Lao Tzeu : Mes mots sont faciles à comprendre : Conférences sur le Tao Te Ching

Un mot d'affection concernant le cours sur Lao Tseu

Quand j'eus fini mon ouvrage sur Lao Tseu : "Mes mots sont faciles à comprendre", les élèves me demandèrent de les instruire à ce sujet. Le premier cours eut lieu le 15 août 1970, et j'ai profité de l'occasion pour faire un certain nombre d'observations, et clarifier les raisons qui m'ont poussé à écrire ce livre.
Lao Tseu écrivit dans la période qui a suivi les Six Classiques et qui a précédé les Quatre Livres. On peut le considérer, à cet égard, comme l'un des écrivains les plus anciens de l'histoire de la Chine. Son œuvre s'attache à décrire les traces les plus infimes et les merveilles les plus subtiles du Tao. Il préconise le Non-agir, un concept qui demeure au cœur de ces enseignements uniques développés il y a plusieurs millénaires.
Au cours des quatorze derniers siècles (au moins), on a dénombré approximativement mille quatre cent interprétations de Lao Tseu... L'Anglais Arthur Waley a eu l'effronterie de prétendre qu'aucune n'en avait saisi l'essence. Malheureusement, sa propre interprétation ne dépasse pas le niveau superficiel. Je me suis senti par conséquent dans l'obligation de parler pour faire connaître mes opinions.
Lao Tseu lui-même dit : "Mes mots sont faciles à comprendre". Comment est-il possible, dans ces conditions, que plus d'un millier de commentateurs n'aient pas réussi à dénouer le fil de l'énigme ? Les commentaires qui remontent à la dynastie des Han, de Ho-shang Kung (179-159 avant J.C.) à Yen Chün-p'ing (Yen Tsun, 53-24 avant J.C.) et jusqu'à Ko Hsüan (226-249 après J.C.) sont satisfaisants dans l'ensemble. Puis vient Wang Pi (vers 210 après J.C.), qui ignore l'opinion de ses prédécesseurs, et s'écarte du sens du texte. A partir de la dynastie des T'ang et des Sung, les lettrés offrent chacun leur propre interprétation, transformant l'ouvrage de Lao Tseu en millions d'ébauches différentes. Neuf chercheurs sur dix invoquent Tchouang Tseu comme source de référence sur Lao Tseu. Mais Tchouang Tseu communique au moyen de la fable. Comment serait-il possible que ses traces mènent à Lao Tseu ?
A cause des nombreuses différences qui existent entre l'ancien chinois et le chinois moderne, les commentaires de la dynastie des Han sur la sémantique nous sont d'une aide précieuse. Nous pouvons trier les commentaires systématiques, de Ho-shang Kung à Wang Pi, pour retenir les plus pertinents. Il est bon également de prêter attention aux théories variées qui s'affrontent. Quand le sensiblité et le sens ne font pas bon ménage, il est préférable de suspendre le jugement...
Bien que Lao Tseu fut un homme extrêmement pragmatique, il avait une profonde aversion pour les émotions humaines et il aspirait au départ. Il croyait en un nouveau commencement, par la métamorphose - où "ses pas ne laisseraient aucune trace". Et il est encore plus difficile de découvrir les traces de l'esprit de Lao Tseu ! Un seul homme a compris : Confucius. N'a-t-il pas dit que Lao Tseu ressemblait à un dragon ? Il ne pouvait pas mieux dire ! Quelle créature possédant des ailes ou des pattes pourra jamais se comparer au dragon Lao Tseu ?
Hors donc, en confectionnant ce Lao Tseu : "Mes mots sont faciles à comprendre", je me suis concentré sur la phrase de Lao Tseu : "Mes mots ont leur source, mes actes leurs antécédents". Par exemple : "Par le Non-agir, rien ne reste en suspens", signifie également que par le non-désir il n'y a rien qui ne puisse être obtenu. Et par conséquent qu'il faut être "orthodoxe dans sa façon de diriger la nation et non orthodoxe dans sa façon de conduire la guerre". "Gouverner un grand pays, c'est comme faire frire un petit poisson" et "En ne faisant rien, on conquiert le monde", illustre la possible mutation de l'orthodoxe en non orthodoxe. Et ce non orthodoxe retourne enfin au Non-agir, en épousant les traces et les merveilles qui jalonnent le chemin menant au Tao de Lao Tseu.
En termes plus simples, le secret est contenu dans la magie ésotérique de Lao Tseu. Nous est-il accessible ou non ? J'ai bien peur que pour le savoir, nous ne soyons obligés de patienter...

Whiskers Man *, New York City

* Le nom chinois du professeur Cheng était Man-jan Cheng, mais ses élèves le surnommaient affectueusement en anglais Whiskers Man, c'est-à-dire l’Homme à la Barbiche. (NdT)

Le tao est vide, mais quand on en use, il ne s'épuise jamais.
Il est si profond qu'il semble être l'ancêtre de toutes choses.
Émoussant ce qui est aigu, résolvant les problèmes,
Rendant son éclat diffus, unifiant le monde :
Quelle profondeur ! Il semble qu'il y ait là quelque chose.
Je ne sais pas d'où il est issu.
On dirait que son existence est antérieure à celle de l'Ancêtre.

(Lao Tseu, Tao Te King, Chapitre 4)

Quand il est appliqué, le Tao fusionne. Bien que vide, il ne s'épuise jamais. Le Chapitre 45 dit : "La plénitude la plus grande semble vide, pourtant ses applications sont inépuisables". Donc, le "corps" du Tao est si profond ! Regardez ! "Il semble être l'ancêtre du monde", arrondissant les angles et aplanissant les querelles comme si tout retournait à l'Unité du Non-agir. La lumière est atténuée et le monde unifié, comme si la présence d'un grand esprit pouvait se faire sentir. Quel enfant est-il ? "On dirait que son existence est antérieure à celle de l'Ancêtre", trouve son équivalence au Chapitre 25 : "Une chose chaotique a précédé le ciel et la terre... Je ne connais pas son nom. C'est à contrecœur que je l'appelle "Tao" et si j'y suis contraint, je l'appellerai "grand", mais à contrecœur."

(Commentaire par le professeur Cheng Man Ching)