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EAN : 9782021533323
336 pages
Seuil (29/09/2023)
4.75/5   2 notes
Résumé :
Devenir féministe n’est pas seulement un choix rationnel. C’est une réponse vitale à des traumatismes si profonds qu’ils se perdent dans la nuit de nos histoires singulières, comme #MeToo. Le féminisme ne serait pas si puissant s’il n’avait une signification inconsciente.

Pourtant la psychanalyse semblait n’en rien vouloir savoir. Ce livre rompt avec ce silence en introduisant le concept de sororité dans la clinique et la théorie psychanalytiques, en ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
On pourrait imaginer qu'on est dans un monde de plus en plus rationnel. Que chacune de nos actions est mesurée à l'aune de son efficacité, que notre connaissance objective des fonctionnements collectifs ou individuels nous permet d'accéder progressivement à une transparence nous promettant une félicité prochaine. On forgerait cet idéal à venir sur des lois justes et une résolution technique performante des aléas que nous pourrions rencontrer. A ce compte, les grandes luttes contre les discriminations seraient des moments de notre Histoire, une étape vers une résolution idéale où chacun trouverait sa place sous le regard bienveillant et sage de lois démocratiques enfin parfaites.

Ce faisant, on se planterait complètement nous dit Valérie Solanas. Il y a dans cette conception phallogocentrée « c'est-à-dire formaté[e] par la domination masculine (le « phallus ») et l'hégémonie occidentale d'une pensée supposée rationnelle (le « logos ») », quelque chose d'irrécupérable. « Il faut changer d'axe, absolument, redéfinir le monde à partir du féminin et de lui seul pour qu'il redevienne (ou devienne enfin) vivable. » Il faut inventer une communauté de soeurs, une sororité.

Valérie Solanas ? Cette femme lesbienne, schizophrène, criminelle qui, en juin 1968, a tiré sur trois hommes dont Andy Warhol, lequel en restera handicapé à vie. Cette femme qui a appelé dans son SCUM Manifesto à « exterminer tous les hommes » et, conséquemment, les femmes à rejoindre cette Society For Cutting Up Men « Société pour l'élimination des hommes » SCUM.

Bien. Avec une telle inspiratrice, va-t-on vraiment mettre en doute l'idéologie progressiste que j'ai rapidement dépeinte plus haut ? C'est du délire ! Embarquez-la, qu'on la sédate, qu'on l'oublie. Circulez, il n'y a rien à penser de cela.

Sauf que. Sauf que #metoo. Et des millions d'individus qui disent ensemble leur souffrance à se trouver dans un système qui les heurte, qui les violente, qui rend leur existence impossible. Sauf que, des luttes antiracistes aux combats féministes, dans une intersectionnalité toujours en construction, il émerge des mouvements qui échappent à l'ordonnancement idéal d'un monde où tout serait régi par des lois efficaces.

Freud puis Lacan proposent (toutes mes excuses aux spécialistes, non seulement je résume à gros traits mais en plus avec des termes sans doute impropres car n'embarquant pas toute l'intertextualité psychanalytique qui les aura connotés) que ce qui se joue dans ces révoltes a à voir avec le plaisir qu'on éprouve à constater qu'on ne pourra jamais être tout-puissant et que chacun de nos actes s'inscrit dans cette tension entre un désir de jouir et une crainte d'en être foudroyé si on y accède, a à voir avec une concurrence par rapport aux autres qui y tendent aussi. La horde sauvage, son père assassiné et ses fils éternels rivaux dans la jouissance de leur culpabilité et de leur castration. Façon imaginaire libidinal pour Freud, symbolique langagière pour Lacan.

Assez peu convaincus de l'adéquation de ces représentations avec ce qui se passe aujourd'hui, la psychanalyste Silvia Lippi et le philosophe Patrice Maniglier proposent de revenir à l'inconscient, l'objet premier de la psychanalyse et de voir dans le discours de Valérie Solanas, certes un délire psychotique dangereux pour la société, mais un délire qui ouvre vers un ailleurs fécond. D'aller voir ailleurs que du côté de la loi du père.

