Ce court roman de 1968 (on a attendu 2010 pour la traduction française) présente d'abord une grande qualité : le récit est à la troisième personne, mené par un narrateur extérieur et objectif qui analyse les actions et les pensées du héros. Nous voilà
loin de ces misérables autofictions et bavardages contemporains à la première personne, où le "je" envahissant empêche toute réflexion et annule toute lucidité. Ce choix grammatical, d'ailleurs, se justifie amplement par le fait que le héros, Johnny (ou John) Rio, souffre d'une forme de folie qui rendrait impossible ou invraisemblable un récit à la première personne. Ancien prostitué retiré mais toujours jeune et beau, le héros revient à Los Angeles pour dix jours et tente de séduire le plus d'hommes possible, le plus rapidement possible, dans un grand parc, Griffith Park, lieu de drague homosexuelle de la ville. Ses pratiques, cliniquement décrites, finalement peu obscènes tant elles sont rituelles et symboliques, se limitent à des contacts minimaux et furtifs, puisque la sexualité du héros est étroitement cadenassée par son extrême narcissisme et par des préjugés ethniques tenaces. Il est l'homme, les autres doivent se soumettre symboliquement à lui, et en fin de compte, il n'a pas tellement besoin de contacts physiques : être désiré, admiré, convoité, lui suffit amplement. C'est sans fin, ce qui permet d'expliquer le titre, puisque Johnny Rio tient le compte de ses conquêtes et décide de tout arrêter à trente personnes, en dix jours. On apprend que trente, en jargon journalistique, veut dire "la fin". Il fait de cette comptabilité l'enjeu de son combat contre Griffith Park, le lieu de drague qu'il personnifie comme son ennemi. Johnny Rio se donne pour but de conquérir la maîtrise de soi, de ses pulsions, de rester maître de sa propre vie, d'en finir avec le désir homosexuel qu'il a besoin de provoquer chez les autres sans jamais le laisser l'envahir. Qui l'emportera, du jeune homme ou du grand parc ?
On sort de la lecture de ce roman, consacré à un cas psychiatrique d'obsession et de folie narcissique, à la fois édifié et accablé par le tableau d'une certaine homosexualité qu'il dépeint, dans une certaine Californie de la fin des années 60, avant l'épidémie de sida et le retour de la morale. Il existe un grand contraste avec les écrits de
Renaud Camus, rédigés peu après et dans les mêmes lieux ("
Tricks") : ce ne sont ni les mêmes pratiques, ni la même mentalité étroite et obsessionnelle, ni le même désespoir, le projet de
Renaud Camus étant bien plus apologétique que les oeuvres de
John Rechy. Camus en particulier peint une génération sexuellement libérée et pratiquant une forme d'amour et de sensualité réciproques. La réciprocité est au contraire la bête noire et l'angoisse ultime du héros torturé, prisonnier de lui-même et de sa peur, de
John Rechy.