, abondamment décrit par un écrivain érudit qui nous donne presque l'impression d'avoir connu la ville en ce temps-là. de très nombreux personnages, certains historiques, d'autres anonymes, parviennent à donner incroyablement vie à cette féérie médiévale, qui ne déteste pas sombrer dans la parodie ou la gauloiserie. On ne reprochera finalement au roman que de brasser trop d'éléments, trop de personnages, trop de petites scènes annexes, et de bien longs dialogues, dans un roman tellement copieux que l'on s'y perd souvent. Malgré ses presque 700 pages, « L'Officier de Fortune » semble souvent le condensé d'un roman deux fois plus long, et on regrette que de trop nombreux chemins de traverse ne mènent au final nulle part. Un lecteur moderne fera même un parallèle intéressant avec nos jeux de rôles sur ordinateur ou console, se déroulant dans un monde historique "ouvert" (c'est-à-dire vaste) et dans lesquels, où que l'on aille, on trouve des personnages avec qui dialoguer ou interagir, sans que néanmoins on ne saisisse où cela nous mènera à la fin. Cette analogie, qui peut-être reflète plus de points communs qu'on ne l'imagine, a le mérite de donner une modernité insoupçonnée à un roman médiéval intense, dans lequel on peut se sentir autant immergé pendant de longues heures dans une autre époque que s'il s'agissait d'un jeu vidéo. Et l'on en redemande, Barbe-de-bouc !
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Citations et extraits (7) Voir plus Ajouter une citation
- Quel est donc votre avis ?
- Oh ! J'en ai plusieurs, mais je les résume en un seul ou je me tais.
- Ah ! Farceur de Dumontet, vous en savez plus long que vous ne voulez en dire.
- Peut-être, messires, mais j'ai toujours entendu soutenir que trop parler nuit. Un grand savant, qui avait le malheur d'être bossu, et qui n'en riait pas moins pour autant, un nommé Esopus, si je ne me trompe, servit un jour à Charlemagne un plat de langues en lui disant : "Votre Altesse voit devant elle ce qu'il y a de meilleur et de plus mauvais au monde".
L'érudition fantaisiste de maître Dumontet lui valut une triple salve d'applaudissements.
Encouragé par cette approbation, il continua, avec une augmentation et un redoublement de solennité :
- Voilà pourquoi, messires, toutes et quantes fois, ou toutes fois et quantes que l'on me demande mon opinion, je me retranche derrière le bastion de la prudence.
- Mais, - interrompit le teinturier, - pour qui nous prenez-vous, messire Dumontet ? S'il y a de l'indiscrétion, nous n'irons pas l'exprimer sur la tête des gens, comme un haut-de-chausses que l'on tord en le tirant de la chaudière. Ce qui entre par l'oreille droite sort par l'oreille gauche. Nous sommes des amis, morbleu !...
- Je le sais; j'ai, du reste, la réputation de n'avoir pas d'ennemis. Les haines, voyez-vous, un grand homme l'a dit dans les temps anciens, les haines vous attirent toujours des désagréments.
Pendant cette période de Maître Dumontet, un nouvel interlocuteur s'était glissé au milieu du groupe, où son costume excita une vive hilarité.
Ce personnage n'était autre que Maître Jehan Loyson.
- Or ça, - dit-il au cabaretier, - je crois que vous seriez fort embarrassé de nommer le grand homme qui a prononcé la phrase dont vous venez de vous rendre coupable, à moins, toutefois, que ce grand homme ne soit vous-même ?
Dumontet rougit jusqu'au blanc des yeux.
- Ce grand homme, messire, s'appelle Epaminondas, - dit-il.
- Mille sornettes !... Si sa valeur était en raison directe de la longueur de son nom, il devait, en effet, être un grand homme.
- Un poète très distingué, - ajouta Dumontet.
Le bouffon, qui avait une légère connaissance d'Histoire, laissa glisser un sourire moqueur sur ses lèvres de parchemin.
- Tout ceci, maître Dumontet, vous éloigne fort de votre sujet. Je parierais ma folie contre votre raison que toutes vos réticences n'ont d'autre but que de dissimuler votre ignorance profonde...