Gardons cela en tête et pensons à autre chose. Ces « scènes d'hystérie collective » comme sont qualifiées (parfois, disqualifiées par là même, bien évidemment) ces manifestations, happenings, réunions où ça crie, ça hurle, où le sens échappe et où il est impossible de raisonner ces foutus bonnes femmes quand elles sont parties comme ça : dans la rue, sur une piste de danse. Ou encore dans un pensionnat, là, c'est Freud qui raconte, où, après qu'une jeune fille a connu un chagrin d'amour, c'est tout le dortoir qui se complait à sangloter à gros bouillons, même, surtout les pensionnaires qui ne connaissent que peu la belle éplorée, comme si ses larmes étaient contagieuses et qu'il fallait fissa venir remettre de l'ordre là-dedans avec un bon coup de trique de la loi à papa. C'est quoi ce bordel, vos gueules, les pisseuses ! On pense aussi aux épidémies de suicides chez les ados, aux phobies scolaires qui se propagent à la vitesse des flammes. Aux chants qui montent comme des vagues dans les cortèges où on se baigne dans l'énergie de dire ensemble sa colère et sa hargne. Tous ces phénomènes collectifs où quelque chose se passe entre ceux qu'ils affectent, comme s'ils partageaient ensemble un même symptôme, comme si, ce qu'ils vivaient dans ces scènes hallucinées de n'importe quoi lacrymal et pulsionnel se résolvait, trouvait une nouvelle forme à être justement par sa manifestation collective.

Nous y sommes. C'est là qu'est la sororité. C'est dans le débordement de ce qui échappe à la verticalité phallique que réside quelque chose d'intéressant. Silvia Lippi et Patrice Maniglier expliquent que la psychanalyse est ce qui permet d'approcher quelque chose de l'inconscient. L'inconscient conçu comme un bouillonnement pulsionnel d'un désir à être, qu'ils rapprochent du conatus spinoziste, j'y reviendrai.

La théorie psychanalytique freudienne postule un mécanisme de fantasme, de traumatisme puis de refoulement comme moyen de juguler l'énergie infinie de ce désir. Les angoisses suscitées par ces réaménagements constituant les symptômes pour lesquels nous souffrons et qui nous font pousser la porte des cabinets de psychanalyste. En cure, pour une structuration névrotique, on tente d'approcher, par l'analyse des rêves, des lapsus, des associations, quelque chose de ce qui se dit. On compte sur le jeu que ces nouveaux discours donneront et à la nouvelle manière dont on pourra alors vivre avec nos symptômes.

Jusqu'à présent, de Freud à Lacan, la clinique déployée pour que cette dynamique s'enclenche était centrée sur le rapport au père, à la loi. La constitution du sujet était envisagée dans une perspective où c'était cette confrontation à l'autre qui faisait les limites du sujet, lui permettait d'exister dans une acceptation toujours problématique d'une loi extérieure s'opposant à son désir.

La clinique de la sororité propose de partir plutôt de ces symptômes partagés, de cette énergie communicative de la horde des soeurs. Là, tout n'est qu'immanence, absence de verticalité sensée, tout est communion, contagion, délire. C'est dans le partage du symptôme éprouvé par toutes que peut se résoudre quelque chose. Nul besoin de considérer ce qui est dit comme devant faire sens, mais plutôt de le prendre comme « un dire », un discours dont la performativité tient dans son énonciation non dans l'univers auquel il se réfèrerait. Nul besoin de faire appel à la loi, il suffit de vivre la solidarité dans un éprouvé commun. Supporté par le groupe, le symptôme assurera alors sa fonction et permettra une circulation de cette énergie vitale inconsciente.

