Quand les nations refont l'histoire : L'invention des origines médiévales de l'Europe

L'histoire des peuples européens ne s'est pas arrêtée et ne s'arrêtera jamais. L'ethnogenèse concerne autant le présent et l'avenir que le passé. Malgré tous leurs efforts, les romantiques, les hommes politiques et les spécialistes de sciences sociales ne parviendront jamais à figer une fois pour toutes ce qu'il y a d'essentiel dans l'âme d'un peuple ou d'une nation. Rien ne peut garantir que les nations, les groupes ethniques et les communautés d'aujourd'hui ne disparaitront pas totalement un jour. Le passé a peut-être défini les paramètres dans le cadre desquels il est possible de construire l'avenir, mais le passé ne peut pas déterminer la réalité de cet avenir.

Seules les horreurs du XXe siècle ont créé l'illusion que les langues ou les différences ethniques pouvaient ou devraient être représentables sur une carte. Dans des États comme l'Espagne, la France et la Turquie, le refus de la diversité culturelle a entraîné la "disparition" des Basques, des Catalans, de Bretons, des Arméniens, des Kurdes et d'autres minorités dans les États-nations. L'Holocauste et la "purification ethnique" en Europe orientale après la Seconde Guerre mondiale ont entraîné le départ vers l'Ouest de milliers de germanophones installés en Europe orientale. Pour la première fois de leur histoire, des villes comme Dantzig, Königsberg, Riga, et Vilnius et les régions rurales environnantes ont eu des populations identiques. Cependant, certains signes indiquent que l'ancien modèle médiéval fondé sur la stratification culturelle et la diversité linguistique tend à réapparaître. C'est particulièrement évident dans les grandes villes européennes, qui sont habitées par une population caractérisée par une grand diversité linguistique et culturelle, en particulier aux deux extrémités de la société. Au sommet, les entreprises multinationales et les grandes institutions scientifiques ont adopté l'anglais comme langue principale, voire comme langue unique, sans se soucier des traditions locales. A l'extrémité opposée de l'échelle sociale, on assiste dans ces villes à un développement important des populations originaires de Turquie, d'Afrique du Nord, du sous-continent indien et d'autres parties de l'Asie. Ces immigrés parlent arabe, turc et d'autres langues très différentes de celles qui sont parlées par la bourgeoisie locale. Ces phénomènes, qui sont perçus comme des nouveautés effrayantes, constituent en fait un retour à un modèle très ancien de diversité ethnique. Une fois encore, l'Europe est en train de ressembler à ce qu'elle a été.
Après deux siècles de tentatives visant à établir une carte des différences ethniques fondée sur la linguistique, l'archéologie et l'histoire, nous sommes obligés de constater que ces projets ont échoué. La raison fondamentale de cet échec, c'est que les différences ethniques existent fondamentalement dans la représentation qu'on en a. Pourtant, le fait que les différences ethniques soient des représentations mentales ne les rend pas pour autant éphémères ; au contraire, elles n'en sont que plus réelles et plus puissantes. Produit de la volonté des hommes, ces différences résistent aux simples démonstrations rationnelles.

Les peuples de l'Europe sont une réalité en train de se former, un projet en cours : il faut qu'ils gardent éternellement ce statut.