- Comment l'entendez-vous, messire Loyson ?
- Je dis que vous ne savez absolument rien de la disparition du savant Fovetius.
- Qui peut vous faire croire cela ?
- Vous me permettrez de garder mon secret à mon tour, mais moi, je sais parfaitement où il est.
- Vous !... - s'écrièrent tous les assistants.
Et la galerie s'empressa d'abandonner Dumontet pour se ranger autour du bouffon, qui prenait dès lors les proprtions d'un haut personnage.
- Oui, moi, messires, continua Loyson; mais comme je n'ai pas les mêmes motifs de dissimulation que maître Dumontet, je vais vous dire ce que je sais. D'abord, permettez-moi de résumer toutes les versions.
Un mouvement de curiosité se manifesta dans l'auditoire.
Le bouffon reprit :
- Hier, j'étais au couvent des Annonciades; chacun s'entretenait de l'évènement singulier qui vous préoccupe. Messire Philippe de Comines, lequel est, comme chacun sait, un très grand clerc, prétendait qu'une princesse de la Forêt-Noire, malade depuis fort longtemps, réclamait en vain les secours de maître Fovetius. Voyant l'opiniâtreté dudit Fovetius, elle le fit enlever par vingt soldats déguisés en charbonniers.
- Sacrebleu ! - s'écria le teinturier, - je suis de l'avis de messire de Comines.
- Vous jurez beaucoup trop en "bleu", messire, cela dénote votre profession. Mais j'ai le malheur de n'être ni de votre avis, ni de celui de mon ami Comines.
- Son ami, - murmura Dumontet en se tournant vers les bourgeois, qui devinrent tout à coup très respectueux envers le fou.
Celui-ci reprit :
- Messire de La Baume, le secrétaire de son Altesse, avança, de son côté, qu'il avait aperçu maître Fovetius à califourchon sur un manche à balai et courant au sabbat dans la direction des Etangs-Gris, près de la forêt de Breurey.
- Bon Dieu ! - fit le teinturier, en se signant, - lui qui a traité ma femme dans sa dernière maladie ! Si elle allait devenir possédée du diable !... J'ai déjà remarqué quelques symptômes.
- Toutes les femmes, - ajouta gravement le fou, - sont possédées du diable à un plus ou moins haut degré, c'est ce qui explique pourquoi leurs maris les envoient régulièrement au diable quatre ou cinq fois par jour.
Les célibataires du groupe battirent des mains.
- L'opinion émise par mon ami La Baume ne satisfaisait pas complètement ma raison; aussi j'allais aux informations auprès d'un homme en qui j'ai toute confiance et qui habite la maison de maître Fovetius. Cet homme est infiniment plus érudit encore que votre apothicaire. C'est pourquoi j'ai adopté sa version sans conteste.
Le groupe se resserra de plus en plus. (...)
- Il m'a dit que maître Fovetius s'occupant beaucoup d'alchimie, comme feu Nicolas Flamel, qui vivait au temps du duc Jean-Sans-Peur et du roi de France Charles VI, il avait bien pu être grillé comme un poisson dans son laboratoire. Il se rappelle même avoir entendu des bruits étranges dans la maison de l'apothicaire, et il ne serait pas étonnant que ces bruits eussent été produits par sa vilaine âme quand elle s'échappa de son corps. Il faut donc faire son deuil de maître Fovetius. C'était une vieille cornue; elle a éclaté et voilà tout.
Le silence de la stupeur accueillit cette révélation.
Messire Dumontet s'interposa.
- C'est précisément, messires, - dit-il, - la grave confidence que je n'osais vous faire; cet honorable gentilhomme m'a prévenu.
Un nouveau sourire, encore plus sardonique que le premier, erra sur les lèvres du fou.
- Vous aviez, - dit-il, - probablement lu cela dans les oeuvres du grand poète Epaminondas.
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Pendant que l'Ecossais remplissait jusqu'aux bords son verre, qui donnait une idée du tonneau des Danaïdes, l'ex-capitaine se dressa, souleva le sien à la hauteur de ses lèvres et, étendant la main gauche avec solennité :
- Allons, Donald, - dit-il, - faites-moi raison, je vais boire à la vieille Ecosse !