J'espère que je ne vous ai pas perdus. Parce que, c'est maintenant que commence vraiment la critique. Ce livre est enthousiasmant. Il est très bien fichu, écrit de manière pédagogique, vivante et souvent drôle. Il fait passer par des états de jubilation qui ont à voir avec nos propres symptômes (ah oui, comme tout semble se réduire si souvent à qui fera pipi le plus loin ! Alors que, bon, on le sait toutes, ils sont mignons avec leurs petits jets, mais l'essentiel est ailleurs ! Mais chut !). L'incrédulité accompagne aussi cette lecture. Quoi ? On va vraiment laisser émerger ce bouillonnement incontrôlable ? Vous êtes sûrs ? C'est en éprouvant ensemble la solidarité et la dépendance dans laquelle nous placent nos traumatismes qu'on pourra mieux vivre avec ?

Mais surtout, ce livre a des conséquences sur l'ordre du monde. Il est possible qu'il ne soit plus phallogocentré. Il est possible même que la sociabilité passe par un autre imaginaire que patriarcal. La jouissance peut ne pas être celle de la loi, sa présence, son absence, la place qu'on y trouve à n'y être pas tout dedans. Elle peut émaner du partage d'un éprouvé.

Dans l'Histoire telle qu'on l'a faite jusqu'ici, et Foucault le souligne brillamment dans son Histoire de la folie à l'âge classique, n'ont pu être intégrés que les événements clos, le cumulable, le partageable, le sensé. Il n'y a pas de place pour l'insignifiant dans le récit des hauts faits de l'humanité. L'Histoire ne comprend pas ce qui n'est pas structurant. Ou ce qui ne se rattache pas à une structure.

Les faits anthropologiques universaux tels qu'une mise au jour savante peut les conceptualiser ne savent pas faire avec l'immanence du délire. Et pourtant, ces forces inconscientes, ces désirs puissants, ce sont bien eux qui muent les hommes dans le cours du temps. Finalement, aurait-on une cartographie exacte des invariants anthropologiques structurant les sociétés qu'on aurait l'exhaustivité d'une structuration sensée. C'est-à-dire trois fois rien au regard des puissances inconnues bouillonnantes qui motivent, vaille que vaille, à la faveur des brèches et des fantasmes, des censures et des retours, une inscription de l'être dans le monde.

« L'histoire n'est pas un invariant englobant tout, elle aussi a des conditions, une émergence, des contraintes, bref, elle n'est pas tout. le destin de la psychanalyse est lié à celui de la folie. L'inconscient est cette part folle qui hante toutes les manières par lesquelles nous participons à l'histoire, c'est-à-dire à l'espace collectif des actions sensées. »

Est-ce que je suis en train de vous dire que Soeurs, pour une psychanalyse féministe est la réponse des bergères au pasteur Lahire et à ses Structures fondamentales des sociétés humaines ? et que cette réponse est plutôt un appel à faire avec les mystères de la bergerie plutôt qu'avec la peur du loup ? Tout à fait. Lahire a fait le tour de tout ce qu'il a vu mais il a oublié qu'il n'y avait pas que ça. P'tit rigolo, va !

Reste encore la question qui pourrait fâcher. Faut-il considérer cette psychanalyse féministe comme une clinique pour les femmes ? Faut-il vraiment exterminer tous les hommes, compter un nouveau monde sans eux ? Espérer faire advenir un fonctionnement sororal où le partage du symptôme initie la relation et le social, oui. Mais pour advenir, cette aspiration n'a pas à cliver ceux qui seraient femme et ceux qui seraient hommes au sens usuel de ces termes. La réalité psychique n'a pas de ces genres-là. « Une autre jouissance est pourtant possible, parce qu'un autre ordre social est possible, et même nécessaire, qui ne soit pas structuré par la domination masculine. La sororité n'est rien d'autre que cette autre modalité du désir et du lien social, rendue nécessaire par le grand soulèvement du féminisme qui, vague après vague, défait les uns après les autres tous les pans de l'ordre hétéropatriarcal. » « Masculin » et « féminin » posent les termes selon lesquels s'articulent les enjeux des deux conceptions possibles de la jouissance. Ils ne recouvrent pas une identité sexuelle ou genrée individuelle. Chacun, chacune peut se dire soeur, trouver en lui le traumatisme qui lui fait communier au même symptôme.