Eben se leva machinalement à son tour, mais la réflexion lui vint; il se rassit :
- A quoi bon ? - grommela-t-il, - la vieille Ecosse n'existe plus !...
Le géant approcha son siège de celui du garde.
- Et pourquoi n'existe-t-elle plus, Donald ?
- Je ne sais !
- Eh bien ! Moi, je vais vous le dire... Vous avez un secret que je voudrais apprendre, fut-ce au prix d'un doigt de ma main. Je ne vous le demanderai cependant pas ! - Il va se dénouer bientôt, je le prévois, quelque intrigue infâme ! Mais je ne puis vous en vouloir de vous y être associé. Vous êtes un instrument que l'on achète aujourd'hui et que l'on peut briser demain. C'est le bras qui vous dirige qui commet le crime, et non pas vous...
Eben regardait le capitaine avec étonnement; son verre restait stationnaire dans sa main, entre ses lèvres et la table.
Le géant continua :
- Tels n'étaient pas vos pères, Eben, c'étaient d'honnêtes gentilhommes, libres comme l'air de leurs montagnes, ne s'inclinant que devant les vieillards et les héros, ne se vendant point, gardant leur sang pour la défense de leur famille et de leur patrie. Quand ils passaient, les jambes nues, dans ces hardis sentiers de rochers, où la chèvre ne se hasarde qu'en tremblant, et que la cornemuse des Highlands retentissait, on disait dans les plaines : Voilà les rois des montagnes ! Les blondes filles qui lavent leurs pieds dans le golfe de Solway, pansaient les blessures des guerriers, chantaient leurs victoires, tressaient des couronnes de bruyères : on élevait sur un bouclier de fer le triomphateur, et tout le peuple criait autour de lui : Voilà un demi-dieu !... C'était le beau temps, Eben; vous grandissiez aux bardits des épées; le bruit des armes couvrait vos vagissements, et sur votre berceau, la Liberté, votre nourrice, penchait ses mamelles puissantes...
Le garde ne répondit rien. Une nouvelle larme, plus amère que la première, sillonna ses joues bronzées.
- Oui, c'était le beau temps, - reprit le capitaine, - Vous étiez une grande et forte nation. Wallace se taillait un royaume à coups de claymores. David Huntinghton en trouvait un aux bords du Nil, sous la bannière de Richard-Coeur-de-Lion. Maintenant, vous l'avez dit, vous n'existez plus ! Vous êtes rayés du grand livre des peuples. Les vents des monts Chéviot a balayé votre gloire dans les gouffres de la mer avec la poussière de vos ancêtres. Puis, vous êtes partis l'un après l'autre, insoucieux, sans tourner la tête, l'épée aux flancs, l'arquebuse sur l'épaule, attirés par ce météore d'argent qui brille aux potences du Plessis. On a calculé ce que valaient votre sang, votre honneur, votre nationalité; on vous a marchandé à l'encan des nations, comme on marchande les chevaux sur la place d'Edimbourg. Et vous avez servi de monture à ces trois machinateurs qu'on appelle : Tristan-L'Ermite, Olivier-Le-Dain et Louis XI, trois puissants scélérats qui ont dans les veines du sang de loup, de vautour et de renard, pour les fourberies, les brigandages et les assassinats !...
La voix du géant s'était successivement élevée : elle prit alors une intonation foudroyante :
- Et vous, fils du vieux Rob, vous, Eben Donald, qu'êtes-vous devenu ? Qu'est-ce que l'on a fait de vous ? On vous a claquemuré dans une forteresse silencieuse, entre le bourreau et les cadavres des gentilhommes qu'il a pendu. On a mis à votre gauche la honte et une poignée d'or, à votre droite l'honneur et le gibet. Et l'on vous a dit : Choisissez ! Vous avez eu vos frères égorgés à Montlhéry, et dans les plaines comtoises au signal d'un monarque étranger. Puis, un jour, on vous a jeté sur un brasier, parce que vous aviez cherché dans l'ivresse l'oubli de votre dégradation !...
Le géant se croisa les bras en attendant le résultat de sa vigoureuse homélie.
Tour à tour, le garde avait rougi, pâli, frissonné, tremblé. Pendant qu'un étranger lui rappelait ses ancêtres, un rayon d'enthousiasme avait flamboyé dans ses yeux. - Lorsque le tableau des souvenirs du passé se fut chargé des sombres couleurs du présent, lorsque le capitaine lui parla de sa gloire flétrie, de son histoire effacée, de son enfance guerrière souriant au milieu des bruits qui épouvantent les hommes faits et précédant une adolescence malheureuse, le front d'Eben s'était plissé de rides laborieuses. - Mais quand il lui eût dépeint sa honte, la figure de l'Ecossais devint livide, ses bras se raidirent, son verre tomba sur la table.
- Déshonoré !... Vendu !... murmura-t-il.
Et un râle aigu, plein de sourdes imprécations, se lamenta dans son gosier; sa tête se pencha sur sa poitrine, ses ongles s'enfoncèrent dans sa chair.
- Déshonoré !... Vendu !... répéta-t-il.
Cette douleur profonde fit pitié au géant.
- Si j'ai mis le doigt sur la plaie, Eben, je vous indique maintenant le remède...
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Messire Henri du Lion, ainsi que nous l'avons dit, était allé promener ses rêveries dans le jardin des Annonciades.
Indifférent à toutes les passions qui s'agitaient autour de Charles, le pauvre jeune homme se renfermait dans celle qui remplissait son coeur. Il erra longtemps parmi les grands arbres dépouillés par les premiers souffles de l'hiver et les statues blanches dont les yeux de pierre semblaient le regarder passer.
Puis, il vint s'asseoir sur un banc de pierre, d'où l'on pouvait découvrir les fenêtres de la duchesse. - Les rumeurs confuses qui s'échappaient des rues et du pavillon ducal mouraient en sourdes vibrations dans le lieu où il se trouvait, et la cloche du Martroy versait autour de lui la mélancolie de ses tintements.
Des parfums âcres et doux, exhalés des feuilles sèches roulées par le vent, des mousses tremblantes sur les murs, des fumées qui sortaient des habitations voisines, et confondaient dans les cieux gris leurs légers anneaux entrelacés, enveloppaient le jeune homme, pénétraient tous ses sens.
Masqué par le tronc d'un tilleul, à l'heure où la prière sonna, il vit passer comme des ombres les religieuses qui se rendaient à leur chapelle. Son coeur se serra. - Les unes étaient pâles, avec des grands yeux noirs. Elles semblaient résignées. - Les autres étaient blondes avec des joues rosées, des lèvres humides, elles semblaient heureuses.
Un certain nombre, cependant, pauvres roseaux fânés par la sécheresse du coeur, effeuillés au souffle des asirations inassouvies, regardaient autour d'elles avec un sourire étrange. - Sous leur corsage étroit, défendu par un triple fichu de laine blanche, on pressentait des tressaillements et des révoltes.
Henri pleura au fond de lui-même sur ces colombes prisonnières dans une cage sans amour.
- Elles sont encore plus malheureuses que moi - pensa-t-il; - moi, du moins, je peux songer sans crime à celle que j'aime, je peux retourner le poignard dans la plaie, chercher le sourire de ma reine, me plonger dans la contemplation de ces grâces d'enfant unies aux beautés de la femme ! Elles, pauvres filles ! Il faut qu'elles acceptent jusqu'à l'oubli leur douloureux sacrifice; leur moindre rêve d'amour est un crime, leur plus chaste désir est un sacrilège !
Et il suivit des yeux et du coeur la lente procession. Les religieuses passèrent l'une après l'autre, silencieuses et recueillies, dans l'allée qui conduisait au sanctuaire. - Le sable criait sous leurs pieds.
Lorsque la porte de la chapelle se fut refermée sur elles, que les chants pieux élevèrent sous la voûte les touchantes psalmodies des invocations latines, Henri se leva.
Il se mit à errer le long des plates-bandes qui couraient au pied des cellules. - La solitude la plus complète régnait autour de lui. Instinctivement, ses yeux se portèrent sur les fenêtres des saintes filles.