Et Spinoza, diront les plus attentifs (et les moins éreintés par cette longue critique) ? Tu nous avais dit que tu y reviendrais. A chaque fois que je trouve L'Ethique mentionnée dans un livre, je jubile. Que Silvia Lippi et Patrice Maniglier l'associent à une conception de l'être réconcilié avec lui-même en ce qu'il acquiesce à son propre désir ne pouvait donc que me plaire. Mais ce qu'ils en font ensuite me va beaucoup moins.

Le conatus est pour eux le désir pulsionnel. Ce qui nous meut. Soit. Ca me semble effectivement tout à fait pertinent. Mais, pour une raison qui m'échappe, Silvia Lippi et Patrice Maniglier relient aussitôt ce désir au traumatisme de sa puissance. Là où Freud et Lacan placent le trauma dans une relation au phallique, ils l'assignent (comme Freud disent-ils mais sans préciser où et comment), dès son irruption, à un éprouvé impossible à absorber. La puissance à être serait tellement impressionnante qu'elle ne pourrait être contenue par le moi lequel devrait s'en protéger par une force auto-répressive, une angoisse, un refoulement. Et là, ça ne me va plus du tout. D'une part parce que cette conception ne prend pas la peine de se situer dans le temps de la construction psychique et fait comme si la structuration du sujet était toute entière élaborée dès la première émotion ressentie (ou c'est moi qui n'ai pas compris, ce qui est toujours possible). D'autre part parce cette conception torpille ce qui fait le caractère miraculeusement exacte de l'Ethique : le fait que persévérer dans son être s'accompagne de joie. Alors non, le conatus n'est pas traumatique ! Et plutôt que de prendre cette piste qui lit si mal mon Spinoza chéri, pourquoi ne pas aller chercher le traumatisme initial du côté de la structuration première de la psyché et d'une dépendance aux autres êtres vivants qui fasse nécessairement apparaître un manque dans la contenance attendue. C'est le Moi-peau d'Anzieu qu'il faut convoquer ici !

A cette réserve près, mes biens chères soeurs, ce livre est un puissant outil pour penser et changer le monde que je ne peux que recommander à votre lecture attentive et curieuse.
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Citations et extraits (4) Ajouter une citation
[...] Le Scum Manifesto se distingue par là de la première vague féministe comme de la deuxième : il ne cherche pas l'émancipation des femmes, mais la suppression du monde dans lequel les femmes sont censées s'émanciper, la reconstruction du monde autour des femmes, dans une référence féminine.
Un tel projet ne peut certes être porté par les Filles à Papa, ni par les femmes-mecs, ni par les femmes phalliques, qui se battent pour, autour de, contre, tout-contre ce Phallus, ni par les femmes pas-toutes, enfermées dans la tour dorée de leur indifférence à l'égard du monde. Il ne peut être porté que par les femmes-femmes, les femmes SCUM, celles qui "ont tout vu" [...]
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Alors que nos traumatismes sont censés être ce qui nous isole, avec la sororité ils deviennent ce qui nous lie.
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On retrouve ici ce que nous disions à propos de l'affect : l'importance du fantasme est bien qu'il permet de retenir du traumatisme sa dimension affective.
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La folie n'est pas tant une qualité intrinsèque d'une personne que la propriété d'une situation relationnelle, qui peut d'ailleurs être passagère.
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Silvia Lippi et Patrice Maniglier vous présentent leur ouvrage "Soeurs : pour une psychanalyse féministe" aux éditions Seuil.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2917001/silvia-lippi-soeurs-pour-une-psychanalyse-feministe
Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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