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Sur ce, maître Fovetius se dirigea du côté des Annonciades. Ce n'était plus l'homme que nous avons vu au Châtelet, jouant avec le crime comme un chat avec une pelote, ironique et moqueur comme Méphistophélès, dominant du haut de sa puissance du moment le redoutable commandant des lansquenets. Non !...
Sa taille s'était courbée subitement; son visage d'oiseau de proie avait revêtu la candide expression de celui du marchand qui veut amadouer la pratique, ou d'un bourgeois qui demande à un député une bourse pour son fils.
Il évitait pudiquement les regards, saluait avec une humilité profonde les boutiquiers assis devant leur porte, même les mendiants accroupis devant la porte des autres.
Cette politesse, rehaussée par une haute réputation de science, avait conquis à Maître Fovetius les plus chaudes sympathies. Pas un habitant de la bonne ville n'eût hésité un instant à confier, au docte barbier, sa tête pour le raser, son corps pour le médicamenter, sa fortune pour la faire croître et embellir.
Aussi, recueillait-il, par une clientèle nombreuse et généreuse, le fruit de ses démonstrations hypocrites. Personne n'était plus riche que lui, et grâce à un privilège aussi admirable que rare, personne n'était jaloux de cette étonnante fortune.
Quelques esprits chagrins se disaient bien, sans doute, que maître Fovetius était peu charitable, qu'il faisait payer ses visites excessivement cher et ses drogues à un prix exorbitant; mais il se trouvait toujours là quelque vieille femme, "forte en gueule" comme dit Molière, qui prétendait avoir été guérie gratuitement par le savant homme. Du reste, les calomniateurs étaient toujours punis comme ils le méritaient : les maladies les atteignaient de préférence. On se rappelait qu'un jour, le garçon droguiste de Fovetius, ayant menacé son maître de faire certaines révélations, évidemment mensongères, était tombé mort en sortant de l'officine du médecin.
Bref !... Sous une foule de points de vues, maître Fovetius était un homme très bien posé dans la ville; ici, sur le piédestal de l'estime; là, sur celui du respect; partout, sur celui de la crainte.
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La Flamberge prit un air de componction contrite, croisa ses mains sur sa poitrine, et d'une voix qui ressemblait au nasillement d'un capuçin espagnol :
- Je suis un grand criminel, - murmura-t-il.
L'hôtelier bondit.
- Vous, un criminel ?
- Hélas ! Oui ! Tout mortel est un pêcheur, mais je suis le plus grand de tous.
- Quoi ? Auriez-vous dévalisé quelqu'un ? Assassiné un homme d'église ? Violé une nonne ? Abattu le crucifix ?...
- J'ai fait pis que tout cela.
L'hôtelier fit le signe de la croix.
- Jésus Dieu ! Je ne puis pas vous conserver dans mon hôtel. Fuyez, malheureux, vous et vos chevaux ! Votre présence souille la pureté de mon établissement !
- Ne vous emportez point, mon frère, la colère est un crime que Dieu punit et que les hommes réprouvent.
- Votre frère !... Jamais !...
- Patience, je suis à la confidence...
La curiosité l'emporta sur l'horreur; l'hôtelier reprit sa position d'auditeur profondément attentif.
- Tel que vous me voyez, - narra La Flamberge, - je ne suis point un soldat, je suis un religieux.
- Un religieux ? - fit l'hôte en levant les mains vers le ciel, ou plutôt vers le plafond de la salle.
- Hélas oui ! Mais les passions habitent sous le froc comme sous le justeaucorps. On n'est maître ni de ses pensées mauvaises, ni des tentations de la chair, parce qu'on habite un couvent plutôt qu'une hôtellerie.
- Cela est vrai.
- Chez moi, les passions furent victorieuses. Je sortis de mon couvent sous prétexte de recourir à la charité publique pour l'érection d'une chapelle; mais voici qui doit vous faire frémir.
- Quoi donc ? Dites vite.
- Eh bien ! Je profitai de ma liberté pour en abuser.
- Après ?
- Eh ! J'en abusai, voilà tout; je fis des orgies; j'eus des maîtresses; je me battis comme un soudard.
- Est-ce tout ?
- Certainement. N'est-ce pas un crime à faire dresser les cheveux sur le front même des hommes chauves ?
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